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mardi 2 septembre 2014

Le crâne d’Ataï bientôt en pays kanak


 Galerie photo complète de la cérémonie icihttp://bit.ly/1pY8Z32 (VOICILEO)
Jeudi, la ministre des Outre-mer George Pau-Langevin remettra au Musée national d’histoire naturelle le crâne d’Ataï et celui de son sorcier à Bergé Kawa, grand chef du district de La Foa et descendant d’Ataï, en présence de membres du Sénat coutumier kanak.
Je ne suis pas historien ni spécialiste en telle ou telle matière, et ce sont les hasards de la vie qui m’ont fait découvrir les solidarités avec des communautés, des individus que je n’avais jamais rencontrés. Et c’est par les moyens de la littérature que j’essaie d’en rendre compte.
Si je puise loin dans les souvenirs d’ailleurs, la première image que je retrouve est celle d’une baleine échouée sur la place de la Concorde en 1953, et devant laquelle défilaient les enfants des écoles. Me reste son nom, Jonas. Puis quelques années plus tard, en 1958, l’école toujours, avec une visite au musée de l’Homme où était exposé le moulage de la Vénus hottentote, Saartjie Baartman, qui ne retrouvera son identité africaine, Sawtche, que bien des décennies plus tard, en revenant chez les siens, dans l’Afrique du Sud de Nelson Mandela, grâce notamment aux efforts déployés dans ces murs.

Dans le dictionnaire Quillet Flammarion que m’offre la mairie d’Aubervilliers, en 1963, pour me remercier d’avoir décroché le certificat d’études, cette définition à l’article «Nouvelle-Calédonie» : «Ile montagneuse du Pacifique. La plus grande de nos possessions d’Océanie. 16 117 km2, 62 300 habitants. Les indigènes sont des Mélanésiens, de race noire, maintenant civilisés.»
J’entrerai en contact avec cette «race noire, maintenant civilisée» au début de l’année 1986, après l’exécution, par un tireur d’élite de la gendarmerie nationale, d’Eloi Machoro un leader indépendantiste qui avait refusé la logique biaisée d’un référendum destiné à maintenir la domination sur le peuple kanak. L’île avait été le théâtre d’affrontements armés et de nombreux militants indépendantistes avaient été transférés dans les prisons de la métropole. J’étais devenu le parrain de l’un de ces prisonniers démunis qui découvraient la mère patrie depuis la fenêtre haute d’une cellule de Fresnes.
Ce n’est qu’en 1997 que j’effectuerai mon premier voyage aux antipodes, à la rencontre des usagers d’un projet de «cases-bibliothèques». Jean-François Corral, le nouveau directeur de la bibliothèque Bernheim de Nouméa s’était rendu compte, en prenant ses fonctions, que son équipement avait en charge la politique de la lecture pour tout le territoire mais qu’on ne s’adressait, depuis des décennies, qu’aux habitants du centre de Nouméa. Il avait donc organisé, plutôt bricolé, des dépôts de livres dans les endroits les plus improbables, dans les villages les plus reculés où j’étais chargé, pendant un mois, de rencontrer les lecteurs. C’est lors d’une de mes haltes, au nord de la Grande Terre, dans le village de Tendo, tout près de Tiendanite où repose Jean-Marie Tjibaou, qu’un vieil homme m’a parlé de cette centaine de Kanaks de Canala exposés comme des animaux au jardin d’Acclimatation lors de l’exposition coloniale de 1931, puis prêtés à la société allemande Hagenbeck pour être exhibés, hommes, femmes, enfants, derrière les grilles des zoos de la finissante République de Weimar.
Le livre Cannibale que je rédigeai sur cet épisode colonial fut publié en mai 1998 alors que l’on finissait de bâtir à Saint-Denis, ma ville natale, le Stade de France qui verrait deux mois plus tard un Kanak de Canala, Christian Karembeu, soulever la coupe du monde alors que son arrière-grand-père, Willy Karembeu, subissait les quolibets des jeteurs de cacahuètes et de bananes, 67 ans plus tôt, dans les enclos de Paris, de Cologne et d’ailleurs.
La fréquentation de l’histoire kanake réserve bien des surprises. A l’issue des affrontements des années 80, les négociateurs mélanésiens des accords de Nouméa ont ouvert la voie à un long processus d’émancipation du territoire. Dans ce texte, le mot «kanak» est écrit «K A N A K» et cette orthographe, ce palindrome, où passé et avenir sont en liaison permanente, s’impose au dictionnaire. On ne cherche plus Kanak à la lettre «C» mais à la lettre «K», pour rompre avec l’injure. Cette injure n’apparaissait pas que dans les éructations du capitaine Haddock, après les célèbres bachi-bouzouks, mais polluait les meilleurs esprits. Sait-on qu’après la déconvenue d’un de ses amis à l’Académie française, Marcel Proust avait créé une Académie canaque, C A N A Q U E, qui se réunissait dans un salon des boulevards et dont on pouvait devenir membre en réussissant la grimace la plus effrayante et la plus affreuse qui soi.

«Le jour où mes ignames iront manger votre bétail…»

Au contact d’amis calédoniens, kanaks et caldoches, j’ai également appris que l’un des ferments des révoltes des années 80 venait de loin. Au milieu des années 70, en effet, un groupe de jeunes kanaks avait fondé le groupe 1878 et s’était mobilisé à l’approche du centenaire de cette date alors oubliée. Ils avaient pleinement conscience qu’en privant un peuple de son histoire, on brouille, on embrouille, sa vision de l’avenir. Ils avaient alors fait resurgir la mémoire d’une insurrection menée par un chef charismatique, Ataï. Dès 1853, au nom de l’empereur Napoléon III, on avait commencé à appliquer une directive qui stipulait : «Considérant qu’il est de principe que lorsqu’une puissance maritime se rend souveraine d’une terre occupée par une nation non civilisée et possédée seulement par des tribus sauvages, cette prise de possession annule tous les contrats antérieurs faits par des particuliers avec les naturels de ce pays ; qu’en conséquence les chefs et les indigènes de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances n’ont jamais eu ni ne peuvent avoir le droit de disposer en tout ou en partie du sol occupé par eux en commun ou en propriété particulière.»
Cette politique de spoliation, d’accaparement des meilleures terres, des plaines, tendra à repousser les Kanaks vers les massifs montagneux. Il ne se passera pas une année sans que des révoltes, impitoyablement réprimées, n’éclatent. On emprisonne, on fusille, on guillotine. Bientôt, les Kanaks ne disposeront plus que de 10% de leur territoire. Les colons et la très puissante administration pénitentiaire étendront sans cesse leurs emprises. La population kanake, estimée à plus de 50 000 personnes tombera aux alentours de 30 000. A la veille de la Grande Guerre, ils seront moins de 20 000 soumis au Code de l’indigénat et dans lesquels on prélèvera plusieurs centaines de «volontaires obligatoires» pour le bataillon du Pacifique qui se fera tailler en pièces sur le chemin des Dames. Les noms des Kanaks sacrifiés entre Laon et Reims ne figurent que depuis moins de dix  ans près des patronymes caldoches sur le monument aux morts qui domine Nouméa.
En 1877 et 1878, un quart de siècle après la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie, la sécheresse frappe le territoire. Les colons laissent divaguer leurs troupeaux sur les terres encore aux mains des Kanaks, les ravages provoqués par ces incursions aggravent la disette. Un chef se dresse alors, Ataï, qui refuse de protéger ses champs de légumes avec cette apostrophe : «Le jour où mes taros, mes ignames iront manger votre bétail, je dresserai des clôtures autour de mes cultures.» Si le refus de monsieur Chêne, un colon du village de Dogny, de rendre à sa tribu une domestique constitue l’élément déclencheur de la grande insurrection de 1878, son sens profond réside dans la prise de conscience d’Ataï du caractère inéluctable de la dépossession terrienne, culturelle et mémorielle de son peuple. Le 19 juin 1878, le colon Chêne est tué ainsi que sa famille, sa ferme incendiée. Les tribus de Moindou, Moméa, Farino, Pocquereux, de la vallée de Thio se soulèvent, font allégeance à Ataï. Bientôt, Nouméa vit sous la menace. Des bateaux de guerre déplacent des troupes vers le nord. Le colonel Gally-Passebosc, admirateur de la méthode employée en Tasmanie par les Anglais et qui mène les opérations de répression, est tué par les guerriers d’Ataï dont l’aura grandit encore. Des communards sensibles aux promesses d’élargissement, acceptent de suppléer les troupes françaises. Une colonne commandée par Amouroux, secrétaire de la Commune, s’illustrera dans la chasse aux Kanaks. Des déportés kabyles, condamnés pour leur participation à la révolte des Mokrani de 1870, feront partie de ces forces supplétives. Ils ne seront pas payés en retour, il leur faudra attendre 1895 pour que se profile l’amnistie. Peu de contemporains entendront le comédien déporté Maxime Lisbonne qui déclarera : «Les Kanaks révoltés sont les communards de Nouvelle-Calédonie.» Il faut préciser qu’en 1871 il commandait les turcos de la Commune, et que son ordonnance, un Algérien noir du nom de Mohammed Ben Ali, sera fusillé par les Versaillais porte d’Issy.
Tous les moyens de la guerre sont employés pour réduire Ataï. Le lieutenant Servan offre une prime de 15 ou 20 francs par tête de Kanak scalpée, suivant l’importance du guerrier tué. Le gouverneur promet que les femmes des Kanaks révoltés seront livrées aux tribus ralliées à la France. Plusieurs d’entre elles se pendront pour échapper à l’esclavage.
Ses forces reconstituées, après l’alerte sur Nouméa, la France reçoit le renfort de tribus au premier rang desquelles celle des Canala dont un petit chef, Segou, attirera Ataï et sa garde rapprochée dans un guet-apens près d’Amboa le 1er septembre 1878. Sept têtes sont alors coupées et promenées sur les lances, celle d’Ataï, de son fils, de son médecin et de quatre autres guerriers.

«On a brûlé tous les villages…»

La disparition d’Ataï ne met pas fin aux troubles. Le gouverneur Olry écrira au ministre de la Marine et des Colonies en date du 28 septembre : «L’insurrection est générale. Nous devons nous estimer heureux de ne pas avoir eu tout ce monde-là à la fois sur les bras. A chaque rencontre, on en a tué quelques-uns, on n’en a jamais pris vivants. On a brûlé tous leurs villages, détruit toutes leurs cultures. Les femmes ont été données aux tribus alliées…»
Ce n’est qu’en juin 1879, un an après le début de l’insurrection, que l’état de siège est levé.
Pendant ce temps, le médecin de la marine du nom de Navarre achète la tête d’Ataï et celle d’Andja pour 200 francs et les emporte avec lui dans des bocaux emplis de solution de conservation. Navarre en fait don à la Société d’anthropologie de Paris. Son fondateur, Paul Broca, les présente aux membres de la société, le 25 octobre de la même année. Il fait exécuter un moulage de plâtre de la tête d’Ataï, avant de la décharner. Il découpe la boîte crânienne pour en extraire le cerveau. Puis, il fait graver à même l’os «Ataï, chef des Néo-calédoniens révoltés, tué en 1879» (la date, erronée, voisine le nom de Navarre, son «donateur»).
Le crâne est ensuite rangé dans une armoire parmi des centaines d’autres. En 1882, Théophile Chudzinski réalisera, dans l’ancien couvent des Cordeliers, une nouvelle étude détaillée des deux crânes au «regard de la science», prouvant selon ses termes la «nature» de la «race canaque». Le crâne d’Ataï sera ensuite conservé sur les étagères du musée Dupuytren, le musée parisien des «monstruosités».

«Il est allé chercher une photo de son grand-père…»

A plusieurs reprises, les Kanaks demanderont la restitution de ces restes humains, mais une fin de non-recevoir leur sera opposée, la trace des dépouilles s’étant perdue. Lors des négociations des accords de Nouméa, une recherche se soldera par un échec. En 2002, j’écrirai un roman le Retour d’Ataï dans lequel je mettrai en scène un Canala qui vient à Paris pour retrouver la tête du chef de l’insurrection de 1878 et effacer la trahison des siens.
Ce livre sera lu par Sébastien Minchin, directeur du musée anthropologique de Rouen, qui me contactera pour faire partie d’un comité constitué pour organiser la restitution d’une tête maorie tatouée, présente dans les réserves de son musée. Une première tentative échouera, le ministère de la Culture faisait appel au tribunal administratif pour s’opposer à la dispersion d’un patrimoine muséal. Un changement de locataire, rue de Valois, permettra qu’un ancêtre rejoigne les siens, en Nouvelle-Zélande. Lors de cette très émouvante cérémonie, je ferai la connaissance d’un alors étudiant en droit, Guillaume Fontanieu, présent aujourd’hui parmi nous, qui me confiera avoir vu le crâne d’Ataï dans les réserves du musée de l’Homme…
La semaine suivante, en avril 2011, j’obtenais un rendez-vous avec l’un des principaux responsables du service de conservation dans les locaux provisoires installés au Jardin des Plantes. Le crâne d’Ataï était bien là, parfaitement conservé, caché depuis des décennies dans le maquis impénétrable de la bureaucratie. Pour le retrouver il fallait certainement poser la bonne question : «Possédez-vous, non la tête mais le crâne du guerrier Ataï, acheté par Navarre en 1878, donné à Paul Broca en 1879, exposé à Dupuytren, puis mis en dépôt en 1950 au musée de l’Homme
Dès qu’il a été établi que nous étions bien en face du crâne d’Ataï, je me suis mis en rapport avec Jean-François Corral qui ne dirigeait plus la bibliothèque Bernheim de Nouméa mais travaillait à Koné aux côtés de Paul Néaoutyne, le président de la province Nord. Dans l’heure qui suivit, il se rapprochait du Sénat coutumier, une instance créée par les accords de Nouméa.
Voici le courrier qu’il m’a envoyé dans la nuit :
«Cher Didier
C’est chose faite, l’information a été donnée au grand chef Berger Kawa, descendant d’Ataï, je suis soulagé.
Je suis donc allé à Petit Coulis (Sarraméa) aux alentours de 20 heures ce vendredi en compagnie de Samuel Goromido, vice-président du Sénat coutumier et ami proche. Il m’a introduit auprès du grand chef. Ce dernier a commencé à me montrer deux cartes délimitant les terres des clans des environs et le lieu où vivait Ataï. Sur une des cartes apparaît un banian qui porte encore son nom : le banian d’Ataï. Un autre endroit s’appelle la "barrière d’Ataï". Puis il a raconté l’histoire d’Ataï en s’arrêtant à la tête coupée dans le formol. Après m’être présenté brièvement, j’ai poursuivi l’histoire de la tête d’Ataï d’après ce que tu m’as raconté. J’ai parlé de toi et dit que tu étais à la source de l’information.
J’ai précisé aussi que nous avions décidé de leur laisser la primeur de l’information, que nous n’avions pas informé la presse. Puis j’en suis arrivé au moment crucial : les photos. Sa femme et sa fille (ou petite-fille) se sont approchées. Un moment de silence palpable. J’ai senti les cœurs battre à tout rompre. Les trois photos sont apparues à l’écran. Le grand chef avait les yeux embués. Le moulage l’a visiblement beaucoup impressionné. Bouleversé même. Il s’est levé, il est allé chercher une photo de son grand-père. La ressemblance de certains traits est évidente. J’ai laissé tourner les trois photos en boucle. Ça a duré peut-être un quart d’heure. Ils ne se lassaient pas de les voir. On a admiré l’incroyable dentition d’Ataï. Longs moments de silence. On entendait que nos respirations. Le grand chef était à côté de moi et je sentais son émotion. Samy aussi. On est resté figés. On a attendu qu’il se remette.
Puis il a parlé du retour d’Ataï, le vrai, pas la fiction. On a parlé des tontons utérins qu’il va falloir identifier, car c’est à eux que reviennent les défunts.
Il a dit qu’il allait convoquer les membres du clan. Et qu’il fallait que, au-delà du clan, ce soit tous les clans et aires coutumières du pays qui participent à la cérémonie de la restitution. Il a même parlé des gens de Canala, dit qu’il fallait que ce retour rassemble même ceux qui jadis ont été les supplétifs de l’armée française. Unir et réconcilier. De belles paroles.
Il nous a remerciés de ne pas avoir ébruité la découverte dans la presse. Il a estimé que le calme était nécessaire pour préparer ce retour. Puis il nous a fait une coutume en retour. Il a dû dire mille fois merci. J’ai simplement dit que mon rôle s’arrêtait là, que désormais la suite leur appartenait. Et c’est bien comme ça.
Il y a eu beaucoup de sagesse dans ses propos et il se peut bien que cette découverte rassemble plus qu’elle ne divise. Je l’espère en tout cas
Il y a quelques mois, le Premier ministre a annoncé que les restes d’Ataï retourneraient en pays kanak à l’automne 2014. Un pays qui forge son destin en retrouvant son Histoire, un pays attachant et curieux, à 20 000 kilomètres d’ici où, sur les bâtiments officiels, flottent le drapeau de la Communauté européenne, le drapeau français et le drapeau de la Kanaky.
Didier DAENINCKX écrivain