Nos élus Provinciaux

vendredi 5 décembre 2014

Retour sur une page noire de l'Histoire de la Nouvelle-Calédonie

Benoît Tangopi, l'un des preneurs d'otages de Fayaoué,
à l'entrée du "Trou des guerriers", la grotte sacrée de la tribu de Gossanah.

Retour sur une page noire 
     de l'Histoire de la Nouvelle-Calédonie

C'était au printemps 1994. Au téléphone, un interlocuteur anonyme proposait de me remettre une série de documents concernant les événements qui s'étaient déroulés en avril-mai 1988 sur l'atoll d'Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie. Rendez-vous fut pris. Le jour dit, il était là, pile sous la grande horloge du hall de la gare de Lyon, à Paris. Un homme massif, engoncé dans un imperméable mastic à col relevé et portant chapeau mou, perruque et lunettes noires, une serviette en cuir à la main. Comme dans un mauvais polar.
Nous nous sommes attablés au sous-sol d'un café, désert à cette heure matinale. Il a extrait de sa serviette une poignée de procès-verbaux d'audition émanant de la Brigade de Recherche de gendarmerie de Nouméa. Et deux albums au format 21x29,7cm sous couverture blanche cartonnée contenant chacun une série de photographies réalisées les 5 et 6 mai 1988 par les officiers de police judiciaire (OPJ) venus de la Grande Terre.
Les premières photos, accompagnées de croquis et brièvement légendées, avaient été prises peu après la fin de l'«Opération Victor», sur les lieux mêmes où s'étaient affrontés les troupes d'élite de l'armée et de la gendarmerie et les militants indépendantistes, à proximité du «Trou des guerriers», la grotte sacrée de la tribu de Gossanah où étaient encore détenus vingt-trois otages.1 On y voit des corps, des armes, des étiquettes numérotées, comme sur ces scènes de crime que les séries télévisées nous ont rendu familières.

Le second album contenait l'ensemble des photos faites par les OPJ le lendemain des combats, dans le hall de l'aérodrome d'Ouloup, lors de l'autopsie «foraine» effectuée par deux médecins-légistes acheminés par hélico, les docteurs Jean Véran et Pierre Deconninck : des examens visuels, pratiqués à la chaîne2 sur les corps des dix-neuf indépendantistes morts pendant et après les assauts. Dix-neuf cadavres étendus à l'abri des regards extérieurs, derrière des baies vitrées passées à la peinture blanche. Photographiés en gros plans et en plans rapprochés. Des torses, des membres, des visages. Des brûlures et des plaies par balles. En tout, quatre-vingt neuf images assorties des observations des légistes. Difficiles à regarder. Impossibles à montrer. Vous ne verrez donc pas CE QUE J'AI VU. Sur ce point, il faudra me croire sur parole.
Ces documents inédits, il fallait d'abord en établir l'authenticité, même si elle ne faisait guère de doute. Ils semblaient tout droit sortis du dossier judiciaire. Ma première et démarche a donc consisté à rencontrer le chef de file des avocats des Kanak inculpés des homicides et de la prise d'otages de Fayaoué, Me Michel Tubiana, futur président de la Ligue des Droits de l'Homme, qui avait – non sans mal - eu accès au dossier.
Les faits, tous les faits survenus en avril-mai 1988 à Ouvéa étaient couverts par les lois d'amnistie adoptées en novembre 1988 et janvier 1990 sous le gouvernement de Michel Rocard. Aucune des pièces que je détenais n'était de nature à nuire à ses clients. Et cependant Me Tubiana a clairement fait savoir qu'il attaquerait en justice l'hebdomadaire qui m'employait si une seule des images tombées en ma possession devait être publiée ! Cette attitude a eu un effet dissuasif. Elle a stoppé net l'enquête que j'avais tout juste amorcée.

Des vérités qui dérangent

 Presque vingt ans après, je l'ai reprise là où je l'avais abandonnée. Parce qu'une fiction, L'Ordre et la Morale, le film de Mathieu Kassovitz sorti en salles en novembre 2011, a rallumé en Nouvelle-Calédonie des feux mal éteints et relancé la polémique. Sur les circonstances dans lesquelles vingt-cinq hommes3 ont trouvé la mort. Et sur le bien-fondé d'une action militaire inédite depuis la fin de la guerre d'Algérie : l'engagement de l'Armée sur une partie du territoire national afin d'y combattre des Français.
Il y a des vérités qui dérangent, qui ébranlent les convictions, bousculent les certitudes. Il est des mensonges qui rassurent, qui procurent un certain confort, intellectuel ou moral, qui mettent à l'abri du doute. J'ai entrepris de rechercher des vérités soigneusement dissimulées, de dissiper des doutes bien entretenus et de dénoncer des mensonges solidement établis.
En France, le droit de savoir et le droit à l'Histoire se heurtent à un mur. La Direction du Patrimoine, gardienne des archives judiciaires, et le Service historique des Armées, détenteur d'un fonds privé contenant certains éléments du dossier, ont tous deux rejeté mes demandes de consultation de leurs dossiers. Au nom de la Loi et en vertu du «respect de la vie privée» et du «Secret défense», deux obstacles quasiment infranchissables. LA vérité sur Ouvéa n'est donc pas pour demain. Mais, témoignage après témoignage et d'anecdote en confidence, je me suis efforcé de l'approcher.
JGG
-------------------------------------------------------------------------A suivre...
1. Quinze gendarmes mobiles des escadrons d'Antibes et de Villeneuve d'Ascq capturés le 22 avril à Fayaoué, le lieutenant d'Infanterie de Marine Patrick Destremau, fait prisonnier le 26 alors qu'il recherchait l'emplacement de leur lieu de détention, un magistrat venu en négociateur, Jean Bianconi, substitut du Procureur de la République de Nouméa, pris lui aussi en otage le 27  ainsi que cinq membres du Gign et un gendarme territorial mélanésien, Samy Ihage.
2. Une autopsie classique, complète, aurait exigé entre 1 heure et 2h 30 pour chaque corps examiné.
3. Quatre gendarmes tués à Fayaoué, deux militaires du 11ème Choc tombés le 5 mai lors du premier assaut donné à la grotte de Gossanah et dix-neuf indépendantistes morts pendant ou après les combats.

1. Le récit truqué du "massacre" de Fayaoué


 

Je suis consterné par cette sauvagerie, par la barbarie de ces hommes, si tant est qu'on puisse les qualifier ainsi, sans doute sous l'emprise de la drogue et de l'alcool .. Invité du Grand Jury RTL-Le Monde, Jacques Chirac ne fait pas dans la nuance. Nous sommes le vendredi 22 avril au soir. La nouvelle de l'attaque de la brigade de Fayaoué est parvenue en métropole vers 2 heures du matin heure de Paris et son bilan tragique – trois gendarmes tués, deux grièvement blessés et vingt-six autres pris en otages – a été connu aux petites heures de la nuit. Il aura fallu moins d'une journée au Premier ministre et à son gouvernement pour tordre le cou à la vérité et accréditer la thèse d'un massacre perpétré à l'arme blanche...
     Le premier tour de l'élection présidentielle aura lieu dans moins de 48 heures. Distancé dans les sondages qui le donnent pour battu au second tour, le Premier ministre dénonce avec virulence les «composantes extrémistes» du FLNKS1, tenues pour responsables de cet acte de «terrorisme». Mais sa philippique s'adresse d'abord au chef de l'Etat, François Mitterrand. L'heure n'est plus aux duels à fleurets mouchetés qui ont émaillé la période de cohabitation. Ce sont les socialistes et, au premier chef, le Président de la République sortant, qui se trouvent dans la ligne de mire du candidat Chirac. «Dans la période socialiste2 il y a eu (en Nouvelle-Calédonie), énumère-t-il  trente-deux morts, des centaines de blessés, des dizaines, des dizaines et des dizaines de femmes violées, des centaines de maisons, de fermes ou de biens attaqués, pillés.»




Elle ressurgit avec ponctualité tous les 22 avril, lors de la désormais rituelle cérémonie organisée en mémoire des gendarmes de Fayaoué.3. Elle se faufile à l'occasion dans les colonnes des journaux, comme en 2011 lors de la sortie du film de Mathieu Kassovitz. Et puis, de lien en lien, elle se répand, s'étale et s'enracine sur la Toile : sur les sites internet des journaux et des hebdos, sur les forums dédiés aux gendarmes d'active ou retraités et dans les commentaires des blogs courus par les
     Jacques Chirac a-t-il pesé le poids de ses mots? A-t-il mesuré leur impact auprès de tous ceux, gendarmes, soldats et officiers, à qui il va bientôt donner pour mission de libérer les otages et mettre hors d'état de nuire leurs ravisseurs ? Et pouvait-il imaginer que la rumeur qu'il avait contribué à nourrir en lui conférant un statut de vérité officielle, allait s'installer durablement dans les têtes et dans la légende calédonienne ? Car vingt-six ans plus tard, tel l'indestructible canard de Robert Lamoureux, la rumeur est toujours vivante...! «fana-mili», les amoureux de la chose militaire. 



Malgré les démentis4 et les multiples récits qui la contredisent, toujours elle rebondit ! Avec aplomb. En chose acquise. Indiscutable.




Des gros titres à faire frémir
La "Une" de Libération  
associe le premier tour 
de la présidentielle au drame 
de Fayaoué et au sort 
des otages français du Liban.

     «Mes parents m'ont raconté que les Kanak5 avaient coupé la tête des gendarmes», écrivait il y a peu une jeune Caldoche de 20 ans sur le forum d'un site internet calédonien. Un quart de siècle après le drame de Fayaoué, l'idée la plus répandue à propos de cet événement n'a pas varié. Les gendarmes ont bien été «découpés», «démembrés» voire «décapités» par «une bande de sauvages». Pour beaucoup de Français, les gendarmes Edmond Dujardin, Daniel Leroy, Jean Zawadzki et Georges Moulié ont été massacrés à coups de machettes, de haches et de couteaux. Ainsi que le relataient, le lendemain du drame, Les Nouvelles Calédoniennes6 et la plupart des quotidiens nationaux, sous des gros titres éloquents : «Massacre en Calédonie, trois gendarmes tués à l'arme blanche par des indépendantistes» (Le Figaro), «Trois gendarmes sauvagement assassinés à coups de machette à Ouvéa» (Le Parisien), «Massacre à Ouvéa, quatre gendarmes tués à la hache par un commando de Kanaks» (France-Soir). Même la presse «de gauche» donne alors le sentiment de partager l'effroi, la répulsion manifestés par le chef du gouvernement. «CALEDONIE TUERIE», titre LibérationEt si, comme à son habitude, Le Monde a opté pour la sobriété - «Trois gendarmes ont été tués par des indépendantistes canaques» - le dessin de Plantu dont il agrémente sa «Une» montre un Kanak sur le point d'abattre une lourde hache sur la nuque d'un gendarme, agenouillé le cou tendu au-dessus d'une urne électorale, avec derrière lui trois autres gendarmes qui attendent leur tour, et dans une bulle, cette formule lapidaire: «A voté !»

     La rumeur, née sur le Caillou sitôt les tués et les blessés débarqués à Nouméa, s'est propagée en seulement quelques heures. Pourquoi et comment, alors que le 22 avril en fin de matinée la réalité était connue de toutes les autorités du territoire et, à Paris, des principaux responsables politiques concernés ? Pourquoi la quasi-totalité des médias, journaux, radios et chaînes de télévision confondus, ont-ils adopté cette version des faits alors qu'à 3h 46 heure de Paris – compte tenu du décalage horaire, il était 12h 46, soit neuf heures de plus, à Nouméa – l'Agence France Presse (AFP) avait diffusé la bonne information : «Trois gendarmes ont été tués vendredi matin par balles en Nouvelle-Calédonie peu avant 9 heures locales, au cours de graves affrontements avec des militants indépendantistes présumés dans l'ile d'Ouvéa, une des îles Loyauté»?
     Selon l'AFP, l'information provient de la Direction générale de la Gendarmerie nationale (DGGN) à Paris. Elle sera confirmée de même source à 4h 24 : «Les trois gendarmes tués - deux gendarmes mobiles et un gendarme territorial - ont trouvé la mort au cours d'un échange de coups de feu dont les conditions sont encore indéterminées».

Info ou intox ?

     Peu après 8 heures, ce 22 avril, le service de presse de l'Elysée fait savoir que le Président a demandé à son Premier ministre de lui «rendre compte de la situation». A 9 heures précises, une cellule de crise se réunit à Matignon, à laquelle participent, outre Jacques Chirac, son ministre de la Défense, André Giraud, celui des DOM-TOM, Bernard Pons, celui de la Justice, Albin Chalandon, ainsi que le Directeur général de la Gendarmerie, le haut-magistrat Régis Mourier. La nuit tombe sur Nouméa où les victimes de Fayaoué ont été acheminées dans l'après-midi. La DGGN et Matignon ne peuvent plus ignorer la manière dont les gendarmes ont été tués ou blessés. Est-ce lors de cette réunion qu'a été élaborée la version revue et corrigée qui sera délivrée aux médias? Je n'ai pas obtenu de réponse à cette question. Mais...
     ... A 13h 56 heure de Paris une dépêche AFP de plus de 800 mots tombe sur les téléscripteurs. Elle rend largement compte d'un bilan officiel «publié à 13h 30 par la Direction générale de la gendarmerie». Cette fois, il n'est plus question de morts «par balles» : «Les trois gendarmes tués - deux gendarmes mobiles et un gendarme territorial - ont été massacrés à l'arme blanche». Telle sera désormais la vérité officielle sur le premier épisode sanglant du drame d'Ouvéa.
     C'est vrai : la plupart des hommes qui ont investi la gendarmerie de Fayaoué le 22 avril au matin (entre trente et soixante selon les estimations) étaient armés de couteaux, de sabres d'abattis et de tamiocs, ces haches légères à simple ou double tranchant dont les Mélanésiens se servent pour débrousser, pour défricher. Une poignée seulement disposait d'armes à feu. Il n'empêche : les trois gendarmes morts à Fayaoué ont bien été tués par balles ou par des tirs de chevrotines. Et jusqu'à preuve du contraire, la seule victime de blessures par usage d'arme blanche est un rescapé : le jeune lieutenant Jean Florentin, nommé quelques jours plus tôt à la tête des deux demi-pelotons de gendarmes mobiles venus renforcer la brigade en prévision des élections7 et de troubles éventuels.
     Le colonel Florentin8 n'évoque aujourd'hui qu'avec réticence les violences qu'il a subies et dont son visage porte aujourd'hui encore la trace. «L'un des Kanak m'a aspergé avec une bombe lacrymogène et je suis tombé à la renverse. Une fois à terre, j'ai réussi à extraire mon arme de son étui. Mon agresseur s'est aussitôt précipité sur moi. Pratiquement dans la même seconde, il a abattu sa hache - je revois encore le manche rouge du tamioc ! - et je lui ai tiré une balle dans la mâchoire, qui l'a expédié trois mètres en arrière.» Le coup de tamioc asséné au lieutenant au niveau de la tempe droite a occasionné une embarrure (une fracture de la boîte crânienne avec enfoncement de la partie fracturée). « Le crâne s’est effondré bord à bord et un fragment d'os a percé la dure-mère (la membrane rigide qui protège le cerveau). A un cheveu du cerveau»précise Jean Florentin. Au vu des résultats d'examens médicaux pratiqués à Nouméa, il pense que les assaillants qui se sont rués dans l'enceinte de la gendarmerie aussitôt après le coup de feu - «en rogne parce que j'avais utilisé mon arme» - lui ont arraché son pistolet en lui cassant le doigt, avande s'acharner sur lui. A coups de pieds et à l'arme blanche, couteau ou sabre d'abattis. «J'ai été atteint au creux du coude droit, ce qui a nécessité des points de suture, et au flanc gauche : une coupure superficielle qui n'a pas provoqué de dégâts. Au réveil, j'avais la sensation d’avoir les deux épaules brisées... Après cet accès de fureur, les Kanak pensaient que j'étais mort et m'ont recouvert d'une couverture.»
    La dépêche AFP de 13h 56 indiquait, sans le nommer, que Jean Florentin avait été «opéré pour de graves blessures à la tête et aux épaules, en particulier des fractures, faites à l'arme blanche, vraisemblablement par une hache, les médecins estimant que sa vie n'est plus en danger». Sur ce point, la DGGN disait vrai. Comme sur l'état de l'adjudant-chef Georges Moulié : «Le gendarme le plus gravement atteint a reçu plusieurs plombs dans la tête et le pronostic des médecins est très réservé jusqu'à dimanche».

Une vérité fabriquée de toutes pièces

     Pourquoi l'état-major parisien de la gendarmerie a-t-il ainsi varié dans ses déclarations à la presse? Etait-ce sur ordre de Matignon? «Nous avons bien évidemment cherché à comprendre, mais sans obtenir d'explication», se souvient Pierre Feuilly, principal auteur de la fameuse dépêche de 13h 56. Si la DGGN  était en mesure de préciser la nature des blessures de Jean Florentin et de Georges Moulié, ainsi que de celles des trois Kanak transférés avec eux à Nouméa, pouvait-elle ignorer les causes réelles de la mort d'Edmond Dujardin, Daniel Leroy et Jean Zawadzki ? La réponse est : «non» !
     Quelques heures seulement après le coup de force de Fayaoué, le lieutenant-colonel de gendarmerie Alain Picard, désigné pour diriger les opérations de recherche des militants indépendantistes et de leurs vingt-sept otages, débarque à l'aérodrome d'Ouloup, sur l'île d'Ouvéa. Il est accompagné du chef d'escadron Claude Damoy, commandant la compagnie de gendarmerie de Nouméa, et du lieutenant-colonel Jacques Le Lann, médecin-chef du Commandement des forces de gendarmerie de Nouvelle-Calédonie.
     A leur arrivée, trois des assaillants, blessés au cours de l'affrontement, sont assis à même le tarmac où ils reçoivent les soins du Dr Eric Degen, le jeune médecin du dispensaire de Fayaoué qui, avec son aide-infirmier, avait évacué les morts et les blessés alors que le commando indépendantiste occupait encore la gendarmerie. Comme le rapportera fidèlement la fameuse dépêche de 13h 56, l'un a été gravement blessé à l'abdomen (Léonard Faoutolo), un deuxième a été touché à la cuisse et au bras gauche (Aria Gnipate), et le troisième à la mâchoire (Augustin Poumely, l'agresseur du lieutenant Florentin).
     «Les deux gendarmes blessés, le lieutenant Florentin et l'adjudant-chef Moulié, sont allongés sur des civières dans un petit avion civil réquisitionné, raconte Alain Picard9. Ils sont inconscients.» Les deux hommes sont méconnaissables et le lieutenant-colonel, qui leur avait lui-même annoncé leur affectation à la gendarmerie d'Ouvéa peu de temps auparavant, ne parviendra pas à les identifier ! Les corps d'Edmond Dujardin, Daniel Leroy et Jean Zawadzki reposent dans un hélicoptère Puma tombé en rideau. Leurs dépouilles seront finalement évacuées vers la Grande Terre par avion Transall dans le courant de l'après-midi.
     Deux officiers de gendarmerie et deux médecins ont ainsi vu les morts et les blessés avant leur transfert à l'hôpital Gaston-Bourret, à Nouméa. Et aucun d'eux, à aucun moment, ne reprendra à son compte la version du massacre à l'arme blanche. 


«Une balle de chasse pour grand gibier»


     «Je ne comprends pas pourquoi on exprime encore des doutes sur les blessures constatées sur les gendarmes, s'étonne le Dr Degen, dans un courriel qu'il m'a adressé en mars 2012. J'ai pourtant décrit les lésions aux OPJ de la Brigade de recherche. Dans le cas d'Edmond Dujardin, écrit-il, le doute tient probablement au fait que sa main n'était plus reliée à l'avant-bras que par un fin lambeau de chair. Mais on m'a expliqué qu'on aurait utilisé une balle "dum dum", qui est capable de faire de tels dégâts. De toute façon, il est mort par une autre blessure par arme à feu, au thorax, très hémorragique. Je l'ai trouvé à plat ventre dans une mare de sang.»
     «Pour ce qui est de l'adjudant- chef Moulié, ajoute Eric Degen, il n'était pas mort mais dans le coma, avec une protrusion de matière cérébrale (le cerveau a été projeté vers l'avant) déclenchée par un tir de chevrotines à bout portant (…) Quant au lieutenant Florentin, il m'a impressionné. J'ai voulu m'occuper de lui en premier - voyant qu'il n'y avait plus rien à faire pour Dujardin - mais il m'a dit : "Ce n'est pas si grave, occupe-toi des autres camarades", alors qu'il avait un trauma crânien et une épaule fracassée par un coup de tamioc ! Il est le seul qui n'ait pas été blessé par balle.»
     Même son de cloche et même incompréhension chez le Dr Jacques Le Lann, dont j'ai recueilli le témoignage en juillet 2013. C'est lui qui, le 25 avril, après avoir officiellement procédé à un examen post mortem, a rédigé les certificats de cause de décès nécessaires à la délivrance des permis d'inhumer des trois premières victimes de tirs mortels. Selon ses constatations, le cadavre d'Edmond Dujardin présentait «une plaie thoracique par arme à feu, avec hémothorax massif (une perte de sang qu'il évalue à 3 litres), une plaie pulmonaire avec lésion des vaisseaux du hile gauche (le point d'entrée dans le poumon des artères et des vaisseaux lymphatiques) et une disjonction du carpe droit (les os du poignet ont été sectionnés)» et aujourd'hui comme hier, le Dr Le Lann est catégorique : «C'est une balle de chasse pour grand gibier» qui a occasionné cette blessure-là. 









     L'examen du corps de Daniel Leroy, 40 ans, a mis en évidence «un polycriblage par plombs de gros calibre, avec hémothorax, hémopéricarde  (un épanchement sanguin dans la membrane qui enveloppe le cœur) et plaie au cœur». Quant à Jean ZawadzkiJacques Le Lann a noté «un fracas osseux occipito-pariétal (une fracture à fragments multiples, située à l'arrière du crâne), avec plaie crânio-cérébrale»Dans ces trois cas, la qualification retenue par le médecin est identique : «Homicide volontaire par arme à feu»...

Ce que disent les rapports d'autopsie

     Ce n'est pas tout. Les rapports d'autopsie de deux médecins-légistes, les docteurs Jean-Pierre Deconinck et Jean Véran, désignés par le Parquet de Nouméa, viendront en effet confirmer les conclusions du lieutenant-colonel Le Lann. Sur le corps du gendarme Dujardin, ils ont eux aussi constaté un hémothorax massif et des plaies au niveau de la main droite, «qui doivent avoir pour origine une balle tirée par une arme à feu, qui en transfixiant la région carpo-métacarpienne (en traversant le poignet de part en parta créé deux dislocations». 

     La mort de Jean Zawadzki est attribuée à un « fracas osseux avec plaie cranio-cérébrale à localisation supérieure et quasi médiane en regard du vertex (le point le plus élevé du crâne)», provoquée par une arme de fort calibre
 


Daniel Leroy, enfin, a bien été tué par une volée de plombs. Son cadavre présente de «nombreuses plaies (une vingtaine au total) dont les caractéristiques font évoquer le diagnostic de lésions par arme à feu»concluent les deux légistes. Bref, les examens sont concordants.
 


Même si l'on a pu un temps supposer qu'Edmond Dujardin avait eu le poignet sectionné d'un coup de machette ou de tamioc, ces observations auraient dû permettre d'écarter rapidement et définitivement la version erronée fournie le 22 avril. Mais la position officielle n'en a pas  pour autant été rectifiée. Elle sera au contraire martelée par Jacques Chirac, le 25 avril en meeting à Marseille et le 27 à la télévision, ainsi que par Bernard Pons depuis la Nouvelle-Calédonie.


     Reste le cas de l'adjudant-chef Moulié. Evacué vers l'Australie par avion militaire le samedi 23 avril dans l'après-midi, Georges Moulié, 54 ans, marié et père de trois enfants, succombera le lendemain à l'Hôpital Royal Prince Alfred de Sydney. Dans des courriels publiés en 2010 par Alain Picard et sur divers forums, ses filles, Diana et Patricia, ont manifesté à de multiples reprises, et avec infiniment de dignité, leur volonté de savoir comment et de quoi leur père était mort.
      Pourquoi ces interrogations ? Le décès de Georges Moulié a été annoncé dans la soirée du 24 avril à Nouméa, par le Haut Commissariat de la République en Nouvelle-Calédonie, qui a fait état de blessures à la tête, «par trois plombs de chevrotine»


C'est ce que rapporte l'AFPC'est ce que mentionnent les journaux australiens. Et c'est ce qui figurerait dans un rapport d'autopsie attribué au 


docteur Jean-Pierre Deconinck.
 


Ce document vient contredire le rapport d'autopsie.
Mais l'auteur des constatations n'a pu examiner  
le corps de Georges Moulié aux dates indiquées...

Un document incontestable? 

Qu'importe! Le fils de l'adjudant-chef, lui, n'en démord pas : c'est bien une blessure par arme blanche qui a provoqué la mort de son père. Le 16 novembre 2011, invité par La Gazette de la Côte d'Or à commenter le film de Mathieu Kassovitz, L'Ordre et la Morale, Eric Moulié explique : «Un infirmier présent ce jour-là m’a raconté la scène dans le détail. Les Kanak ont frappé un gendarme à coup de tamioc. Mon père a couru vers l’armurerie, il a pris un coup de fusil non mortel derrière la tête, avant d’être achevé à coups de tamioc (…). On sait, assure-t-il, que plusieurs gendarmes ont été touchés par armes blanches».
     La parole d'Eric Moulié a du poids. Ancien «supergendarme» du Gign, il était du groupe qui, sous les ordres du capitaine Philippe Legorjus, s'apprêtait à embarquer pour la Nouvelle-Calédonie afin de participer à la libération des otages. Au tout dernier moment, informé de ce que son père figurait au nombre des blessés, Philippe Legorjus lui a demandé de rester en métropole et de se rendre auprès de sa mère. Comment ne pas le croire ?
     S'il est avéré que le gendarme infirmier de l'escadron de Villeneuve d'Ascq a tenté de porter secours à Georges Moulié, il semble qu'aucun des témoignages recueillis par la Brigade de recherche de gendarmerie de Nouméa ne fasse état d'un coup porté à l'arme blanche. Mais, à l'appui de sa thèse, Eric Moulié produit un document selon lui incontestable : une copie certifiée conforme d'un Extrait du Registre des constatations des blessures, infirmités et maladies survenues pendant le service. Une attestation destinée aux gendarmes et/ou à leurs familles, afin de faire valoir leurs droits. Sans valeur médico-légale.

Qui a fait quoi ?

     L'extrait en question mentionne, à la date du 22/04/1988 - alors que l'adjudant-chef est encore hospitalisé à Nouméa - les constations suivantes : «Blessure intracrânienne par arme à feu. Traumatisme crânien par arme blanche ayant entraîné la mort le 24/04/1988 A la rubrique «Documents et pièces établis par ailleurs et portant également constatation», il signale l'existence d'un Certificat de visite - un formulaire spécifique aux forces armées - en date du 26/04/1988... Soit deux jours après la mort de Georges Moulié dont la dépouille est déjà en route pour la France dans un cercueil plombé... 
     La procédure suivie en pareil cas par les autorités australiennes consiste à joindre un rapport médical précisant les soins reçus et les causes de la mort. Or, ici, rien de tel. Et pas de mention non plus du rapport d'autopsie attribuant le décès de Georges Moulié à un tir de chevrotine...
     Qui a établi ce rapport ? Qui a procédé aux constatations du 22 avril ? Qui a rempli le certificat de visite du 26 ? Signé le 15 juin 1988 à Marseille par le général Iban, commandant la Légion de gendarmerie Provence-Alpes Côte d'Azur, le document reproduit par La Gazette de la Côte d'Or comporte le nom de l'auteur des constatations, le Dr Emery, médecin-chef de la Légion PACA. Mais le docteur Le Lann, dont dépendaient alors les médecins détachés sur le Caillou, est catégorique : le Dr Emery n'en faisait pas partie ! Alors, où et par qui a été élaboré ce document venu contredire les conclusions des examens médico-légaux ?

«Il y a eu une falsification volontaire»

     Joint par téléphone, Eric Moulié raconte comment, durant près de deux jours, il est resté en contact avec les médecins australien depuis les locaux de l'escadron d'Antibes, l'unité à laquelle appartenait l'adjudant-chef : «Je ne parle pas anglais et j'ai fait appel à un ami gendarme qui m'a traduit les propos des médecins. Ceux-ci nous ont rendu compte de son état presque heure par heure, alors qu'il se trouvait sur la table d'opération. Il fallait découper la calotte crânienne pour tenter d'extraire les trois plombs logés dans le cerveau et ils ont finalement renoncé à opérer. Il était dans le coma, puis il est décédé après plusieurs heures passées en état de mort clinique. Et en tous cas, ajoute-t-il, je suis à peu près sûr qu'ils ont aussi parlé de blessure par arme blanche.» Il assure enfin qu'il à aucun moment il ne lui a été proposé de s'entretenir avec un médecin français. Alors même qu'en cas d'Evasan (évacuation sanitaire) un médecin accompagnateur fait systématiquement partie du voyage.
    «Sauf celui de mon père qui n’a pas pu être modifié, il y a eu une falsification volontaire des documents pour cacher la barbarie de l’assaut!», accuse Eric Moulié. 
 Et si c'était précisément l'inverse ? Si l'on avait, par le biais de ce certificat, tenté de conforter la thèse de la barbarie ? A ce stade, l'unique moyen de trancher la question consisterait à produire le rapport évoqué par le Haut- Commissariat. Le médecin-légiste y ferait état de «plaies crânio-cérébrales avec projectiles inclus» et attribuerait bien le décès de l'adjudant-chef aux blessures occasionnées par ces «trois plombs de chevrotine». Ce qui viendrait corroborer les toutes premières informations fournies dès le 22 avril par la DGGN. 
Le conditionnel reste cependant de rigueur. Par ses silences obstinés, son refus absolu d'infirmer ou confirmer, Jean-Pierre Deconinck, élevé au rang de médecin-général de réserve, laisse subsister un doute vieux de plus de vingt-cinq ans. Au seul bénéfice de ceux qui continuent de véhiculer la rumeur ou qui, dans le passé, s'en sont emparé à des fins politiques...
. Le Front de Libération nationale kanak socialiste, dont la tendance "dure" est représentée par le FULK (Front uni de Libération kanak) et le Palika (Parti de Libération kanak). 

3. A l'initiative du Comité du 22 Avril, créé à Villeneuve d'Ascq (Nord) en mémoire des gendarmes tués à Ouvéa. Cette association et son discours, très "marqués" à droite, ont évolué au fil des années, sous l'influence notamment des proches des victimes. Elle défend aujourd'hui les droits des gendarmes et militaires morts en service et de leurs familles. Elle prône l'apaisement et a été partie prenante des cérémonies de réconciliation qui se sont tenues en Nouvelle-Calédonie à l'occasion des vingtième et vingt-cinquième anniversaires des événements de 1988.
4. Ceux, en particulier, de Jean-Paul Lacroix, le chef de poste de la brigade de Fayaoué, désarmé et pris en otage le 22 avril. Sous le pseudonyme de Bulldog, cet homme scrupuleux a tenté de rectifier les faits sur les principaux sites dédiés à la gendarmerie. Puis dans un livre publié en auto-édition: "OUVEA 97 ne répond plus".
5. Le terme s'est substitué à celui de Canaque, employé par les colonisateurs et avec un sens péjoratif. Kanak est un mot invariable.
6. Journal du groupe Hersant. Très proche du RCPR (Rassemblement calédonien pour la République) du député chiraquien Jacques Lafleur, futur signataire des accords de Matignon, avec Jean-Marie Tjibaou.
7. Le gouvernement a choisi de coupler élection présidentielle et élections régionales. Le FLNKS a lancé un appel au boycott et organisé des actions de protestation. 
8. Jean Florentin, promu en 2009 au grade de colonel, était en 2013 chef d'état-major au sein de la Région de gendarmerie de Champagne-Ardenne.
9. Lieutenant-colonel en 1988 et aujourd'hui général de réserve, auteur de : "OUVEA Quelle vérité ," aux Editions LMB.


    2. Touche pas à la femme blanche !
    «Les gendarmes de Fayaoué ont été tués devant leurs femmes et leurs enfants.» «Les épouses ont été violées sous les yeux de leurs hommes...» Deux variantes - parmi beaucoup d'autres - d'une même vision fantasmée, hallucinée, de l'événement, et qui montrent que la mécanique infernale enclenchée par Jacques Chirac et Bernard Pons continue en 2014 de générer ou de reproduire des énormités, des monstruosités. Comme si quatre meurtres et une prise d'otages ne suffisaient pas, comme si l'horreur devait être portée à son comble afin de mieux souligner l'indignité de leurs auteurs : des «sauvages» qui ne reculent devant rien...
    La vox populi se trompe et la vérité tient ici en quelques mots. Aucun enfant ne se trouvait dans les locaux de la gendarmerie lors de l'attaque. Aucune femme n'a été violée. Et les maisons des gendarmes n'ont pas été «pillées et saccagées».
     
    Extrait du procès-verbal d'audition de Josie Dreyer, épouse du chef de poste, Jean-Paul Lacroix.


    Trois témoignages clés
    Le lendemain du drame, à 8h 15, Josie Lacroix, 35 ans, l'épouse du chef de poste de Fayaoué, est entendue par les gendarmes Patrick Guérin et Philippe Serrier, officiers de police judiciaire (OPJ) à la Brigade de recherche de Nouméa. Et voici ce qui figure sur son PV d'audition  (pièce N°28 du dossier d'instruction) : «A 7h 15 j'ai conduit conduit mon fils Fabien (6 ans) à l'école primaire située en face de la brigade. A mon retour à la maison, quelques minutes après, mon époux était parti au travail. Il était en tenue. Vers 7h 45, alors que Laurence (Grezlak), une amie professeur de musique qui avait passé la nuit chez moi, me disait au revoir, nous avons entendu courir. Nous avons regardé par la fenêtre de la cuisine et vu un gendarme mobile courir en direction de son campement (…) A mon avis, il devait aller donner l'alerte car, simultanément, nous avons vu un groupe de dix à quinze Mélanésiens qui passait le portail d'entrée. Ils se sont divisés et alors que je tentais de refermer ma porte, cinq ou six individus ont réussi à pénétrer dans mon domicile. Avec mon amie, nous avons essayé de parlementer. Ils nous ont aussitôt fait taire et fait asseoir au salon».
    Une longue attente
     Josie Lacroix esquisse ensuite une description de quatre de ses agresseurs dont, précise-t-elle, «certains étaient armés de couteaux et de machettes». «Un n'était pas armé. Un autre est sorti de la cuisine après y avoir dérobé un petit couteau de cuisine et un torchon à carreaux rouges et blancs, qu'il portait sur la tête.» «Alors que nous étions gardées (…) nous avons entendu des coups de feu (…) Il me semble qu'il y a eu deux séries de coups de feu. Les premiers étaient des tirs de carabine ou de fusil. Ensuite, il y a eu des rafales. Par la suite, vers 8h30, nous avons vu arriver Mme Dujardin. Elle était affolée et nous a tout de suite dit avoir reconnu son mari allongé sur le sol et recouvert en partie d'une couverture. Nous avons essayé de la réconforter et, peu de temps après, par deux fois, l'ambulance est venue à la brigade
    «Nous sommes restées environ une heure dans le salon, raconte l'épouse de Jean-Paul Lacroix. Pendant ce temps, deux Mélanésiens d'une vingtaine d'années sont entrés dans la pièce. Ils étaient vêtus d'imperméables kaki des mobiles et portaient sur eux des armes que je suppose être des pistolets-mitrailleurs (…) Ensuite, il y a eu des mouvements de camions puis deux Mélanésiens sont venus nous chercher et nous ont dit que nous pouvions partir avec la directrice de l'école, qui se trouvait à l'entrée de la cuisine. Lorsque nous y sommes allées, tous les Mélanésiens étaient partis.»
    «J'ai entendu mon mari crier :  Au secours !»
     Le 23 avril toujours, à 10h 15, les deux mêmes OPJ procèdent à l'audition de Laurence Dujardin, 29 ans. Qui leur déclare ceci : «Mon mari a pris son poste de planton à 7 heures. Comme il ne sort pas du bureau, il était vêtu d'un short blanc et d'une chemisette mauve. Vers 7h 15, j'ai emmené mon fils (Charles, 7 ans) à l'école catholique Saint-Michel, distante de 800 mètres environ de la brigade. J'étais de retour chez moi cinq minutes après. Vers 7h 45, alors que je me trouvais dans la cuisine, mon mari est venu en courant et m'a dit de me cacher car la brigade était attaquée. J'ai tout de suite placé la table de la cuisine contre la porte et je me suis accroupie. J'entendais déjà des coups de feu dans la cour et j'ai entendu mon mari crier dans le hall: «Oh! Les salauds!» Il devait être touché par un tir d'arme à feu. Je l'ai vu s'enfuir par la fenêtre et il criait : «Au secours!» Puis il a disparu.»
    PV d'audition de Laurence Dujardin
    Aux gendarmes de Nouméa, Laurence Dujardin précise avoir vu depuis la cuisine où elle s'était enfermée «une bonne vingtaine de Mélanésiens» fouiller les tentes des mobiles et d'autres franchir le mur d'enceinte de la brigade. «Je suis restée environ 30 minutes dans la cuisine (…) Il y avait toujours des tirs à l'extérieur (…) Après ce laps de temps, j'ai entendu fouiller dans la maison et quelqu'un a essayé d'ouvrir la porte de la cuisine. J'ai dit : «Ne tirez pas, je vais sortir». J'ai donc ouvert. J'ai vu un Mélanésien derrière la porte, puis un autre qui se trouvait sur le palier. Ils étaient tous les deux masqués d'un foulard sur le nez et d'un fichu sur la tête (…). Celui qui m'a fait sortir de la cuisine était armé d'une carabine sans lunette qui pouvait être celle de mon mari – mon mari était chasseur et avait deux carabines dont une avec lunette, entreposées dans une chambre inoccupée de la maison.»
    Lorsque Laurence Dujardin sort de chez elle pour être conduite au domicile des Lacroix, elle aperçoit, «sur la gauche, à environ 5 mètres», son mari allongé sur le sol. «Il était recouvert, et je l'ai reconnu à la manche de sa chemin. Les mobiles étaient prisonniers, les mains sur la tête. Ils étaient à genoux
    «Nous n'avons été ni frappées, ni menacées»
    Laurence Grezlak, 26 ans, est professeur de musique. Elle vit à Nouméa mais, deux jours par semaine, elle vient sur l'île donner des cours à la mission de Fayaoué. Patrick Guérin et Philippe Serrier l'ont questionnée un peu plus tard, en début d'après-midi (son PV d'audition constitue la pièce n°34). Son témoignage recoupe, à de rares détails près, ceux des deux femmes de gendarmes. Mais, surtout, il fournit aux enquêteurs quelques précisions de nature à faire progresser l'enquête. L'enseignante décrit avec soin quatre des Mélanésiens qui ont investi le logement des Lacroix. Mais elle n'a pas le souvenir d'autres armes qu'une machette et un couteau de cuisine. Parmi ses «gardiens», deux ne lui sont pas inconnus. Un de ses anciens élèves, «renvoyé du collège en cours d'année», en 1986 (…) Et un autre jeune, «aux cheveux blonds décolorés» (...)
    Après que Mme Dujardin ait été conduite chez les Lacroix, et alors que le commando a vidé l'armurerie - deux autres Mélanésiens ont rejoint le groupe qui les séquestrait : «Ils étaient vêtus de pantalons de treillis et avaient le visage masqué. En outre, ils étaient armés d'un pistolet-mitrailleur chacun et l'un avait, me semble-t-il, un appareil radio genre TRPP 11».
    En toute fin d'audition, Laurence Grezlak ajoutera cette ultime précision :«A aucun moment nous n'avons été menacées ou frappées par les Mélanésiens.» Et lors de notre premier entretien, vingt-cinq ans après les faits, Jean-Paul Lacroix mentionnera ce minuscule détail :«Ils ont même demandé à ma femme la permission de faire chauffer de l'eau pour préparer du thé».
    Tout est bon pour noircir le tableau
     Il y a les affabulations grossières, d'autant plus convaincantes que façonnées à l'emporte-pièce. Et il y a les mensonges accessoires, qui sont autant de touches destinées à noircir le tableau. A deux reprises, sur RTL puis lors de son face-à-face télévisé avec François Mitterrand, Jacques Chirac a ainsi évoqué, en les mettant sur le compte des gouvernements socialistes qui l'ont précédé, les morts, les maisons incendiées et les femmes violées par dizaines. En omettant de préciser que les trente-deux morts recensés appartenaient aux deux camps. Celui des «loyalistes» - hostiles à l'indépendance - et des forces de l'ordre affectées à leur protection (les gendarmes Morice et Galardon, tués à Koindé en 1983 , le gendarme Comte, tombé à Bourail en 1984, et le major Leconte, mort à Pouébo en 1985)1. Et celui des «indépendantistes», parmi lesquels deux dirigeants de l'Union calédonienne, Pierre Declercq, assassiné en 1981, et Eloi Machoro, «éliminé» à Thio en janvier 1985 par un tireur d'élite du Gign, ainsi que Daniel Nonnaro, et dix Kanak de la tribu de Tiendanite, dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou, abattus en 1984 à Hienghène dans une embuscade tendue par des militants du RCPR2 qui seront acquittés en 1987.3 En oubliant de dire qu'incendier la case d'un adversaire politique relève d'un mode de règlement de comptes qui restera longtemps encore en vigueur. Et en feignant d'ignorer que les viols n'avaient pas cessé avec l'arrivée de la droite au pouvoir.
    Drogue, whisky, etc.
      Dans «Enquête sur Ouvéa», le dossier d'information publié à l'été 1989 par la Ligue des Droits de l'Homme, les auteurs contestent fortement la réalité «des dizaines, des dizaines et des dizaines de viols», en s'appuyant sur un article du Monde selon qui «ces accusations n'ont à ce jour trouvé aucune confirmation». Le quotidien écrivait le 9 mai 1988 que «les rapports de gendarmerie n'avaient signalé aucun viol» durant la période de troubles de l'hiver 1984-1985, et «qu'aucune plainte n'avait jamais été déposée non plus auprès de la Justice».
    Le «politiquement correct» voudrait que l'on s'en tienne là. Mais, s'il est clair que les paroles de Jacques Chirac n'ont eu pour but - et il a été atteint ! - que d'assimiler tous les preneurs d'otages de Fayaoué aux assassins et aux violeurs, cela ne justifie pas que l'on nie une réalité qui continue aujourd'hui encore d'empoisonner la société calédonienne. En 1991, au congrès de Koïndé, le FLNKSL s'est saisi de la question. Et l'année suivante, Marie-Claude Tjibaou, la veuve du leader assassiné un an après les événements d'Ouvéa, créait l'association SOS Violences sexuelles qui allait inciter les femmes à porter plainte. Jusqu'alors, les actions en Justice étaient en effet rarissimes4, les affaires de viol étant par tradition portées devant les conseils des Anciens et réglées de manière coutumière, la sanction infligée aux coupables se limitant le plus souvent à une bastonnade administrée en public. 

     Au rayon des mensonges accessoires, il y a d'abord l'insinuation selon laquelle les assaillants étaient «sans doute sous l'emprise de la drogue et de l'alcool». Le Premier ministre de l'époque procède par suggestion. C'est vrai : l'alcool et la drogue sont deux fléaux endémiques en Nouvelle-Calédonie. Interdit à la vente aux Kanak jusqu'au début des années 1970, l'alcool a vu sa consommation progresser de façon inquiétante; quant au cannabis, «les plantations sont nombreuses dans les tribus», explique le Dr Caillon sur le blog «Médecin de brousse en Kanaky»5 Mais, que ce soit lors des auditions ou dans les témoignages spontanés recueillis altérieurement, rien n'est venu étayer le soupçon formulé à l'encontre des hommes mis en cause dans l'affaire de Fayaoué. Jean-Paul Lacroix, le chef de poste, écrit tout le contraire et explique qu'il préférait de beaucoup traiter avec les gens du FLNKS plutôt qu'avec certains notables locaux un peu trop portés sur «la bouteille carrée» (appellation locale du whisky). Et le substitut Bianconi, au fait de la société calédonienne et qui passera huit jours au contact des ravisseurs, est tout aussi catégorique : «On ne peut pas les accuser de ça !»
    Des guérilleros formés en Libye?
     Même procédé, même intention : le duo constitué par Jacques Chirac et son ministre des DOM-TOM, Bernard Pons, tente d'accréditer l'hypothèse d'une «aide extérieure», d'une intervention étrangère, en l'occurrence celle de la Libye du colonel Khadafi. Et cela marche! En Nouvelle-Calédonie, où la rumeur affirme que les preneurs d'otages avaient tous en poche le petit Livre vert de Khadafi appelant au soulèvement des peuples opprimés. Mais aussi en métropole où elle sera relayée, entre autres, par le journaliste Gilbert Picard, dans son livre, «L'affaire d'Ouvéa».6. «C'est en Libye que tout a commencé. A Tripoli. Dans le bureau de Mohamar el-Kadhafi. », assure l'auteur, dont le récit doit beaucoup à sa proximité avec les services spéciaux.
     Il est avéré, et le FLNKS l'a officiellement admis, qu'un groupe de dix-sept militants avait passé trois semaines à Tripoli en 1987. «Pour un stage intensif de formation à la guérilla», selon Gilbert Picard. Pour un stage «de formation idéologique», dixit les indépendantistes. Un unique exemplaire du Livre vert a été saisi dans une case de Gossanah. Et un seul des dix-sept stagiaires figurait au nombre des occupants de la grotte des Anciens, Martin Haïwé, tué le 5 mai d'une balle dans le dos, alors qu'aux dires de certains de ses compagnons, il tentait de fuir la zone des combats.
     Jamais la théorie du complot libyen ne sera démontrée. Mais elle aura permis d'accoler sur l'étiquette la mention «terroristes» à celle de «sauvages». Ce qui justifiera le recours aux grands moyens...

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    1. Trois autres gendarmes trouveront la mort en 1987 à Koné, en Nouvelle-Calédonie, sous un gouvernement de droite : le gendarme Maréchal, le 28 avril, et, en septembre, l'adjudant Berne et le gendarme Robert. 2. Le Rassemblement calédonien pour la République, émanation du RPR. 3 Aucun Kanak ne figurait au sein du jury. 4. Dans un article intitulé «Quand les filles ne se taisent plus», publié dans la Revue d'ethnologie Terrain, Christine Salomon , chercheuse à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). écrit : «Depuis 1982 les dénonciations se sont multipliées et maintenant les affaires de viol occupent régulièrement 80% des rôles d’Assises du territoire (…) De ce fait, les crimes sexuels sont devenus la première cause de comparution des Kanak devant la Cour d’Assises».  http://terrain.revues.org/1573 ; DOI : 10.4000/terrain.1573 5. jpcaillon.canalblog.com 6. Gilbert Picard : L'Affaire d'Ouvéa, Editions du Rocher, 1988.


    Photo extraite du film de Mathieu Kassovitz. Au centre, massue

    en main: le chef du commando indépendantiste, Alphonse Dianou.

    Trois témoignages pour un drame en trois actes

    1. Le récit du chef de poste

    Le premier est un ancien sous-officier de gendarmerie qui, vingt-cinq ans après, se pose encore la question de sa propre responsabilité dans le drame d'Ouvéa. Le deuxième exerce toujours la médecine en Nouvelle-Calédonie et, le 22 avril 1988, n'avait pas hésité à se porter au secours des blessés à l'intérieur de la brigade de Fayaoué occupée par les indépendantistes. Le troisième est enseignant et faisait partie des militants kanak chargés d'investir les lieux. Indépendantiste modéré, partisan du «vivre ensemble», en mai 2013, accompagné par une équipe de la chaîne Nouvelle-Calédonie 1ère, il est retourné pour la première fois à la gendarmerie où il s'est recueilli devant la stèle érigée en mémoire des six gendarmes et soldats morts à Ouvéa. C'est à ces trois hommes, à la fois acteurs et témoins, que j'ai choisi d'emprunter les éléments de ces récits croisés.


    Le 22 avril 1988, le maréchal des logis-chef Jean-Paul Lacroix assurait le commandement de la Brigade de Fayaoué. Il a attendu 2012 pour livrer sa propre version des faits. Dans un modeste ouvrage édité à compte d'auteur1. Avec ses mots à lui. Sans forfanterie. Sans enjolivures.
    Il est 7h 45. Le chef de poste s'apprête à partir en patrouille et porte son arme de dotation, un pistolet automatique MAC 50. Devant les bureaux, il aperçoit Chanel Kapoeri et deux autres Mélanésiens qu'il ne connaît pas (Augustin Poumely et Célestin Wégue). Chanel est conseiller FLNKS et vice-président du conseil régional des Iles Loyauté. La veille, dans le courant de l'après-midi, Jean-Paul Lacroix l'a croisé à proximité de la brigade en compagnie de son frère Robert. Les deux hommes s'apprécient. Ils se tutoient et s'appellent par leurs prénoms, comme c'est la règle sur l'archipel. Ils ont échangé quelques mots parfaitement anodins :
    - «Salut Chanel, tu vas bien ? Tu veux me voir ?
    - Salut Jean-Paul. Non, je cherche Samy.
    - Reviens demain matin, tu seras sûr de le trouver...»

    Le prétexte d'une commande de langoustes...
    Originaire de l'Ile de Lifou, Samy Ihage appartient au cadre d'Outre-mer. C'est l'un des trois hommes qui, avec Jean-Paul Lacroix et le gendarme Edmond Dujardin, composent l'effectif habituel de la brigade. Chanel souhaite s'entretenir avec lui au sujet d'une commande de langoustes. En attendant, il s'applique à peler une pomme avec un couteau et, sur le ton de la plaisanterie, il propose au chef Lacroix d'échanger son fruit contre son arme de service. «Je lui dis : «Pourquoi pas. D'ailleurs elle n'est pas à moi.», et je fais mine de la lui donner», raconte Jean-Paul Lacroix. «La conversation s'arrête là et j'entre dans le bureau planton sans prêter plus d'attention au groupe qui n'est pas là pour moi. D'ailleurs, Samy sort à cet instant de son logement, situé tout à côté

    Armes blanches et bombes lacrymogènes
    Le bureau d'accueil de la gendarmerie mesure à peine 12m2. En plus d'Edmond Dujardin, qui assure la permanence, il y a là le lieutenant Jean Florentin et deux «moblots», les gendarmes mobiles Alengrin et Guichard, mis à disposition de la brigade le temps de leur quatre mois de séjour en Nouvelle-Calédonie. Avant même d'avoir eu le temps de saluer tout le monde, Jean-Paul Lacroix réalise soudain que Chanel et ses compagnons lui ont emboîté le pas. Tout va très vite. «Chanel a toujours son couteau à la main et le met sur mon ventre en disant : «Bouge pas ou je te tue !» Les trois «visiteurs», rejoints par un quatrième homme, Casimir Bolo, disposent d'armes blanches et de bombes de gaz lacrymogène dissimulées dans leurs vêtements. C'est la bousculade. «J'essaye de sortir mon arme. Un deuxième agresseur m'agrippe et me met un couteau sur la gorge. Samy tente de ceinturer Chanel en lui criant d'arrêter. Dans la bagarre, nous nous retrouvons tous à l'extérieur. Je tombe à terre sans pouvoir extraire mon arme et les agresseurs réussissent à s'en emparer.» Le lieutenant Florentin, lui, est parvenu à dégainer et a ouvert le feu sur Augustin Poumely qui lui assène un coup de tamioc dont il réchappera de justesse. «Trente secondes à l'intérieur, trente secondes à l'extérieur : le tout n'a pas duré plus d'une minute !», commente Jean Florentin.
    Au coup de feu, les groupes indépendantistes qui avaient discrètement pris position autour de la gendarmerie franchissent le portail d'entrée et escaladent la clôture de trois côtés à la fois. Le factionnaire, David Jumetz, donne aussitôt l'alerte. Mais c'est déjà trop tard.
    La gendarmerie occupe un terrain d'environ 2 500m2. Avec des bâtiments répartis sur les quatre côtés. A gauche de l'allée ombragée qui conduit à l'accueil, les maisons des Lacroix et des Dujardin. Au fond, les bureaux, le domicile de Samy Ihage et la réserve de carburant. A droite, le long de l'enceinte, l'armurerie et les chambres de sûreté et, côté rue, une baraque Filliod désaffectée. Au centre, enfin, une cour bordée de pins et de cocotiers, encombrée par quatre tentes Marabout faisant office de dortoirs et de cantine pour la trentaine de gendarmes mobiles venus renforcer l'effectif de la brigade. Sans compter les jeeps et les 4x4.
    Au moment de l'attaque, la plupart des «mobiles» se trouvent sous les tentes. Les uns dorment encore, ceux qui assuraient la garde de nuit viennent de se recoucher tandis que d'autres prennent leur petit-déjeuner ou font la queue pour effectuer leur toilette à l'unique lavabo ou sous la seule douche du cantonnement. Presque toutes les armes sont enchaînées et cadenassées à l'armurerie. La confusion est totale.

    Des accusations contradictoires
    La disposition des lieux est telle que personne n'assistera à toutes les scènes rapportées plus tard aux enquêteurs. Les témoignages directs ne pourront être que fragmentaires, incomplets. L'action est pratiquement impossible à raconter de bout en bout de façon chronologique et avec toute la précision requise. La reconstitution ne peut se faire que par juxtaposition, par assemblage, un peu à la manière d'un puzzle. Mais les pièces ne s'ajustent pas toujours, certaines observations se révélant contradictoires2, y compris lorsqu'il s'agit de la façon dont ont été tués ou blessés les victimes de l'attaque.
    Edmond Dujardin s'est esquivé du bureau d'accueil par une porte latérale et s'est précipité chez lui pour prendre son arme de service. Il en ressort par la fenêtre de la cuisine après avoir demandé à sa femme de se barricader. Une première balle lui déchiquète le poignet. Une seconde l'atteint en pleine poitrine. Qui est responsable de sa mort ? Certains désigneront Wenceslas Lavelloi, un ancien sergent-chef qui apparaîtra comme le stratège et le chef militaire des preneurs d'otages réfugiés à la grotte des Anciens. D'autres en feront porter la responsabilité à tel ou tel autre membre du commando, muni d'une arme de chasse sans lunette.
    Du côté opposé de la cour, Jean Zawadzki a réussi à récupérer son Famas3 à l'armurerie. A peine est-il ressorti du local qu'il est tué d'une balle dans la tête. Là, les témoignages concordent : le tireur, cette fois, est bien Wenceslas Lavelloi, un colosse aisément identifiable et qui, de surcroît, est le seul à manier une carabine à lunette de visée.
    Alors que les coups de feu claquent, Jean-Paul Lacroix profite d'un moment d'inattention de ses gardiens, se précipite dans les bureaux où il n'a le temps de lancer, avant d'être neutralisé, qu'un unique appel radio : «60 de 97 nous sommes attaqués, je répète : 60 de 97 nous sommes attaqués!» «Je n'ai pas le temps d'en dire plus, écrit Jean-Paul Lacroix. La radio est coupée. Nous ressortons et j'aperçois l'adjudant-chef Moulié debout près de moi. Il y a aussi l'adjudant Delahaye, tenu en respect par un kanak armé d'un fusil de chasse (…). Dans la confusion, j'ai perdu mes lunettes. Je ne sais pas ce qui se passe ailleurs. Je tente d'aller voir mais Chanel et son frère Robert m'en empêchent : «Reste là, c'est dangereux là-bas !».

    «Arrêtez de déconner!»
    Là-bas, quelques gendarmes tentent de résister. Deux autres kanak (Léonard Faoutolo et Aria Gnipate) sont blessés au cours de brefs échanges de tirs, sans que l'on sache précisément qui a fait feu. Au sortir des tentes, la plupart des mobiles ont été contraints de s'allonger face contre terre. Ceux qui se sont réfugiés à l'intérieur de l'armurerie ou dans le local abritant le groupe électrogène se rendent par crainte de voir leurs camarades exécutés. L'adjudant-chef Moulié, de l'escadron d'Antibes, s'adresse à un groupe de kanak : «Cela suffit! Arrêtez de déconner !» Un gendarme de Villeneuve d'Ascq, Daniel Leroy, se relève et à genoux, les bras levés, tente lui aussi de calmer les assaillants. Un homme cagoulé, armé d'un fusil de chasse à canon long, lui intime l'ordre de se coucher, et tire. Georges Moulié s'est retourné : une seconde décharge de chevrotine l'atteint par-derrière, au sommet du crâne. Les deux gendarmes ont été tués de sang-froid. Par l'un des organisateurs et le meneur évident du commando, Alphonse Dianou, comme l'affirmeront plusieurs témoins, y compris dans ses propres rangs. Ou, plus vraisemblablement, par son frère Hilaire, ainsi que plusieurs gendarmes l'assureront sur procès-verbal après leur libération4. Par la suite, l'un comme l'autre des frères Dianou se vanteront devant leurs otages d'avoir tué deux mobiles. «Des rodomontades, de la simple intimidation. Alphonse n'était pas un meurtrier», estime Philippe Legorjus, le commandant du GIGN, qui sera son interlocuteur privilégié jusqu'au moment de l'assaut.
    Alphonse Dianou ne portait pas de cagoule mais un foulard à carreaux rouges et blancs, ce qui semblerait en effet le disculper. Et il se distinguait aussi par la massue de cérémonie de forme phallique, au manche orné de tresses aux couleurs du drapeau kanak et prolongé d'un chiffon rouge, qu'il brandissait ou portait sous le bras, ou encore accrochée à la ceinture... au gré des témoignages.
    …/...
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      1. OUVEA «97 ne répond plus», par Jean-Paul Lacroix. Disponible seulement auprès de l'auteur. jeanpaul.lacroix@laposte.net
      2. Certains ont vu Chanel Kapoeri manger une orange alors que Jean-Paul Lacroix parle d'une pomme... d'autres disent qu'il a emprunté un couteau à Samy Ihage. Des gendarmes parlent d'un grillage de 70 cm ou de 150 cm voire de 2m, d'autres de barbelés (alors inexistants)... Les descriptions des scènes violentes diffèrent elles aussi, et pas seulement quant à la manière dont été tués ou blessés leurs camarades.
      3. Le fusil automatique de la Manufacture d'armes de Saint-Etienne mis en service dans les années 70 et qui n'a équipé que très progressivement les forces de gendarmerie. La moitié au moins des mobiles présents à Fayaoué ne disposaient que de fusils MAS 36.

    Nouméa. Le corps d'un des gendarmes tués à Fayaoué vient d'être
    descendu de l'avion qui le ramène d'Ouvéa. AFP/Rémy Moyen
    Trois témoignages pour un drame en trois actes
    2. Les déclarations du Dr Eric Degen
    Eric Degen, 31 ans, est le médecin-chef du dispensaire de Fayaoué. Il est entendu le 23 avril à 8 heures du matin par l'adjudant Lionel Da Silva, de la Brigade de recherches de Nouméa. Son PV d'audition constitue la pièce n°7 de la procédure de crime flagrant ouverte par le procureur de la République, Jean-Pierre Belloli.
    A l'officier de police judiciaire, le Dr Degen explique que le 22 vers 7h 55, le premier adjoint au maire d'Ouvéa (l'île forme une seule commune), Gérard Ouckewene, s'est présenté à pied à son domicile, visiblement «affolé»: «Venez vite, docteur, il y a des blessés à la gendarmerie !» «Je n'ai pas réfléchi, raconte Eric Degen. Je suis monté dans ma Renault 4, j'ai déposé ma fille chez la directrice d'école (…) et suis arrivé devant la porte sud de la gendarmerie qui était grande ouverte mais obstruée par un minibus japonais blanc. Constatant qu'il y avait un cadavre allongé sur le sol en lequel j'ai reconnu mon ami Edmond Dujardin, je me suis rendu au dispensaire le plus vite possible pour prendre l'ambulance, en même temps que je recommandais à un employé de prendre la 504 pick-up avec un matelas. Cela m'a pris dix minutes.»
    «La première fois que je suis arrivé à la gendarmerie, outre le cadavre de Dujardin, qui avait une main sectionnée, j'ai vu, dit-il, une quantité importante d'hommes allongés par terre. J'ai vu également une vingtaine de Mélanésiens, dont beaucoup étaient armés et certains même avec plusieurs armes: fusils automatiques, pistolets. J'ai vu que l'un d'eux était porteur d'un fusil à lunette. (...) Beaucoup étaient ausi armés de machettes et de petites hachettes au côté. J'ai remarqué également que pratiquement tous étaient masqués (…) Certains avec des cagoules du genre de celles que mettent les pilotes de formule 1. D'autres avaient des foulards autour de la bouche et du nez, genre cow-boy (…) »

    «J'ai supplié qu'on me laisse évacuer les blessés»
    «A mon retour, reprend le jeune médecin, je suis entré directement dans l'enceinte de la brigade avec l'ambulance, seul. (…) Je me suis penché sur un blessé, un gendarme (le lieutenant Florentin) qui m'a chuchoté à l'oreille: «Ne t'occupe pas de moi, je suis blessé légèrement, occupe-toi des autres avant». J'ai voulu m'occuper des autres mais à ce moment, celui qui paraissait être le chef (Alphonse Dianou, qu'il décrit avec précison et dont le visage est en partie dissimulé par un foulard rouge et blanc) s'est tourné vers moi assez brusquement en me braquant avec un Famas et en me disant : «Bouge pas !» *
    «J'ai supplié à plusieurs reprises que l'on me laisse évacuer les blessés, vainement. Puis je me suis adressé à un Mélanésien proche de moi qui est allé convaincre le chef de bande en arguant du fait que les blessés se trouvaient des deux côtés». Le témoignage du médecin, encore sous le choc, est heurté. Haché au rythme des questions incidentes et des relances. «Peut-être pensaient-ils que j'étais indépendantiste pour avoir accepté un poste aussi difficile... Toujours est-il que j'ai trouvé l'interrogatoire long et pénible (il a duré exactement deux heures). Pour un peu, je me serais cru en garde à vue», se souvient Eric Degen. Qui peine à retrouver l'ordre dans lequel il a procédé, en plusieurs allers-retours, à l'évacuation en ambulance des blessés dont deux seront emmenés en 504 par l'employé du dispensaire Christian Honème, qui transportera également les corps d'Edmond Dujardin et Daniel Leroy. L'audition se termine sur ces mots : «Lorsque j'étais là, j'ai vu que les prisonniers étaient constamment menacés mais ils n'ont pas été frappés en ma présence».

    «J'ai croisé les véhicules des preneurs d'otages»
    Les lignes téléphoniques avaient été coupées avant l'attaque et le Dr Degen est allé trouver Moka, le receveur des Postes d'Ouvéa, qui l'a introduit à l'intérieur du pylône de l'île d'où il a pu appeler l'Hôpital Gaston-Bourret, à Nouméa, en demandant d'alerter les autorités. Quand j'ai su qu'un avion allait arriver, j'ai assuré une rotation vers l'aérodrome, a-t-il indiqué lors de son audition. C'est au retour que j'ai croisé, se dirigeant vers Saint-Joseph (au nord de l'île), la Land Rover bleue de la brigade, le camion-citerne rouge de la municipalité et le minibus blanc de la Région, tout cela rempli d'hommes armés.» 
    Eric Degen sortira épuisé de cette difficile audition. Placé en garde à vue, le militant indépendantiste Robert Kapoeri  sera, lui, entendu peu après son arrestation le 25 avril, de 11 heures à 20 heures et le lendemain de 11 heures à 15 heures, avant d'être déféré au parquet de Nouméa.  Il sera mon troisième témoin.

    .../...
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    * Le Dr Degen, à qui j'ai soumis ce texte, a souhaité y ajouter les précisions suivantes:
    "Dès que je suis sorti de l'ambulance, je me suis fait mettre en joue mais je peux affirmer qu'il ne s'agissait pas de Dianou, qui était au centre de la cour, assez loin de l'entrée où l'ambulance était garée. Je me suis adressé au Mélanésien proche de moi qui me visait mais c'est le gendarme Samuel Ihage, dit "Samy", allongé au sol avec tous ses collègues, qui a parlé en langage iaai avec Dianou. A la fin de l'échange, Dianou m'a fait un signe de la tête et j'ai compris que je pouvais commencer l'évacuation des blessés. C'est seulement à ce moment que Florentin m'a dit de commencer par les autres.
    source

    3. «Moi, Robert Kapoeri, persiste et signe»
    Retour à la gendarmerie de Fayaoué. Vingt-cinq ans après, Robert Kapoeri se souvient.
    Image extraite du reportage de Gwen Quéméner et Cédric Michaut de NC 1ère.
    Dérapage et improvisation ou violence planifiée, aux risques assumés ? Pour le général Vidal et ceux qui approuvent sans réserve l'intervention de l'armée sur Ouvéa, les organisateurs de l'attaque savaient ce qu'ils faisaient et disposaient en quelque sorte d'un «plan B» si leur projet tournait à l'échec. Mais leur hypothèse ne résiste pas à l'examen. La réponse est contenue dans la plupart des récits recueillis auprès des ex-otages et de leurs ravisseurs : les assaillants n'avaient pas anticipé la réaction des gendarmes et la brusque transformation d'une occupation symbolique en affrontement sanglant. Et aucune solution de repli n'avait été prévue. C'est ce que confirme, entre autres, le livre de Jean-Paul Lacroix. Et ce dont Robert Kapoeri, le frère de Chanel, s'efforcera de convaincre les enquêteurs, trois jours seulement après le déclenchement de l'action meurtrière de Fayaoué.

    Pour ceux qui espéraient encore un dénouement rapide et sans drame de la prise d'otages de Fayaoué, la journée du lundi 25 avril sera marquée d'une pierre blanche. Il est 7h 30 lorsque le capitaine Mammi, de l'escadron de Drancy, annonce la nouvelle au lieutenant-colonel Picard, qui a pris ses quartiers à la brigade, dans la maison de Jean-Paul Lacroix : les onze gendarmes prisonniers des tribus du sud viennent de débarquer des trois 4x4 à bord desquels leurs ravisseurs les avaient conduits trois jours plus tôt jusqu'à la presqu'île de Mouli. Tous sont sains et saufs. Une partie des armes saisies à la brigade leur ont été restituées, mais sans les munitions. Jean-Paul Lacroix et Samy Ihage sont libres. L'aventure, pour eux, ne s'achèvera pas là. Mais pour Robert Kapoeri, elle vient de se terminer.

    Le plan a été mis au point la veille au soir
    Robert Kapoeri, 34 ans, est instituteur. Avec huit de ses compagnons de la tribu de Mouli1, il a été arrêté à l'heure du petit-déjeuner, moins de deux heures après le retour des otages, par le lieutenant-colonel Picard et le commandant de la Brigade des recherches de Nouméa, l'adjudant Da Silva, qui notera dans son premier procès-verbal de synthèse que les neuf hommes n'ont «pas tenté de se soustraire à l'action de la Justice».
    Membre du Comité de lutte de Mouli, il explique sur procès-verbal qu'il a été délégué le 16 avril, avec son frère Chanel, à une réunion de dirigeants du FLNKS à laquelle participaient des représentants de toutes les tribus de l'archipel2. En plus des gens de Mouli, il y avait là des militants des comités de Lékine, Wadrilla, Gossanah, Eot, Téouta et Ognat. «Cette réunion avait pour but, dit-il, d'organiser quelque chose ayant un impact politique et cela à la suite du mot d'ordre du Congrès FLKS de Poindimié, qui nous laissait l'initiative d'éventuelles manifestations, pour faire échec au statut Pons3. Ce jour-là il y a eu plusieurs propositions. En particulier, nous avions pensé à un meeting dans l'île, à des barrages ou à une mobilisation devant la gendarmerie.»

    Pas un mot sur le rôle des leaders du FLNKS
    Une seconde réunion a lieu le jeudi 21 avril 1988 à Wadrilla (où est installée la mairie d'Ouvéa). Au nombre des participants figurent notamment, selon Robert Kapoeri, son frère Chanel, l'adjoint au maire Gérard Ouckewen (celui-là même qui ira prévenir le Dr Degen après les échanges de tirs à la brigade) mais aussi Alphonse Dianou et Wenceslas Lavelloi, des tribus du Nord. «Sur proposition des tribus du Nord, il a été décidé d'occuper la gendarmerie. Nous devions nous armer pour impressionner mais il avait été dit qu'il ne devait pas y avoir effusion de sang. Une fois dans la brigade, nous devions nous emparer des armes pour ne pas être attaqués», assure Robert Kapoeri. Qui passe sous silence le rôle du bureau politique du FLNKS dont, selon des dépositions ultérieures, deux dirigeants auraient assisté à cette réunion : Yeiwéné Yeiwéné, numéro 2 du Front et président du Conseil régional des Iles Loyauté, et Franck Wahuzue, un transfuge du RCPR, rallié à la cause indépendantiste et élu de l'île voisine de Lifou. Le Dr Degen, pour sa part, m'a écrit avoir vu Yeiwéné Yeiwéné parcourir les tribus à bord du Combi de la région, qui transportait deux cantines. Celles-ci contenaient-elles les fusils de chasse dont plusieurs participants ont déclaré qu'ils leur avaient remis par Alphonse Dianou ?
    Robert Kapoeri expose en revanche dans le détail la tactique qui sera effectivement mise en oeuvre le 22 avril : «La tribu de Mouli devait franchir le portail. La tribu du Nord entrait côté poste et donc par derrière la brigade. A gauche, il y aurait Chanel et à droite, la tribu de Lékine. L'heure était fixée le vendredi matin à 7h 30 ou plus précisément entre 7h 30 et 8 heures. (…) Nous avions décidé d'entrer de la façon suivante: Chanel devait pénétrer le premier par la gauche par rapport au portail d'entrée et investir la brigade. Les autres équipes (…) devaient ensuite immobiliser les autres gendarmes, en particulier ceux dans les tentes. Nous avions adopté ce principe car nous nous étions dit que les chefs devaient être dans les bureaux de la brigade et qu'une fois ceux-là arrêtés, les autres auraient reçu l'ordre de se rendre.»
    Le même jour, vers 19 heures, les frères Kapoeri rassemblent au domicile d'Augustin Poumely tous les militants de la tribu de Mouli mobilisés pour participer à l'attaque, afin de leur préciser le «timing» et le déroulement de l'opération. «Nous leur avons dit également de se munir d'armes dans le but de faire peur aux gendarmes mais que nous ne devions pas tirer4
    Chanel Kapoeri, Augustin Poumely, Célestin Wegué et Louis Méaou ont prévu de se rendre à Fayaoué à 7h 30 à bord du véhicule de Chanel, une 504 break vert clair, sur la route principale à hauteur de la gendarmerie, détaille Robert Kapoeri. «Pour ma part, dit-il, je devais prendre le Combi de la Région avec à bord les autres présents à la réunion, me rendre à proximité du portail de la brigade et pénétrer dans la cour avec le véhicule. (…) La réunion s'est terminée une heure après environ. Le soir, certains ont allés dormir chez Chanel, d'autres nous ont rejoint le matin devant chez lui.»

    «Notre intention n'était pas de tirer»
    «Le lendemain matin. comme prévu, nous nous sommes répartis dans les deux véhicules. Je me rappelle que Charlie Aéma avait un fusil de chasse à un canon. Nous nous sommes rendus à proximité de la gendarmerie. (...) Vers 7 heures et demie, Chanel et les trois autres passagers sont entrés dans la brigade. Conduisant le Combi de la Région, je me suis rendu au portail qu'un Mélanésien cagoulé avait ouvert. Je précise que je n'étais pas armé, à aucun moment, et que certains d'entre nous dans le Combi n'avaient que des tamiocs. Je suis rentré dans la cour et nous avons fait trois mètres environ. Nous avons entendu des coups de feu et j'ai fait aussitôt marche arrière. J'ai arrêté le véhicule près du portail et je me suis caché derrière. J'ai regardé ce qu'il se passait et j'ai vu un gendarme en civil sortir de chez lui (il s'agit d'Edmond Dujardin). Il a descendu les escaliers et a pointé son arme de poing en direction du Mélanésien qui nous a ouvert la porte. Ce dernier a filé vers le portail et s'est sauvé. Le gendarme est alors retourné chez lui. Deux minutes plus tard il ressortait en courant et en bas de ses escaliers il s'est effondré.» (…) C'est seulement lorsque les armes se seront tues que Robert Kapoeri se décidera, dit-il, à pénétrer dans la cour. Là, il voit des «mobiles» couchés devant l'antenne radio. Certains en treillis, d'autres torse nu, «gardés par des Mélanésiens qui détenaient déjà des armes des gendarmes.»
    Philippe Serrier, l'OPJ qui procède à l'audition, ne rompt pas le fil du récit : «J'ai fait le tour de la brigade et j'ai vu un gendarme blessé à la tête à proximité de ceux qui étaient allongés. L'ambulance est arrivée et j'ai aidé le docteur à emmener le gendarme en civil que j'avais vu tomber, raconte Robert Kapoeri. C'est alors que quelqu'un a dit qu'il fallait aller à l'armurerie pour empêcher les gendarmes de prendre les armes. La porte était fermée. Un de nous a pris une barre de fer et a commencé à enfoncer les agglos. On a entendu crier de l'intérieur et quelqu'un a été chercher Samy, le gendarme local, pour leur dire de sortir. C'est ce qu'ils ont fait.» Une version corroborée par Samy Ihage.
    «Je précise qu'à côté de l'armurerie, il y avait un gendarme de mort. Il avait une plaie à la tête (il s'agit cette fois de Jean Zawadzki). J'ai participé à la sortie des armes de l'armurerie. Nous les avons mises près des hangars. Ensuite j'ai été voir le chef de la brigade pour lui dire que notre intention n'était pas de tirer. Après, je suis retourné au véhicule de Chanel et avec Louis Méaou et Samuel Gogny, nous sommes rentrés à la tribu. »

    Les prisonniers ont été bien traités
    Questionné au sujet des armes utilisées par les membres du commando, Robert Kapoeri est imprécis. Hormis Charlie Aéma, déjà cité, il confirme qu'Alphonse Dianou et Wenceslas Lavelloi étaient armés de fusils mais que la plupart étaient munis d'armes blanches du moins jusqu'au pillage de l'armurerie5. Ce premier interrogatoire se terminera à 1 heure du matin, après que Robert Kapoeri ait relaté son départ de la gendarmerie. «Je suis parti au moment ou les gendarmes étaient répartis dans les différents camions. (...) Sur la route, ils m'ont suivi un moment jusqu'à Lékine. Là, Chanel m'a demandé où il devait les emmener mais comme ce n'était pas prévu, j'ai dit que je ne savais pas. Il a alors décidé de les emmener dans les grottes de Lékine. (…) Moi, je suis parti à la tribu de Mouli et j'y suis resté.»
    Robert Kapoeri n'en a pas fini avec les enquêteurs. Sa garde à vue prolongée de 24 heures, une deuxième audition a lieu le lendemain matin. Elle se concentre sur les suites de l'attaque.
    «Quand j'étais à la tribu, je me suis occupé de faire à manger pour les gardiens et tes otages. Je ne savais pas exactement où ils s'étaient terrés, je sais seulement que c'est dans une grotte mais là-bas il y en a beaucoup. Je me rappelle avoir vu venir à la tribu Charlie Aéma et Justin Faoutolo. Ils venaient chercher la nourriture et des vêtements. Ils me disaient que tout se passait bien. Je ne suis allé à aucun moment rejoindre mes camarades dans les grottes. Je ne sais pas qui y était. Je suppose que c'est les mêmes que ceux qui étaient avec moi lorsque nous avons occupé la brigade.» Après une nuit passée à la belle étoile, dans le froid, les otages ont été conduits dans une grotte de la presqu'île de Mouli, à la pointe de l'archipel. Là, leurs «gardiens» leur ont fourni des vêtements et des couvertures, et leur ont apporté des repas. La veille de leur libération, ils auront droit, selon Jean-Paul Lacroix, à des langoustes et à une demi-bouteille de whisky.

    Les gardiens ont dit qu'ils voulaient se rendre
    C'est au lieutenant-colonel Alain Benson qu'a été confiée la recherche des otages dans le sud de l'île. Depuis l'affaire de Poindimié, celui-ci «connaît la musique». Sitôt déposé en tribu par hélico, il a noué un dialogue «musclé» avec les autorités coutumières. En agitant, non sans raison, la menace d'une intervention de l'armée.
    «Dans la journée du dimanche les anciens de la tribu ont parlé, relate Robert Kapoeri, et ils disaient qu'il fallait libérer les prisonniers car d'une part ils avaient un peu peur de représailles et d'autre part car le but de notre occupation de la brigade était largement dépassé. Lorsque les gardiens sont venus chercher la nourriture, nous leur en avons parlé et ils ont été d'accord. Le lendemain matin, comme convenu, les otages ont été libérés et ils ont pu retourner à Fayaoué. Les gardiens ont dit à Samy qu'ils voulaient se rendre et qu'ils attendaient la venue des gendarmes à la tribu pour aller avec eux. Comme j'étais d'accord sur ce point, je me suis joint à eux. Les gendarmes (guidés par Samy Ihage) sont revenus et nous nous sommes rendus.»

    «Nous ne voulions pas la mort des gendarmes»
    Quid de son frère Chanel, le conseiller régional ? «Le dimanche soir il était présent lorsque nous avons décidé de nous rendre. Lui a refusé et depuis je ne l'ai plus revu6», affirme Robert Kapoeri qui dit également ignorer où se trouvent les otages emmenés dans le Nord. «Je n'en sais rien. Rien n'était prévu à ce sujet puisque nous devions uniquement occuper la brigade.» Avant d'apposer sa signature au bas du procès-verbal d'audition et d'être «mis en route» vers Nouméa, il y insistera une toute dernière fois :« Je tiens à dire que nous, la tribu de Mouli, nous avons été dépassés par les événements. Nous ne nous sommes pas servi de nos armes et nous ne voulions pas la mort des gendarmes. Notre but était d'occuper la brigade, c'est tout.» Comme en novembre 1984 où une journée durant le drapeau de la Kanaky avait remplacé le drapeau tricolore au mât de la gendarmerie de Fayaoué, occupée sans heurts et sans victimes...
    En 1988, les choses ont tourné tout autrement. Mais, peut-on pour autant parler, comme l'a fait à l'époque la Direction générale de la gendarmerie, d'«une action de guerre, une véritable opération de commando, exécutée avec maîtrise et sauvagerie par des individus entraînés», thèse inspirée ou à tout le moins adoptée par le gouvernement ?

    «Enrôlés dans une aventure qui les dépasse»
    «Deux choses semblents acquises, écrit Jean-Paul Lacroix lorsqu'il évoque sa détention dans la grotte de Mouli. Nous n'avons pas en face de nous de vrais guerriers entraînés (l'un manipule un pistolet MAC 50 désapprovisionné, un autre abandonne son poste en laissant son fusil), ce sont de simples citoyens enrôlés avec ou sans leur consentement dans une aventure qui les amuse un peu mais qui les dépasse7. Deuxième point, nous avons changé plusieurs fois d'endroits, preuve que le repli et le lieu de détention n'étaient pas programmés mais ont été improvisés.» de la chaîne de télévision Nouvelle-Calédonie 1ère. «Nous avons sous-estimé les risques», a reconnu Robert Kapoeri avant d'exprimer ses regrets et sa conviction que l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie se fera par des voies pacifiques.

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    1. Patrick Aben, Charlie Aéma, Pascal Bali, Sébastien Bali, Justin Faoutolo, Samuel Gogny, Louis Méaou et Célestin Wégué. Deux autres membres des tribus du Sud, Augustin Poumely et Léonard Faoutolo font partie des trois blessés kanak hospitalisés (et entendus) à Nouméa.
    2. Ouvéa compte dix-neuf tribus réparties en autant de villages et dont les territoires composent quatre districts coutumiers : Mouli au Sud, Fayaoué au centre de l'île, Saint-Joseph et Takedji au Nord.
    3. La loi du 22 janvier 1988 dite du statut Pons II, adoptée après le rejet de l'indépendance au référendum d'autodétermination du 13 septembre 1987, boycotté par les indépendantistes, restreignait l'autonomie accordée au territoire sous le gouvernement Fabius et modifiait le découpage des régions. C'est le scrutin régional que visaient les actions du FLNKS d'avril 1988 et non l'élection présidentielle.
    4. Lors de la réunion des tribus du Nord, la question de l'usage des armes aurait été posée à Alphonse Dianou qui, lui, aurait donné pour consigne de riposter en cas de résistance.
    5. Une seule arme de chasse a été saisie lors de la fouille des cases des militants de Lékine et de Mouli. Plusieurs autres – six ou sept - seront retrouvées à l'intérieur de la grotte des Anciens, dont la carabine à lunette de Wenceslas Lavelloi et la chevrotine d'Hilaire Dianou.
    6. Chanel Kapoeri sera appréhendé le 19 mai à 6heures du matin. C'est Jean-Paul Lacroix qui pénétrera le premier dans sa case, couvert par trois hommes du GIGN. «Il ne fait aucune difficulté à nous suivre», écrit l'ancien chef de poste.
    7. Le plus jeune de ces gardiens, Charlie Aéma, n'avait que 17 ans. D'autres n'étaient guère plus âgés. Charlie travaille aujourd'hui à la promotion touristique d'Ouvéa où il a aménagé un ensemble de gîtes qui s'inspirent de l'architecture traditionnelle.

    L'armée prend le contrôle des opérations

    «Les gendarmes ont-été les cocus de l'affaire d'Ouvéa.» Ce commentaire abrupt d'un officier supérieur de gendarmerie résume bien le sentiment de tous ceux qui aujourd'hui encore considèrent qu'un autre dénouement était possible et que sans l'intervention de l'armée, la libération des otages aurait pu s'effectuer sans avoir à payer le prix fort. Mais on ne récrit pas l'Histoire. «Cocus», vous avez dit :«cocus»? 

    C'est le 1er mars 1988 que le général de brigade Jacques Vidal a officiellement pris ses fonctions de commandant supérieur des Forces armées de Nouvelle-Calédonie, les FANC. Le 23 avril, le «Comsup» a rendez-vous à 9 heures du matin avec le délégué du gouvernement, le haut-commissaire Clément Bouhin. «Je lui propose l'aide des forces armées. Il est d'abord un peu réticent, pour des raisons juridiques et par crainte de dramatiser encore l'affaire, puis après discussion, il accepte ma proposition», explique le général Vidal dans un livre publié en 20101. Toujours selon Jacques Vidal, les deux hommes conviennent de soumettre cette proposition à leurs hiérarchies respectives.


    Un scénario signé Vidal
    Les choses ne traînent pas. Une heure plus tard, le «patron» des FANC expédie à Paris un message à l'intention du chef d'état-major des armées, le général Maurice Schmitt. Il lui fait part du «peu de résultats obtenus par l'opération actuellement en cours à Ouvéa» et suggère une intervention de l'armée de terre, avec une force limitée à «deux compagnies réduites (total : 170 hommes)», dans le cadre d'une opération conjointe gendarmerie/armée, placée sous commandement de l'un de ses adjoints, le colonel Fevai.
    Ouvéa, le 6 mai, au lendemain de l'assaut.
    Le général Vidal face aux micros. DR
    «Le but de cette opération serait de préciser le renseignement et si possible d'encercler les ravisseurs, explique le général Vidal. Le choc psychologique provoqué par l'intervention de l'armée pourrait peut-être inciter ceux-ci à traiter sinon l'opération prendrait davantage la forme d'une opération de guerre que d'une opération de police, avec les risques correspondants pour la troupe et les otages.» Ce 23 avril au matin, le scénario de la tragédie d'Ouéva est en partie écrit...
    Clément Bouhin n'a rien d'un va-t-en-guerre et passe au contraire pour être plutôt frileux. Le général lui aurait-il un peu «tordu le bras»? Vers 11 heures, le «haussaire» (raccourci familier employé pour désigner le délégué du gouvernement) appelle le chef des FANC au téléphone pour lui signifier que, tout bien réfléchi, il préfère dans l'immédiat renoncer à utiliser l'armée «qui doit rester le dernier recours».

    Chirac choisit la solution de force

    Le général Vidal assure avoir informé sa hiérarchie de ce revirement. «Cependant, écrit-il, comme nous en avons l'habitude, je prépare avec mon état-major les dispositions à prendre au cas où Paris déciderait de faire appel à nous.» A 21 heures, c'est chose faite : Clément Bouhin lui annonce que le Premier ministre, en accord avec le ministre de la Défense, André Giraud, a choisi de faire intervenir l'armée à Ouvéa, sous le commandement direct du Comsup. Une décision que Jacques Chirac lui-même confirmera à Jacques Vidal par téléphone, avant que ne lui parviennent les instructions écrites du général Schmitt.
    L'armée a brusquement pris le pas sur la gendarmerie. Parti la veille de Paris, le général de division Antonio Jérôme, désigné par le ministre de la Défense et l'état-major de la gendarmerie pour prendre la direction des opérations, et qui, lui, connaît bien le terrain, apprendra la nouvelle lors de l'escale technique de Fa'a'ā, à Tahiti : hors-jeu dans l'affaire d'Ouvéa, il n'exercera finalement son autorité que sur les gendarmes de la Grande Terre. «J'ai été informé à ma descente d'avion que Vidal avait pris le commandement et que j'étais cantonné au maintien de l'ordre public. Par la suite, je serai constamment marginalisé», confie Antonio Jérôme qui, à 83 ans, n'a toujours pas digéré ce camouflet.
    Jacques Vidal a-t-il joué franc jeu ? Il a pour le moins fait preuve d'un bel opportunisme. Prenant prétexte des demandes de soutien logistique formulées par la gendarmerie, il a très vite mis le pied dans la porte. Et il n'a pas tardé à forcer le passage.

    Les gendarmes n'ont pas perdu de temps

    A Nouméa, on n'a pourtant pas perdu de temps. Sitôt informé de l'attaque de la brigade de Fayaoué, le colonel Jean-François Allès, «patron» de la gendarmerie en Nouvelle-Calédonie, a décidé l'envoi à Ouvéa d'un détachement en alerte permanente à l'aéroport de La Tontouta. Le capitaine Yannick de Salvador et une quarantaine de gendarmes s'envolent immédiatement à bord de quatre hélicoptères Puma qui se poseront sur l'aéroport d'Ouloup à 10h 20. Moins d'une heure et demie après le départ du commando de Fayaoué et de ses vingt-sept otages!
    De son côté, le colonel Eric Baustert, commandant du Groupement opérationnel de maintien de l'ordre (le GOMO), a rédigé un «Ordre d'opérations» et pris toutes les dispositions nécessaires pour que celui-ci puisse être exécuté. La mission est clairement fixée : «libérer otages dans les meilleurs délais par opération de police judiciaire». Les «moyens» sont loin d'être négligeables : deux escadrons de gendarmerie mobile (le 1/22 de Marseille et le 2/3 de Drancy) et un groupe de l'EPIGN (l'Escadron parachutiste d'intervention de la Gendarmerie nationale, pendant du GIGN) auxquels s'ajoute l'équipe légère d'intervention du Groupe de pelotons mobiles (ELI/GPR). Soit environ 200 hommes, susceptibles d'être renforcés par un troisième escadron de gendarmes mobiles (celui de Luçon, le 3/10) tenu en réserve à l'aérodrome d'Ouloup. Un déploiement de forces irréalisable sans le soutien logistique de l'armée et la mise à disposition de ses hélicos et de ses avions de transport tactique.
    Tout au long de la journée du 22 avril, les Puma et les Transall vont se succèder sur l'aéroport d'Ouloup, situé à une heure de vol de La Tontouta et désormais fermé à l'aviation civile. Les toutes premières informations recueillies à Ouvéa indiquent qu'une partie des otages ont été emmenés au sud de l'île et que deux groupes de ravisseurs et de prisonniers sont partis vers le nord. Pour mener à bien la mission assignée aux gendarmes, le colonel Baustert a donc scindé les forces en deux. Une centaine d'hommes placés sous les ordres du lieutenant-colonel Alain Benson, l'adjoint territorial du colonel Allès, un homme à poigne mais aussi un pragmatique qui, deux mois plus tôt, avait mis fin à la prise d'otages de Tiéti2 sans qu'un coup de feu soit tiré. Et un effectif équivalent dont il a confié le commandement à son numéro deux, le lieutenant-colonel Alain Picard, un homme de dialogue, responsable du sous-groupement opérationnel-(SGO) sud, qui sera à pied d'oeuvre en fin de matinée.

    Des renforts sont en route

    Lorsqu'il dénonce le 23 avril au matin le peu de résultats obtenus par la gendarmerie, le général est-il de bonne foi ou son jugement est-il altéré par sa méconnaissance de la situation dans l'archipel et de la nature du terrain ? Pensait-il sérieusement que la recherche des otages allait aboutir en quelques heures ? Il n'est pas sans savoir - le colonel Allès n'a pas manqué de l'en informer --que d'importants renforts font route vers Nouméa3. A-t-il en retour tenu le «patron» de la gendarmerie au courant de sa démarche ? A ces questions, je n'ai pu obtenir de réponses. Silence radio !
    Jacques Vidal n'a rien d'un militaire obtus. Il a l'intelligence de la situation et des enjeux politiques que représente cette spectaculaire prise d'otages. Il mesure bien l'impatience du candidat Chirac et de son entourage, convaincus qu'un dénouement rapide lui permettrait de grappiller des voix. Il a le «sentiment personnel» - exprimé sans détour au dernier paragraphe de son message au général Schmitt - «que sauf opération de force, (les) ravisseurs chercheront à garder leurs otages au moins jusqu'au lendemain des élections». Et il évalue parfaitement les risques inhérents à une telle opération. Une équation complexe qui sera résolue de la manière que l'on sait : par une opération de «vive force», avec vingt-et-un morts à la clé.
    «Sorti du devoir de réserve, le Général Vidal parle» : c'est le sous-titre de l'ouvrage publié par celui que Le Figaro baptisera «le héros d'Ouvéa». Il l'a écrit, dit-il pour «dire enfin LA vérité». Il parle et, surtout, il règle ses comptes. Quant à la vérité, il prend avec elle de nombreuses libertés et dès les tout premiers chapitres, il n'hésite pas à la travestir.

    Une réquisition passée sous silence

    C'est ainsi qu'il omet de mentionner une première réquisition signée le 22 avril, le jour même de la prise d'otages. «Le haut-commissaire avait au départ le choix entre deux options :
l’appel à la police judiciaire sous l’autorité du Parquet, pour infraction au code pénal,
et le recours à l’armée sous l’autorité de l’exécutif, pour trouble à l’ordre public.», explique le juriste et criminologue Cédric Michalski, qui a consacré sa thèse de doctorat à l'affaire d'Ouvéa.4 «A-t-il privilégié la seconde option de sa propre volonté ou bien a-t-il subi des pressions de la part de sa hiérarchie, à savoir le ministre des DOM-TOM ? s'interroge Cédric Michalski. J’ai tenté, sans succès, de joindre Clément Bouhin pour connaître sa version des faits.»

    Selon Patrick Forestier, grand reporter à Paris-Match, c'est bien à la demande de Bernard Pons, le ministre des DOM-TOM, que Clément Bouhin a rédigé sa réquisition du 22 avril.5 Le général commandant les Forces armées de Nouvelle-Calédonie est requis «de prêter le secours des troupes nécessaires pour contribuer sur l'île d'Ouvéa à un maintien de l'ordre public, à la libération des personnes détenues illégalement et à l'arrestation des fauteurs de troubles». Le document autorise «l'emploi de la force, comportant l'usage des armes» et précise que «l'autorité reste libre d'en régler l'emploi».
    Edwy Plénel et Alain Rollat, du Monde, évoquent pour leur part deux réquisitions distinctes signées «sur ordre du Premier ministre Jacques Chirac : l'une particulière et l'autre complémentaire spéciale, toutes deux chargeant l'armée du maintien de l'ordre en Nouvelle-Calédonie (…) en vertu d'une loi du 14 décembre 1791, jamais rapportée depuis : «Aucun corps ou détachement de troupes de ligne ne peut agir dans l'intérieur du royaume sans une réquisition légale.»6
    Tout porte à croire que le général a lu avec attention les ouvrages des journalistes précités, ceux du Monde en particulier dont il dénonce à de multiples reprises «les mensonges et les outrances». Mais, sur ce point précis, il n'a pas jugé bon de démentir …

    Si le «patron» des FANC a bien été requis le 22 avril, cela signifie qu'il avait déjà obtenu l'emploi des forces armées. Alors pourquoi écrit-il qu'il a proposé son aide le lendemain au délégué du gouvernement ? Et pourquoi cette missive adressée à l'état-major, où il laisse entendre que le haussaire va, de son côté, demander le feu vert à une intervention de l'armée ?
    Clément Bouhin est mort en janvier 2010, avant la parution du livre de Jacques Vidal, et ne saurait le contredire.Mais il semble bien que non content de prêter son concours à la gendarmerie, le général Vidal ait voulu s'assurer le contrôle des opérations.7 Un vœu exaucé, avec la bénédiction personnelle de Jacques Chirac.

    Exit donc le général Jérôme. A Ouvéa, le Comsup aura les coudées franches. En 24 heures, la gendarmerie n'était pas parvenue à localiser les otages. Avec plus de 450 hommes sur le terrain8 placés sous commandement militaire, il faudra attendre le 26 avril, soit près de quatre jours de plus, pour repérer la grotte où ils sont détenus.

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      1. Grotte d'Ouvéa, La libération des otages. Chez Volum Editions. 227 pages.
      2. Le 22 février 1988, près de Poindimié, une centaine d'indépendantistes ont attaqué et capturé dix-huit gendarmes mobiles qui gardaient un terrain de 54 hectares revendiqué par deux clans de la tribu de Tiéti et sur lequel il était prévu d'édifier un hôpital. Les gendarmes seront libérés au terme d'une longue négociation menée par le lieutenant-colonel Benson, avec l'aval des autorités judiciaires.
      3. Un groupe d'une vingtaine d'hommes du GIGN commandés par le capitaine Philippe Legorjus, un groupe de l'EPIGN conduit par le capitaine Michel Pattin, et trois escadrons supplémentaires de gendarmes mobiles, dont celui de Decize, placé sous le commandement du capitaine Alain Belhadj.
      4. L'Assaut de la grotte d'Ouvéa : une analyse juridique de l'opération Victor. Aux Editions L'harmattan. 322 pages.
      5. Les Mystères d'Ouvéa. Aux Editions Filipacchi. 268 pages.
      6. Mourir à Ouvéa, le tournant calédonien. Aux Editions La Découverte.
      7. A la rubrique «Conduite à tenir», le colonel Eric Baustert avait donné pour consignes : «Ouverture du feu si légitime défense dans cas isolés. Ouverture du feu aux ordres chef détachement si action militaire engagée contre nos forces ». Avec la réquisition, ce sera au bon vouloir des officiers ! …
      8. C'est le nombre le plus souvent évoqué, notamment par le général Vidal. Mais il ne prend pas en compte l'intégralité des renforts acheminés après sa prise de commandement. Comme par exemple ces sections du 3è RPIMa - le 3è Régiment parachutiste d'infanterie de marine, celui-là même avec lequel il a fait ses premières armes en Algérie au tout début des années 60 - dont la mission sur Ouvéa reste à ce jour inexpliquée.
      source


      24 AVRIL-6 MAI. L'ETAT DE SIEGE
      2. Les Kanak accusent le GIGN

      «Si on avait laissé les autorités de gendarmerie travailler selon leurs règles et leurs habitudes, il est évident que ces dérapages n'auraient pas eu lieu.» 
      Propos de Philippe Legorjus, extraits de La morale et l'action, publié en 199o.
      L'armée et la gendarmerie ont-elles ou non pratiqué la torture à Ouvéa ? Les accusations portées par le FLNKS étaient-elles ou non fondées? La presse de gauche, aveuglée par son anti-militarisme, a-t-elle pris prétexte de ces «allégations scandaleuses» pour chercher à flétrir l'honneur de l'armée, cet honneur si souvent invoqué au lendemain des événements ?L'indignation suscitée par ces dénonciations, à droite et au sein des institutions militaires, était-elle justifiée ou relevait-elle d'un pur réflexe pavlovien ? Enfin, que valent les paroles d'indépendantistes Kanak face aux démentis officiels et aux dénégations des brillants officiers embringués dans cette tragique opération de maintien de l'ordre? 1
      Au lever du jour, ce 25 avril 1988, alors que les onze gendarmes-otages détenus dans le Sud sont libérés par leurs gardiens et prennent place à bord des 4x4 qui les ramèneront à Fayaoué, les hommes de Gossanah sont rassemblés manu militari devant le temple du pasteur Tom Tchacko. Tous, jeunes et «vieux» (un terme qui, dans la société kanak, englobe les quinquagénaires). Depuis les adolescents comme Alain Mataou, qui n'a que 16 ans, jusqu'au chef Imwone et au doyen du clan Wéa, âgé de 85 ans.2
      Vidal estompe, gomme, escamote ce qui fait tache

      La veille au soir, Jacques Vidal a réuni son état-major et décidé de «mettre l'accent sur le renseignement». Il a, dit-il, demandé au lieutenant-colonel Benson et au capitaine Legorjus «d'interroger quelques individus, connus pour leur militantisme indépendantiste ou signalés par des Mélanésiens loyalistes». «Ses ordres vont être strictement appliqués, relate Philippe Legorjus. Le gros problème qui se pose alors est d'interroger individuellement tous les habitants sans qu'ils puissent communiquer entre eux et d'obtenir des renseignements rapidement.» «La solution retenue par le général consiste à créer plusieurs centres d'interrogatoires sur le campement, confiés à la troupe et aux gendarmes, qui auditionnent de petits groupes de Mélanésiens, explique l'ancien «patron» du GIGN. Des officiers de PJ locaux feront la navette entre ces centres pour recueillir les dépositions et collationner les renseignements.» Une version contre laquelle le général Vidal s'inscrit en faux : la mention de «centres d'interrogatoire» est par trop évocatrice du passé algérien de l'armée française.3 
      Sur ce chapitre des événements comme dans les épisodes suivants, il estompe, il gomme; il minimise, quant il n'escamote pas ce qui fait tache : «Certains Mélanésiens affirmeront plus tard avoir été malmenés (...) J'affirme être resté presque en permanence sur la place de Gossanah avec les lieutenants-colonels Benson et Picard (…) Or jamais un habitant n'est venu se plaindre à nous de mauvais traitements. Qu'il y ait eu parfois une certaine pression psychologique, voire exceptionnellement un geste d'impatience de la part d'un gendarme, on ne peut totalement l'exclure mais cela n'autorise pas à parler de tortures.» Bref, selon le général, les interrogatoires auraient été conduits dans des limites acceptables. Mais, une cinquantaine de plaintes n'en sera pas moins déposée ultérieurement par des habitants de Gossanah pour «violences et voies de faits».4

      Des simulacres d'exécution et d'étranglement

      Dix des Kanak interrogés livreront un récit plus ou moins détaillé de leur «audition» (sic). Leurs témoignages, enregistrés par le Comité Pierre-Declercq,5 permettent de retracer assez précisément la singulière procédure mise en œuvre ce jour-là. Il est environ 5h 30. Des gendarmes disposent d'une liste de noms dressée avec l'aide de ceux que les habitants de Gossanah n'appellent pas autrement que «les indicateurs».6 Ils sont ainsi plusieurs dizaines de «suspects». Les plus jeunes sont emmenés trois par trois derrière le temple et contraints de se déshabiller dans le froid du petit matin avant de s'agenouiller ou de s'allonger dans l'herbe trempée de rosée. Les questions portent sur les noms des participants à l'attaque de Fayaoué et sur les grottes où les otages sont susceptibles d'être détenus: «Où sont nos camarades ? Où est la grotte ? Où sont cachés les otages?» On leur fournit un crayon, une feuille de papier ou un cahier pour en dessiner l'emplacement. En cas de refus ou lorsque les réponses attendues n'arrivent pas, c'est l'escalade : les gifles, les coups de poing, les coups de rangers ou les coups de crosse. Plusieurs témoins récalcitrants feront aussi état de menaces voire de simulacres d'exécution : canon de l'arme posé sur la poitrine ou sur la tempe, ou tirs de coups de feu rasants. «Il a tiré trois coups de feu, sur les deux côtés au ras de mon corps et un à côté de la gorge en la rasant de près», raconte ainsi Paoulo Wéa. Une scène qui figurera dans le film de Mathieu Kassovitz.

      «Chaque fois qu'il branche, on tombe par terre»

      Un autre type de simulacre sera rapporté par plusieurs Kanak. Le «vieux» Camine Adeda, interrogé derrière le temple avec les jeunes, l'a subi le premier : «Ils m'ont attaché le cou avec un manou (une pièce de tissu) et m'ont étranglé. Ils serraient fort. Je ne pouvais plus respirer et je me suis évanoui». Un autre «vieux», Bruno Mataou, connaîtra le même traitement le lendemain matin jusqu'à ce qu'il perde connaissance.
      Image extraite du film de M. Kassovitz, L'ordre et la morale.
      Si la plupart des jeunes gens sont questionnés à l'extérieur, des interrogatoires plus poussés se déroulent parallèlement ou se prolongent ensuite dans «la maison en dur». Selon les témoignages, c'est là, à l'abri des regards, que l'on fera usage de la très controversée matraque électrique. «Le gars qui nous posait des questions avait dans sa main une baguette, une espèce de matraque avec une décharge électrique au bout, décrit Georges Omniwack. «Chaque fois que je ne répondais pas, il me piquait avec la matraque électrique, au cou et ensuite à la poitrine, au ventre. J'ai compté, j'ai reçu au moins six à sept décharges. Chaque fois qu'il branche, on tombe par terre parce que c'est trop fort», explique Maki Wéa dont l'un des neveux a fait la même expérience un peu plus tôt.
      Après leur interrogatoire, une partie des jeunes seront condamnés à rester assis durant des heures, les mains entravées et les pieds menottés aux poteaux de la grande tonnelle de la maison commune. D'autres resteront un long moment agenouillés devant la cantine de l'EPK, obligés à soulever de grosses pierres, les bras levés au-dessus de la tête ou largement écartés. Les plus chanceux seront réquisitionnés pour décharger les vivres et le matériel destinés aux troupes ou pour démanteler les barrages qui interdisent encore la circulation des véhicules militaires. Menottés ou non, leurs aînés seront regroupés, en plein soleil sur le terrain de football ou à l'abri des flamboyants. A midi, ils auront droit à un verre d'eau puisée dans un seau. Et à 17 heures, ces hommes, de même que les femmes enfermées dans les cases et qui observent à travers les interstices, assistent à l'arrivée de Bernard Pons, «pantalon et chemise bleu ciel», se souvient Denise Adéda.

      «Pons est venu à côté, nous a regardés, puis il est reparti.»

      Le ministre des DOM/TOM est accompagné du général Bernard Norlain, le chef du cabinet militaire de Jacques Chirac, ainsi que du général Jérôme et de son adjoint, le colonel Gérard Desjardins. Bernard Pons affirmera plus tard qu'il n'a pas vu les groupes de «suspects» qui se tiennent à 20-25 mètres du PC du général Vidal.7 Le vieil Ignace Nine, lui, a bien vu le ministre, «les mains dans les poches en train de nous regarder, nous qui étions rassemblés sur le terrain et les autres jeunes qui étaient attachés sur les poteaux». «Il était là, il est venu à côté, nous a regardés puis il est reparti.» Les deux officiers de gendarmerie feront preuve de moins de détachement. Ils vont s'entretenir un instant avec l'un des hommes menottés près du terrain de foot, Cyril Wéa, le secrétaire de mairie d'Ouvéa. Ce dernier raconte - ce que m'a confirmé le général - qu'Antonio Jérôme lui aurait fait part de son sentiment, selon lequel la revendication d'indépendance allait dans le sens de l'Histoire mais que le drame de Fayaoué et la prise d'otages ne pouvaient que freiner le processus.

      «Les interrogatoires ont pris une sale tournure»

      Philippe Legorjus, lors de la conférence de presse
      donnée le 5 mai 1988 à Nouméa. DR.

      Parole de général contre parole de Kanak. Qui dit vrai ? Philippe Legorjus confirme pour partie les «allégations» des «rebelles» de Gossanah. Tout en mariant le vrai et le flou. «Lorsque je quitte Gossanah pour Fayaoué afin de rencontrer les gendarmes libérés, les interrogatoires ont déjà commencé, raconte l'ancien capitaine. Ils sont énergiques mais sans brutalité : la violence reste verbale et uniquement au niveau de la menace. Lorsque je reviens quelques heures plus tard avec le colonel Benson, nous sommes désagréablement surpris par ce que nous découvrons. Les interrogatoires ont pris une sale tournure, des coups ont succédé aux menaces. Certains gendarmes, pour impressionner les suspects, ont mis des cagoules et, sous couvert de ce masque, tentent de les faire craquer. Benson et moi nous investissons personnellement en ordonnant aux gendarmes de reprendre un mode d'interrogatoire respectueux de la personne humaine.» Voici pour le vrai. «Les Kanak prétendront plus tard avoir été torturés avec des matraques électriques. Je n'ai été témoin d'aucun supplice de ce genre. Quant à ce type de matériel, il ne fait plus partie de l'armement du GIGN, même s'il existait autrefois pour faire réintégrer les détenus récalcitrants dans leur cellule en cas de mutinerie.» Voilà pour le flou. Philippe Legorjus, en effet, n'a pas assisté au maniement de la matraque. Qu'il n'ait pas été informé de son utilisation, c'est une autre affaire. Quant à l'existence même de cette arme d'un emploi peu commun, elle ne fait plus de doute, quoiqu'il en dise. Mais, nous y reviendrons. Relevons d'abord que, sous couvert d'explication, il évoque indirectement le rôle joué par le GIGN. Nulle part dans son livre il n'a jugé bon de mentionner autrement que de manière allusive que c'est sa propre unité qui avait été chargée d'obtenir les renseignements voulus par le général Vidal. Et qu'à de rares exceptions près, ce sont ses hommes à lui que les Kanak incriminent. Ce ne sont pas «des gendarmes» comme les autres mais bien des membres du groupe d'élite de la gendarmerie qui, certains cagoulés, se sont livrés à des violences inacceptables. Des violences qui, en dépit de son «recadrage», se reproduiront à l'identique le lendemain matin...

      «En tout état de cause, les coups - même s'ils sont inadmissibles - ne peuvent être qualifiés de tortures à la française, comme on l'écrira plus tard, commente l'ex-patron du GIGN. Après ces interrogatoires, même les plus musclés, on ne relèvera aucune fracture, ni aucun traumatisme interne sur les victimes. Ce qui n'excuse rien mais relativise les accusations.» Solidarité gendarmesque oblige? Dix ans plus tard, le général de réserve Alain Picard, lauréat du prestigieux Prix Moncey,8 reprendra presque mot pour mot sa version et son argumentation. Cet officier exemplaire, profondément catholique, humain, trop humain - «Il offrait du tabac aux vieux, distribuait des biscuits et des bonbons aux gosses, il nourrissait les chats : j'avais l'impression d'avoir affaire à un curé plutôt qu'à un officier de gendarmerie», me confiera Jean-Paul Lacroix, qui l'accompagnera jusqu'à la fin des opérations - ce pur gendarme dont la réputation fait office de caution pour Jacques Vidal, n'en décroche pas moins haut la main la palme du jésuitisme, avec cette petite phrase sinueuse, insidieuse : «Il est probable que les parachutistes, à Téouta où ils interrogent les habitants, prennent encore moins de précautions que les gendarmes, mais je reste persuadé que l'on a beaucoup exagéré ce qui s'est passé.» A savoir ces supposés «sévices», ces prétendues tortures dont il n'entendra parler, assure-t-il, qu'à son retour en métropole...


      «Ce sont des GIGN qui ont fait les tortures»

      A Téouta évacuée par la plupart de ses habitants, Christophe Dianou y était, l'après-midi du 25 avril. «On était sept hommes, sept femmes, une jeune fille et puis les gosses. Nous étions restés dans la tribu pour garder une vieille qui était malade», raconte ce cousin germain d'Alphonse Dianou. «Ils nous ont emmenés devant la chapelle et ont demandé un responsable. J'ai dit que c'était moi et ils ont commencé à me poser des questions (...) Le chef était devant moi, il tapait dans la poitrine, les deux autres derrière avec le cordon essayaient de m'étrangler. Puis ils ont vu qu'ils ne pouvaient rien tirer et ils m'ont fait coucher par terre.» Un des trois hommes le frappe alors à coups de crosse sur la tête, tandis qu'un autre lui enfonce le canon de son arme sur la main et que le dernier lui serre le cou. «Ce sont des GIGN qui ont fait les tortures», assure Christophe Dianou qui, comme les neuf autres témoins entendus par le Comité Pierre-Declercq, ne parle nullement de mauvais traitements infligés par des parachutistes.
      Dans leurs récits, même maladroits, les Kanak distinguent clairement les comportements des uns et des autres. Ils ne confondent pas les menaces outrancières mais purement verbales de certains officiers paras et les tentatives brutales d'extorsion d'aveux. Et ils se gardent de mettre tous les représentants de l'ordre dans le même panier.
      En dehors des gendarmes, le seul militaire à participer aux «auditions» est le lieutenant Patrick Destremau, du RIMaP, qui a interrogé en particulier Cyrille Wéa dans la case duquel avaient été saisis une collection de la revue Bwenando et le petit Livre vert de Khadafi. Mais il intervient à visage découvert et sans que ses questions s'accompagnent de violences. Le secrétaire de mairie d'Ouvéa rapporte qu'après la visite de Bernard Pons et son bref échange avec le général Jérôme, on lui a «botté un peu les flancs» mais que «Destremau disait aux gens de ne pas trop (le) bousculer». «J'ai su après qu'entretemps Picard faisait ses petits allers-retours, que Picard regardait et leur a dit de se calmer». Lors d'un entretien téléphonique, celui-ci a admis que Cyrille Wéa disait vrai. Lui aussi est intervenu pour rappeler à l'ordre les auteurs de débordements. Dans son livre cependant, il ne dit pas un mot à ce sujet. Il y avait là, pourtant, matière à ajouter une touche supplémentaire d'humanité à l'autoportrait flatteur qu'il a mis tant de soin à dresser. Mais c’eut été reconnaître les comportements inadaptés de certains gendarmes et faire ainsi un accroc dans le tissu de mensonges soigneusement ravaudé depuis plus de vingt-cinq ans afin d'épargner à l'armée et à la gendarmerie le poids du déshonneur.
      .../...
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      1. Les accusations portées par le FLNK reposent semble-t-il sur le récit fait au téléphone par le pasteur de Gossanah, Tom Tchacko, qui le 25 au soir aurait réussi à joindre des représentants de l’Église évangélique à Nouméa. Le premier démenti est venu de Bernard Pons, le ministre des DOM/TOM, à l'occasion d'une conférence de presse tenue le 27 avril à Nouméa devant un parterre de correspondants et d'envoyés spéciaux interdits d'accès à Ouvéa : «Rassurez-vous, on n'a torturé personne !». Le même jour, à Paris, la Direction générale de la gendarmerie réfutait à son tour la version du FLNKS. «Elle dément, dixit Le Monde, avoir procédé à des interrogatoires violents, avoir déplacé des tribus et avoir détenu des personnes dans les conditions dénoncées par le FLNKS
      2. Cogny Wéa mourra le 6 mai, au lendemain de l'Opération Victor. Les habitants de Gossanah restent aujourd'hui encore convaincus que sa mort est la conséquence directe de ce qu'il a vu et subi le 25 avril.
      3. Dans son second livre, L'Ordre et la Morale, qui doit beaucoup au précédent, Philippe Legorjus s'abstiendra de reparler de «centres d'interrogatoires».
      4. Où s'arrêtent les sévices et où commence la torture : dans son rapport, La Ligue des Droits de l'Homme s'efforce de distinguer ce qui, dans les violences infligées aux hommes de Gossanah, relève des uns et de l'autre. Les avocats des Kanak n'ont pas retenu la qualification de «tortures».
      5. Tous ont été publiés dans la revue Bwenando. Le Comité a également procédé à une reconstitution filmée dans la tribu Gossanah et à la grotte de Watetö.
      6. Le premier d'entre eux est Mathias Nazère, le loyaliste de Téouta recruté dès le 22 avril à Wénéki par le lieutenant-colonel Picard, qui se comportera en véritable auxiliaire des forces de l'ordre en fournissant les noms et en désignant les maisons des familles les plus «engagées». Un ou plusieurs autres, dont les gendarmes du GIGN s'efforceront de préserver l'anonymat en leur fournissant une cagoule, participeront à cette chasse aux militants.
      7. Dans le documentaire d'Elizabeth Drévillon, Autopsie d'un massacre, diffusé en 2008 par France 2, Bernard Pons, qui n'en est plus alors à un mensonge près, affirmera face caméra qu'il n'a jamais mis les pieds à Gossanah ! Une affirmation que le général Vidal se sentira tenu de démentir.
      8. Ce prix, devenu le Prix littéraire de la gendarmerie, est attribué chaque année par un jury composé de gendarmes. Il récompense aussi bien des romans policiers que des ouvrages historiques. C'est dans la catégorie Histoire qu'a été primé Ouvéa. Quelle vérité? Dense, très documenté, illustré de photos inédites, ce livre d'Alain Picard, qui est aussi un solide plaidoyer pro domo, est devenu une référence pour tous ceux qui rejettent la version donnée par les journalistes du Monde, Edwy Plénel et Alain Rollat dont l'ouvrage, Mourir à Ouvéa, édité en 1988 et devenu introuvable.. Une version, on le verra, infiniment plus proche de la vérité.
       L'ETAT DE SIEGE

      3. Des «GIGN» brisent la loi du silence

      Dans Gign: Le Temps des secrets, un documentaire diffusé en 2002 sur France 3, Michel Bernard relate 
      sa version des événements d'Ouvéa. Il y évoque brièvement les interrogatoires auxquels il a participé. 


      «Ce n'était pas l'Algérie, avec salle d'interrogatoires, gégène et bassines d'eau...»
      Propos tenus au téléphone par Michel Bernard, ancien membre du GIGN, qui a participé aux interrogatoires des 25 et 26 mai à Gossanah.

      Après la fable des gendarmes massacrés «à coups de haches et de sabres d'abattis», la version mensongère des interrogatoires menés à Gossanah. Il faut à tout prix laver le GIGN des soupçons que font peser les récits rassemblés par le Comité Pierre-Declercq. La réfutation de la DGGN (Direction générale de la gendarmerie) n'y suffit pas. Et c'est le très talentueux Françis Szpiner qui s'y colle, à la demande de Philippe Legorjus. «Le GIGN n'était pas pourvu de matraques électriques, arme qu'il n'a pas en dotation, proteste l'avocat des «supergendarmes».1 Il n'a pas participé aux interrogatoires, qui étaient menés par d'autres unités. Aucun de mes clients n'a participé à des sévices.» Alors qui ?
      Les journalistes du Monde ont bien cherché à le savoir mais, constatent-ils, les militaires se refusent à se comporter «comme des balances» : ils ne donneront pas les noms de ceux qui «se sont laissés aller». Ils ne nient pas en bloc l'existence de sévices, ils assurent simplement que ce n'était pas leur unité, sans vouloir préciser pour autant quel était le corps d'appartenance de ceux qui en furent les auteurs.».
      Contrairement au déni, le mensonge ne résiste pas toujours à l'usure du temps. Tantôt il se fait moins assuré et s'effiloche peu à peu à force de ressassement, de justifications embarrassées et d'infimes variations. Et tantôt il cède, sans prévenir, par lassitude, comme s'il était soudain devenu trop lourd à porter. Dans les semaines qui ont suivi les événements, le GIGN a fait bloc et s'est fabriqué une version soft des interrogatoires menés à Gossanah et de la fin des combats à la grotte des Anciens. Ses hommes présents à Ouvéa, coupables ou innocents mais tous solidaires, s'y sont accrochés envers et contre tout pendant un quart de siècle. Elle ne tient plus aujourd'hui qu'à un fil prêt à rompre.



      Des matraques électriques dans les bagages
      Dix-neuf «opérationnels» du GIGN ont participé aux recherches et/ou aux combats.2 Au cours des deux années écoulées, je me suis entretenu plus ou moins longuement avec la moitié d'entre eux, parfois à plusieurs reprises.3 Certains échanges ont été tendus voire houleux. Mais aucun de ceux que j'ai pu contacter ne s'est défilé. Confidences ou demi-aveux, quelques-uns ont vaincu leurs réticences et m'ont permis de progresser dans ma tentative de recherche de la vérité. Comme Jean-Jacques Marlière, actuellement responsable de la sécurité d'un Grand hôtel parisien, qui le premier m'a confirmé l'existence des matraques électriques : «Ce sont des armes non létales que nous utilisions lors des émeutes de prison (par exemple en 1987 à la maison centrale de Saint-Maur et à Fleury-Mérogis). Oui, il y en avait dans certains bagages lorsque nous sommes partis pour Ouvéa. Mais j'étais affecté aux recherches sur le terrain et je ne sais pas qui les a employées.». Ou comme Michel Bernard, reconverti dans la sécurité au sein d'un groupe pétrolier et qui, lui, admet avoir participé aux interrogatoires.

      «Je me suis dit : «Mais t'es complètement con !»
      «On glanait des renseignements, c'était comme une sorte de jeu de piste entre armée et gendarmerie, à celui qui trouverait en premier le lieu de détention des otages, raconte Michel Bernard. On était sous pression. On nous disait : «Dépêchez-vous, dépêchez-vous!». Des informateurs qui venaient de tribus loyalistes et qu'on amenait cagoulés nous ont donné des noms et montré les cases.» «Nous avons interrogé ceux qui avaient été dénoncés. C'est un exercice dont on ne maîtrise pas l'action, où on peut laisser surgir une certaine forme de bestialité», dit-il, une violence insoupçonnée à laquelle il se serait lui-même laissé aller. «Une seule fois.» «Un gars avait suspendu à l'intérieur de sa case le t-shirt d'un gendarme d'Antibes et une paire de pataugas. Malgré ça, il nous disait : "Je sais rien !", alors je lui ai flanqué des baffes. C'était un grand gaillard mais il a commencé à pleurer et là j'ai compris, je me suis dit : « Mais t'es complètement con !» «Un geste malheureux». Qu'il a aussitôt regretté, dit-il. Au point d'aller le confesser la veille de l'assaut auprès du père Jean-Pierre Brard, l'aumônier militaire avec lequel Alain Picard nouera une longue amitié.

      «Combien tu veux que je te coupe de doigts ?»

      Image extraite du documentaire de Christophe de Ponfilly pour France3, diffusé sur YouTube par gign.org. Michel Bernard évoque avec son ami 
      Hervé Quaetaert l'interrogatoire de Bruno Mataou. Un récit tronqué?  
      «Les interrogatoires musclés, ça a été rapporté le soir à Legorjus qui nous avait réunis. Il a alors remis les pendules à l'heure», assure celui qu'en raison de son 1m90 ses camarades appellent «le grand Michel Bernard». Mais, dans le documentaire de 56' réalisé en 2002 par Christophe de Ponfilly, GIGN, le temps des secrets, dans lequel il retrace longuement ses faits d'armes, l'ancien «supergendarme» rapporte aussi une autre anecdote. Il explique comment, lors d'une séance d'interrogatoire, le lendemain même de ce rappel à l'ordre, il s'est saisi d'un tamioc et a contraint un Kanak qui refusait de parler à poser la main sur le rebord de la fenêtre en menaçant de lui couper un ou plusieurs doigts. Réplique de l'intéressé, Bruno Mataou  : «Tu peux couper la main si tu veux. Je ne sais rien...» «Il était couillu le mec, hein ?» ajoute avec le sourire l'ex-sous-officier du GIGN, en se tournant vers son ami Hervé Quaetaert qui visiblement a assisté à la séance. Simple intimidation ? Sans doute. «Tout le reste, ce sont des conneries !», conclut le héros du film de Christophe de Ponfilly... (voir youtube http://youtu.be/0sQcLWfWiEU). A ceci près que la victime, si elle décrit cette scène-là à peu près dans les mêmes termes, fait d'abord état de la longue séquence de traitements variés qui l'a précédée : menace d'exécution, usage répété de la matraque électrique et étranglements.4

      «On avait la haine du Kanak!»
      Lorsque Michel Bernard pénètre dans la case où est interrogé Bruno Mataou, celui-ci vient tout juste de reprendre connaissance après qu'un autre gendarme du GIGN lui ait «serré le cou avec une ceinture qui pendait sur une corde». «A chaque fois, quand je ne peux plus parler, il relâche et me dit : «Parle !» (…) - ça s'est passé trois ou quatre fois comme ça et puis à la cinquième fois, il a serré complètement et je voyais tout noir, je me suis retrouvé par terre évanoui.»
      Après avoir enregistré les déclarations des Kanak interrogés à Gossanah et Téouta, le Comité Pierre-Declercq a soumis à chacun la fameuse photo publiée le 27 mai 1988 par Paris-Match, où l'on voit Alphonse Dianou sur sa civière au milieu de ses compagnons preneurs d'otages qui ont survécu aux assauts. Sur la gauche de l'image figure une rangée de militaires, principalement des membres du GIGN revenus d'opération. Deux d'entre eux seulement sont reconnaissables, que le Comité a désignés par les premières lettres de l'alphabet. Aucun de ceux qui ont dénoncé de mauvais traitement ne désigne le premier, Philippe Raitière, dit «L'écureuil». Mais trois montrent du doigt «celui qui porte la lettre B au-dessus de la tête» : Christophe Dianou, Raphaël Wéa, qui dit reconnaître «celui qui est long», qui montait la garde à la porte durant son interrogatoire, et Bruno Mataou qui distingue le même homme comme «l'un de ceux qui (l') ont torturé à l'électricité». Cet homme qui domine tout le groupe d'une tête, c'est «le grand Michel Bernard». Le dernier accusateur a-t-il procédé à un amalgame entre les trois ou quatre gendarmes qui l'ont interrogé ? L'ancien sous-officier est catégorique : «La matraque, ça fait partie des conneries qui ont été commises, mais ce n'est pas moi qui l'ai utilisée!»
      Michel Bernard se défend de pied ferme mais ne cherche pas à se justifier, pas plus qu'à «dédouaner» ses camarades. Il n'en souligne pas moins l'importance du «facteur émotionnel, lié à tout ce qu'on avait entendu avant notre départ et à notre arrivée sur les lieux». Ce que plusieurs autres interlocuteurs résumeront d'une formule plus abrupte : «On avait la haine du Kanak !»

      «J'ai juste posé le canon de mon fusil sur sa tempe.»
      Sur le site internet gign.org, consacré à l'histoire passée et présente du groupe d'intervention, Bernard Meunier dit «Nanard», autre acteur du drame d'Ouvéa, figure avec Michel Bernard parmi les «Grands noms» de l'unité d'élite de la gendarmerie. Je l'ai questionné peu de temps après la sortie du film de Mathieu Kassovitz et la critique qu'il en avait dressée dans La Gazette de la Côte d'Or. Un article dans lequel il reconnaissait avoir lui aussi conduit des interrogatoires.
      Bernard Meunier reconnaît avoir menacé d'exécuter 
      un Kanak pour obtenir des renseignements. DR
      C'est sorti tout à trac. L'entretien avait à peine commencé. «Celui qu'on voit simuler une exécution dans le film, c'est moi, déclare d'emblée Bernard Meunier. Je ne l'ai jamais dit à personne. Mais ça ne s'est pas du tout passé comme ça. On avait chopé une demi-douzaine de jeunes qui ravitaillaient les preneurs d'otages. On a simplement exercé une pression psychologique pour qu'ils nous indiquent l'emplacement de la grotte. Il y avait un Kanak plus âgé. Avec un autre commando, on le tenait en joue. Je n'ai pas tiré. J'ai juste posé le canon de mon fusil à pompe sur sa tempe puis sur sa poitrine et j'ai menacé :«On va tuer le vieux!» L'autre jeune s'est assis. On lui a demandé de faire un dessin et il a fini par dire : «La grotte est là».
      Deux jours après cet interrogatoire, Bernard Meunier allait à son tour devenir otage des indépendantistes kanak avec Philippe Legorjus et cinq autres membres du GIGN. Des otages «de choix» dont les conditions de détention seront durcies lorsque Alphonse Dianou aura connaissance des méthodes employées pour faire parler les gens de Gossanah5 ...

      «C'est moi qu'ils recherchaient.»
      «Un jour, Dianou et les autres ont fait monter une dizaine de Kanak à la grotte pour nous identifier. Quatre ou cinq sont descendus dans le trou où nous étions menottés. C'est moi qu'ils recherchaient, confesse Bernard Meunier. Je me tenais accroupi dans un coin. Je m'étais barbouillé le visage avec de la terre.» Il ne sera pas identifié. Contrairement à son camarade Jean-Guy Pichegru, reconnu la veille par un porteur de thé,6 Gervais Nahiet, et qui faillit payer de sa vie les mauvais traitements appliqués à Gossanah. Jean-Guy Pichegru que plusieurs interlocuteurs me désigneront, sous couvert d'anonymat, comme l'utilisateur de la matraque électrique, mais qui a trouvé la mort en 2000 dans un accident de moto et n'est donc plus là pour s'en défendre.
      Contrairement au «grand Michel Bernard», Bernard Meunier, qui fut dix ans durant négociateur-expert au GIGN et qui dirige aujourd'hui sa propre entreprise de sécurité, n'a toujours rien pardonné. Ni aux Kanak ni à Philippe Legorjus, le «faux-héros» d'Ouvéa, ni à son adjoint Jean-Pierre Picon qui le 5 mai «est sorti le premier de la grotte par une cheminée en laissant les autres otages en bas», ni aux autorités militaires et politiques qui ont lésiné sur les récompenses.7

      «En fait, nos interrogatoires n'étaient pas assez musclés.»
      Le manque de reconnaissance, le temps passé dans l'ombre d'un Philippe Legorjus promu commandant sitôt débarqué de Nouméa et proclamé figure emblématique du GIGN, un Legorjus qui par la grâce du Septième art devient l'incarnation du courage et de la morale : pour Michel Lefèvre, c'en est trop. Le «chef Lefèvre», celui que ses hommes appellent affectueusement «le gros Michel» et que le général Vidal a désigné pour conduire l'ultime assaut de la grotte de Watetö, va revendiquer sa juste place dans l'histoire de l'Opération Victor. Il décide de «clamer la vérité». Et en 2012, il publie sa propre version des faits sous le titre : «Ouvéa. L'histoire vraie».8

      Michel Lefèvre, chef de groupe au GIGN, a conduit le second assaut de la grotte de Watetö. Depuis la sortie du film de Kassovitz, il n'a de cesse de dénoncer "l'imposture" de Philippe Legorjus. Pour lui, les interrogatoires ne sont pas allés assez loin. Photo DR
      Il y évoque «la pêche aux renseignements» auprès de la population de Gossanah. C'est à son groupe - et à aucune autre unité - que cette mission a été dévolue. «Cet épisode a donné lieu à toutes sortes de polémiques, écrit Michel Lefèvre. S'il est vrai qu'il y a eu des brutalités (pour ma part je n'ai rien vu) concernant ces fameux interrogatoires, ces soi-disant violences sont sans commune mesure avec l'attaque de la gendarmerie. Nous n'avons tué ni blessé ni torturé personne.» Et d'argumenter : «Le capitaine Legorjus, avec qui je suis bien loin d'être toujours d'accord, n'a jamais admis ce genre de pratique au sein de son unité». En effet. Sauf que, selon Philippe Legorjus, Michel Lefèvre est précisément l'un de ceux qu'il a rappelé à des méthodes plus orthodoxes le 25 avril au soir...
      «Le fait est que nos interrogatoires ne sont pas assez musclés, estime pourtant le «gros Michel» Les menaces verbales, les «Dis-moi où est la grotte ? Où sont cachés les otages ? (...) Si tu ne réponds pas je vais te filer un coup de matraque électrique, alors tu vas parler ? ne donnent rien.» Et d'expliquer à l'intention du non-initié que la matraque en question produit «un courant d'une très faible intensité qui procure juste une sensation désagréable9
      «A l'entraînement, on tenait une ou deux minutes», précisera-t-il lors de notre second entretien téléphonique. Champion du monde d'haltérophilie et détenteur du record mondial de développé couché dans la catégorie sapeurs-pompiers et policiers, Michel Lefèvre est une armoire à glace bardée de muscles. Lorsque je ferai remarquer à cet habitué des gymnases qu'une matraque électrique - dont il admet cette fois qu'elle a bien été utilisée - peut provoquer chez un Kanak, jeune ou vieux, un tout autre effet que celui qu'il décrit, il finit cependant par en convenir.

      Philippe Legorjus a rappelé certains de ses hommes
      à des pratiques plus respectueuses de l'éthique 
      du GIGN. Photo DR

      «Tout cela a été une grande déception pour Philippe (Legorjus), avec la présomption très forte que beaucoup avaient participé», a confié Michel Bernard à l'occasion de notre premier entretien, sans préciser pour autant si ce dernier sentiment était ou non justifié. En plus des hommes déjà cités, combien d'autres ont été impliqués dans cette quête brutale du renseignement ? «Un militaire se nomme Dubois, on a vu sur sa veste, c'était marqué Dubois, a témoigné Christophe Dianou. C'est pas lui qui faisait les tortures mais il est resté là, c'est tout le temps avec lui qu'on parlait.» Le maréchal des logis-chef Jean-Claude Dubois, trahi par la bande velcro patronymique fixée à hauteur de poitrine, fera également partie des six membres du GIGN venus grossir les rangs des otages le 27 avril au matin. Il est de ceux que je n'ai pas réussi à contacter.
      Les Kanak ont dit vrai. Françis Szpiner et le GIGN ont menti. A Satory où est basé l'ensemble des groupes d'intervention de la gendarmerie, les méthodes musclées employées à Ouvéa deviendront vite «un secret de Polichinelle». Mais il n'y aura ni enquête interne ni sanction. Ceux qui se sont «laissés aller» poursuivront leur carrière au GIGN ou ailleurs en gendarmerie. En d'autres occasions, lors des assauts du 5 mai ou encore avant ou après Ouvéa, ces mêmes hommes ont risqué leur vie pour en préserver d'autres, c'est vrai. Mais devait-on pour autant masquer leur part d'ombre et passer sous silence les excès commis à Gossanah ? Après Jean-Claude Dubois, décoré sitôt après les événements, Michel Bernard, Hervé Quaetaert, Bernard Meunier et Jean-Guy Pichegru recevront à leur tour la Médaille militaire et Michel Lefèvre sera fait chevalier de la Légion d'honneur en 1996...

      Une hiérarchie aveugle ou consentante
      Entre sévices et torture, la frontière est ténue. Au vu des divers témoignages, chacun décidera si elle a ou non été franchie. Reste que des actes intolérables ont bel et bien eu lieu, dont la responsabilité incombe d'abord et avant tout à une hiérarchie aveugle ou consentante.
      Dans son livre-plaidoyer, Jacques Vidal se défausse. S'il a confié la recherche du renseignement aux hommes du GIGN, c'est, dit-il, parce qu'il a estimé «que leur qualité de gendarmes offr(ait) des garanties suffisantes pour mener ce type d'investigations» «En aucun cas, écrit-il, je ne leur ai demandé de conduire des interrogatoires «musclés». Ces hommes avaient selon lui «la compétence nécessaire pour réaliser ces interrogatoires selon leur propre organisation.». C'est inexact. Le GIGN n'est pas un service de police judiciaire, un groupe d'investigation, mais une unité d'intervention. Et quand bien même quelques-uns de ses sous-officiers auraient obtenu la qualification d'OPJ, ils n'étaient nullement autorisés à exercer cette fonction à Ouvéa. Il aurait pour cela fallu qu'ils aient été habilités dans le ressort de la Cour d'appel de Nouméa, ce qui n'était pas le cas.
      Michel Lefèvre, le «Monsieur Muscle» venu de la Garde républicaine, avait-il l'expérience requise pour procéder à des auditions ? Les quelques gendarmes territoriaux présents à Gossanah étaient-ils habilités et si oui, comment se fait-il que pas un seul Kanak n'ait mentionné leur participation aux séances d'interrogatoire ? Pourquoi celles-ci ont-elles lieu sans instructions et sans contrôle d'un magistrat ? A supposer que le général ait ignoré les règles de droit qui encadrent les auditions, Alain Benson, son «adjoint gendarmerie», ou encore le lieutenant-colonel Picard étaient là pour les lui rappeler. De même que Philippe Legorjus, conscient que des interrogatoires se déroulaient hors procédure. Et qui, en dépit de ses états d'âme, a cautionné des «pratiques qui (le) révoltaient».
      Jacques Chirac, enfin, n'est pas pour rien dans ces détestables «bavures». En allant jusqu'à dénier la qualité d'êtres humains aux assaillants de la gendarmerie de Fayaoué, le premier ministre candidat a largement contribué à nourrir cette «haine du Kanak» qui se manifestera jusqu'à l'épisode final du drame d'Ouvéa.
      À suivre…
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        1. Francis Szpiner défendra, outre le capitaine Legorjus, les six membres du GIGN qui au lendemain de la découverte de la «grotte des Anciens» - aussi appelée le «trou des Guerriers» - se retrouveront otages à leur tour et décideront, une fois rentrés en métropole, de se constituer partie civile. Avocat d’Alain Juppé dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, Me Szpiner défendra également Jacques Chirac dans les dossiers de financement politique du RPR et des HLM de Paris. Il avait participé à la campagne de celui-ci en 1981 et se présentera en 2002 contre Arnaud Montebourg avant de devenir suppléant d'Eric Raoult, député de Seine Saint-Denis déchu en 2012.
        2. Les dix-neuf hommes engagés sur le terrain à Ouvéa étaient accompagnés d'un mécanicien, d'un magasinier, du médecin du GSIGN (le Groupement de sécurité et d'intervention, regroupant le GIGN et l'EPIGN), le docteur Jean-Michel Churlaud, ainsi que d'un infirmier.
        3. Le capitaine Philippe Legorjus et son adjoint, le capitaine Jean-Pierre Picon, le chef de groupe Michel Lefèvre ainsi que Didier Anglézi, Michel Bernard, Alain Guilloteau, Jean-Jacques Marlière, Bernard Meunier, Xavier Leroy et Alain Pustelnik.
        4. Bwenando N°109-110 et rapport de la Ligue des Droits de l'Homme, Enquête sur Ouvéa.
        5. Alors qu'elles seront assouplies pour les gendarmes mobiles détenus depuis le 22 avril, à qui l'on retirera leurs menottes et qui seront autorisés à circuler plus librement.
        6. Terme qui désigne les habitants de Gossanah qui, avec l'aval des forces de l'ordre, viendront chaque matin à partir du 28 avril apporter des boissons et des repas aux occupants de la grotte. Si les mobiles partageront le repas des Kanak, les otages du GIGN seront moins bien traités et devront le plus souvent se contenter de rations militaires.
      7. Philippe Legorjus recevra son galon de commandant des mains d'André Giraud dès sa descente d'avion à Saclay. Jean-Pierre Picon et Jean-Claude Dubois seront décorés de la Médaille militaire pour avoir défendu l'ensemble des otages réfugiés au fond de la grotte lors des assauts, grâce aux armes introduites par le substitut Jean Bianconi.
      8. Publié aux Editions du Rocher, 183 pages. Extrait : «A Roissy, le capitaine Legorjus descend le premier sous les flashes des photographes. Il est accueilli par Régis Mourier, le directeur général de la Gendarmerie et André Giraud, le ministre de la Défense. Directement sur le tarmac où se bousculent les journalistes, les autorités militaires lui remettent un galon de commandant. Le capitaine sourit, serre des mains, explique, sourit à nouveau, réexplique. Les flashes crépitent à nouveau. A ma grande surprise je passe inaperçu avec mes camarades. Certes, je n'attends pas la gloire, mais j'ai tout de même dirigé l'assaut alors que lui n'était pas là. Qu'a-t-il à raconter ou à dire ? »
      9. La puissance des armes non létales dites à induction électrique actuellement disponibles sur le marché va de 80 000 à plus de... 2 000 000 de volts. Quelle était celle des matraques utilisées à l'époque lors des émeutes de prison ? Je n'ai pas trouvé la réponse. A titre de comparaison, une clôture électrique pour bétail a une puissance de 10 000 volts et plus. Soit au moins quatre fois plus de courant que celui que l'on reçoit lorsque l'on met le doigt dans une prise électrique. 
      source
      1. La controverse sur les exécutions sommaires

      6 mai 1988. Devant le bâtiment de l'aérodrome d'Ouloup.
      Les corps des dix-neuf Kanak tués à Ouvéa.   Photo DR
      «Il serait regrettable qu'un succès éclatant, entaché il est vrai d'actes individuels inexcusables, soit contrebattu par une campagne tendancieuse qui, au-delà de la désapprobation justifiée de comportements délictueux, viserait à porter un coup à l'institution militaire et à ses chefs.» 
      Extrait du rapport d'enquête militaire des généraux Berthier et Rouchaud.

      Le succès de l'opération «Victor», qui aura permis la libération des vingt-quatre otages retenus dans la grotte de Watetö, a été obtenu au prix fort. Le bilan des combats dressé le soir du 5 mai est lourd - vingt-et-un morts - et de l'avis même de certains experts militaires les pertes semblent singulièrement disproportionnées. Deux hommes du 11ème Choc, l'adjudant Régis Pedrazza et le soldat Loïc Veyron, ont été tués lors du premier assaut, le lieutenant Thimothée, du GIGN, a été acheminé à l'antenne chirurgicale d'Ouloup entre la vie et la mort 1 et trois autres souffrent de blessures sans gravité. Dans le camp adverse, les corps de dix-huit indépendantistes ont été dénombrés sur le terrain des affrontements. Et la mort d'Alphonse Dianou, le chef des preneurs d'otages blessé à sa sortie de la grotte par un gendarme du GIGN, a été constatée par un médecin militaire cinq heures après la fin des combats alors que, conformément aux consignes du général Vidal, il aurait dû être «aiguillé» sur Ouloup et pris en charge par l'équipe médicale.

      Cette opération d'envergure, sans précédent depuis la guerre d'Algérie, a-t-elle été entachée par de graves manquements à l'honneur militaire? Des membres des forces armées ont-ils procédé à des exécutions sommaires après la sortie des otages et la reddition des indépendantistes retranchés dans le «trou des guerriers»? La controverse surgit dès le 8 mai, au soir d'une journée historique qui verra la réélection de François Mitterrand et la défaite de son Premier ministre, Jacques Chirac. Celui-là même à qui le Président sortant avait délivré son agrément pour une opération de vive force.

      C'est le correspondant de l'AFP en Nouvelle-Calédonie, Antonio Raluy, qui allume la mèche. Venu sur l'île d'Ouvéa pour assister aux obsèques des dix-neuf victimes kanak, il rapporte les accusations portées par des responsables locaux du FLNKS et un «ancien» de la tribu de Gossanah présent lors de l'assaut. Celui-ci affirme notamment qu'Alphonse Dianou et son lieutenant Wenceslas Lavelloi sont sortis vivants de la grotte après y avoir déposé leurs armes. Il évoque également la mort, toujours après la cessation des combats, d'un jeune homme de 19 ans, Patrick Amossa Waïna, qui figurait parmi ceux que l'on appellera «les porteurs de thé» et qui, depuis le retrait de l'armée de Gossanah et avec l'aval des autorités militaires, venaient chaque matin ravitailler la grotte et partager le petit déjeuner des otages et de leurs gardiens.2 Il raconte qu'Alphonse Dianou, blessé, a été frappé «à coups de crosses et de rangers» et que d'autres «porteurs de thé» ne doivent la vie sauve qu'à l'intervention du substitut Jean Bianconi et du gendarme kanak Samy Ihage.3

      Les démentis se succèdent...
      La réaction est immédiate. Les deux «têtes d'affiche» de l'opération «Victor», Jacques Vidal et Philippe Legorjus, font pour un temps cause commune et rejettent en bloc les accusations lancées depuis Ouvéa. Pour l'un, il s'agit avant tout de «dédouaner» l'Armée. Pour l'autre, de couvrir «ses» hommes et préserver l'image de son unité.
      Dans sa dépêche du 8 mai, l'AFP fait aussi état du démenti du commandant en chef des Forces armées de Nouvelle-Calédonie (FANC), toujours présent à Nouméa, selon qui «Dianou a refusé de se rendre et a été blessé lors de la deuxième phase de combat, l'assaut contre la grotte». «Il a été blessé à l'intérieur ou à l'entrée de la grotte, précise le général Vidal. Un médecin s'est occupé de lui, mais il est décédé pendant son transfert vers Saint-Joseph ou à l'aérodrome.» Le lendemain, l'agence publie la mise au point du tout nouveau commandant Legorjus. «Affirmer aujourd'hui que des preneurs d'otages ont été exécutés est un mensonge pur et simple et constitue aussi une injure pour les morts canaques qui sont tous tombés les armes à la main et ont combattu vaillamment, se défendant bec et ongles», s'indigne le chef du GIGN. Une réplique en forme d'hommage aux militants indépendantistes qui dissimule à peine le sous-entendu destiné aux dirigeants du FLNKS : somme toute, une fin héroïque ne vaut-elle pas mieux, pour l'Histoire ou la Légende kanak, qu'une reddition, fut-elle dictée par le souci d'épargner des vies? Philippe Legorjus récidive dans Le Monde daté du 10 juin, cette fois avec force détails. Une version fabriquée sur mesure pour tenter de couper court aux accusations accablantes publiées dans la même édition.

      Le "coutumier" Joseph Tangopi et son fils Benoît (qui figurait parmi les preneurs d'otages). 
      Image de 2002, extraite du film de Charles Belmont,"Les médiateurs du Pacifique".

      mais les témoignages s'accumulent
      L'envoyé spécial du Monde, Frédéric Bobin, a lui aussi rencontré le témoin cité par l'AFP, un «ancien» de la tribu de Gossanah, Joseph Tangopi, qui chaque jour depuis le 28 avril, entre 5 heures et 6 heures du matin, se rendait à la grotte pour y faire la coutume. Il était là, dans la cuvette au fond de laquelle se dissimulait la cache des preneurs d'otages, lorsque l'attaque a été déclenchée. Comme les sept «porteurs de thé» qui se sont réfugiés avec lui dans la grotte dès les premiers tirs. Et qui racontent. «Ils insistent sur le fait qu'Alphonse Dianou et Wenceslas Lavelloi ont bien jeté leurs armes au sol avant de s'extraire de la grotte», écrit Le Monde. «Alphonse serrait contre lui une sculpture coutumière. Il disait qu'il était entré avec et qu'il sortirait avec. Il était accompagné de Wenceslas Lavelloi. Nous suivions tous derrière. Une fois sortis de la grotte, les militaires nous ont fait coucher par terre. Puis un militaire a tiré un coup de feu sur la jambe d'Alphonse. Blessé, il a été emmené sur un brancard où un médecin de l'armée s'est occupé de lui. Il lui a mis des tuyaux pour la perfusion. Mais ensuite d'autres militaires sont venus vers le brancard, ont arraché les tuyaux et ont renversé le brancard. Le corps d'Alphonse a roulé sur les cailloux et a été frappé à coups de rangers et de crosses de fusilsLes «porteurs de thé» racontent aussi que leur camarade Patrick Amossa Waïna a été interpellé par un militaire. «Quand il s'est mis debout, expliquent-ils, il a reçu un coup de feu et il s'est écroulé.» Enfin, toujours selon ces mêmes témoins, des hommes seraient venus chercher Wenceslas Lavelloi alors qu'il était allongé parmi eux. «Il a été emmené dans un coin qu'on ne voyait pas, au-dessus de la grotte. On a entendu un coup de feu et le militaire a dit : «Le tour de Lavelloi est fini, au suivant !» Une escalade évitée grâce à l'intervention du substitut Bianconi : «Ils ont eu assez de morts comme ça!»

      «Une campagne de dénigrement»
      Joseph Tangopi à l'intérieur de la grotte avec les "porteursde thé"
       lors de la reconstitution fimée par le Comite Pierre -Declercq. DR
      Le «patron» du GIGN a beau expliquer que Dianou et Lavelloi faisaient partie «du dernier carré des ravisseurs décidés à se battre jusqu'au bout», que le chef du commando a été blessé à la cuisse lors d'un échange de coups de feu avec deux des otages (qui disposaient de deux revolvers Smith & Wesson introduits dans la grotte par le substitut Bianconi4) et enfin que son lieutenant a été tué les armes à la main à l'intérieur de la grotte, il est trop tard pour stopper l'emballement médiatique. Le ministre de la Défense, André Giraud, qui s'apprête à faire ses cartons, ne peut rester sans réagir à ces «insinuations monstrueuses» : il annonce le dépôt d'une plainte contre X. «pour diffamation envers les armées». Et dès le lendemain les familles des morts kanak décident à leur tour de porter plainte, cette fois pour «assassinat».
      Au cours des jours suivants, la polémique va enfler, alimentée d'un côté par la presse (Libération, La Croix, L'Humanité...) qui accumule les témoignages, et par les dirigeants du FLNKS, bien décidés à tirer parti de «l'affaire d'Ouvéa» ; de l'autre par les soutiens de Jacques Chirac et par le duo Vidal-Legorjus désormais confronté à ce que le général, à qui trois jours plus tôt une partie de la presse tressait des couronnes de laurier, qualifiera plus tard de «campagne de dénigrement».

      «Alphonse a été jeté de l'hélicoptère»
      Au «Château», l'affaire est suivie de près. Le 13 mai, l'Elysée fait savoir que le Président souhaite que l'on fasse toute la lumière sur les événements d'Ouvéa. Dès le lendemain, le nouveau ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, tout juste entré en fonction, ordonne une enquête de commandement, confiée aux inspecteurs généraux de l'Armée de terre et de la gendarmerie, Michel Berthier et Guy Rouchaud.
      Le 27 mai, Le Nouvel Observateur va apporter une nouvelle pièce au dossier. Des témoignages «recueillis un à un» auprès de dix-huit des vingt-neuf Kanak transférés le 10 mai de Nouméa et incarcérés à Fresnes, à la Santé ou à Fleury-Mérogis. Six d'entre eux5 corroborent, à des détails près, les récits faits aux journalistes par les témoins interrogés à Ouvéa. Et Hilaire Dianou, le frère d'Alphonse, assure que celui-ci a été jeté au sol depuis l'hélicoptère qui les transportait (1m50 environ, précise Le Nouvel Obs). Ce que confirment les deux frères Tangopi, Benoît et Xavier, les fils du coutumier de Gossanah. Une accusation gravissime qu'au moment de boucler leur rapport les généraux enquêteurs pourront difficilement ignorer...

      Des certitudes, des probabilités et des omissions
      Le 30 mai, ces derniers remettent au ministre un document de quelques pages qui sera publié dans son intégralité par Le Monde du 23 juillet, après avoir été déclassifié pour les besoins de l'instruction ouverte par le Garde Sceaux. Ses signataires se déclarent «en mesure de donner quelques certitudes ou probabilités concernant les points litigieux suivants : les trois morts suspectes de Mélanésiens et l'évacuation sanitaire de Dianou Alphonse». Parmi les éléments que les inspecteurs généraux disent pouvoir «verser de façon certaine au dossier», le premier concerne Wenceslas Lavelloi. «Il figure parmi les deux Mélanésiens trouvés morts à l'entrée immédiate de la grotte, l'autre étant le preneur d'otages tué par les tireurs d'élite au début du deuxième assaut. Tout laisse à penser en conséquence que Lavelloi est également mort au cours de l'action». Simple probabilité donc, et de surcroît erronée...
      Erreur de calcul ou omission volontaire ? Ce sont trois corps et non pas deux qui ont été découverts à proximité de la grotte. Outre ceux de Lavelloi et de Vincent Daoumé, le ravisseur effectivement «éliminé» par un tireur d'élite avant le déclenchement du second assaut, les OPJ chargés des constatations ont également trouvé celui du «porteur de thé» Amossa Waïna dont, étrangement, le rapport ne dit mot. Sa mort ne serait donc pas suspecte?

      Samuel Wamo, le mort qu'on n'attendait pas
      Le deuxième élément «versé au dossier» fera à juste titre sursauter et s'interroger les journalistes qui suivent l'affaire. «Dans la phase de négociations entre les deux assauts, indique le rapport d'enquête, un ravisseur grièvement blessé a été sorti de la grotte par deux otages et placé, à la demande des Mélanésiens, au milieu du cratère où des éléments des forces engagées ont pu le récupérer. Il est pratiquement établi que la gravité des blessures (poumon et abdomen) a entraîné la mort assez rapidement.» Ni Joseph Tangopi, ni aucun des «porteurs de thé» ou des militants incarcérés n'avait jusque là évoqué le cas de ce ravisseur que les rapporteurs, sans même prendre la peine de le nommer, s'empressent de classer parmi les victimes directes des combats. Au prix, là encore, d'une surprenante omission. Cet homme s'appelait Samuel Wamo. L'inspection médico-légale effectuée le 6 mai a pourtant établi qu'il avait reçu en tout sept projectiles, dont une balle tirée «à trois centimètres sous le pavillon de l'oreille droite». Les généraux auront sans doute mal lu le compte-rendu...
      Balayées donc, évacuées, les morts suspectes. Reste le cas Dianou. L'essentiel du rapport lui est consacré. Avec cette fois un louable effort de reconstitution. «Un ravisseur (Alphonse Dianou) est apparu, portant au-dessus de sa tête un objet qui, dans les conditions de visibilité décrite (la fumée des grenades lacrymogènes utilisées pour déloger le «dernier carré» des combattants) et l'excitation du combat, pouvait être pris pour une arme, expliquent les rapporteurs. C'est à ce moment-là qu'un militaire du GIGN armé d'un «riotgun» l'a blessé au genou gauche.»

      Victime d'une «erreur d'aiguillage»?
      Le rapport détaille ensuite les soins apportés au leader kanak par deux des trois médecins militaires présents sur le lieu des combats, puis son évacuation depuis la grotte jusqu'à la zone de «posé» des hélicoptères. «L'officier de l'EPIGN dont la mission consistait à tenir la zone (…) a orienté Dianou sur le point de regroupement des prisonniers à Saint-Joseph (où le général Vidal a transféré son PC) et non sur Ouloup où se trouvait l'antenne chirurgicale. Pour étayer sa décision, il avait recueilli, selon lui, l'avis du médecin du GIGN.» A Saint-Joseph, «peut-être descendu sans ménagement de l'hélicoptère» (sic) Alphonse Dianou «a été placé dans le groupe des prisonniers, sur son brancard». «Comme en témoignent les photos prises par l'officier des renseignements du PC en activité sur place, le pansement était bien en place et le visage de Dianou, bien que crispé, ne portait aucune trace de coups.» Les mêmes photos montrent également qu'il n'avait plus de perfusion, ce qu'oublient de signaler les inspecteurs généraux, qui là pourtant ne sont pas avares de détails.
      A les en croire, c'est «en raison de l'état de santé de Dianou» que celui-ci aurait ensuite été acheminé à Ouloup par la route. Un trajet d'une vingtaine de minutes, alors même que trois hélicoptères (deux Puma et une Alouette II étaient disponibles) et que le médecin militaire responsable de l'antenne chirurgicale et son équipe, faute d'avoir été informés de l'existence de ce blessé-là, achevaient de charger dans un Transall les 3,5 tonnes de matériel de leur hôpital de campagne (photos ci-contre)...

      «L'honneur de l'Armée n'est pas engagé» 
      Evoquant le temps d'attente de Dianou à Saint-Joseph, les inspecteurs étoilés estiment qu'il «peut être évalué à trente minutes». Mais alors que celui-ci a été blessé vers 13h 30, c'est seulement à 18h 10 qu'il prendra - mort ou vif ? - le chemin de l'aérodrome d'Ouloup où il parviendra la nuit tombée. «A l'arrivée du convoi, écrivent les généraux, l'officier de gendarmerie responsable de la zone et le médecin présent ont constaté les faits suivants : mort de Dianou, allongé sur le ventre à même le plancher d'une camionnette (corps tiède sans rigidité cadavérique); absence de brancard; aucune trace de pansement sur le genou; visage tuméfié et ensanglanté. L'essentiel de ces constatations est confirmé par l'aumônier militaire, également présent sur les lieux.» Ce n'est plus seulement un constat mais carrément un acte d'accusation qui est ainsi dressé à l'encontre de l'officier responsable du transfèrement du leader kanak, le capitaine commandant l'escadron 1/20 de Decize. Un officier qui, à Saint-Joseph, selon «les dires de plusieurs militaires de la gendarmerie témoins», «se serait laissé aller à frapper violemment les visages des prisonniers, dont celui de Dianou». L'affaire est entendue. On lave du soupçon toutes les forces qui ont participé à la libération des otages, auxquelles les rapporteurs ne manquent pas de rendre hommage. On avalise du même coup la version fournie par le général Vidal. Enfin, on offre à Jean-Pierre Chevènement une victime expiatoire. Un gendarme !
      Chevènement : l'honneur de l'Armée est sauf...  DR
      «L'honneur de l'armée n'est pas engagé», rassure le ministre dans un message adressé aux Armées, tout en reconnaissant, au prix d'un grand écart, qu'ont été commis «des actes contraires à l'honneur militaire». Face à la presse, il réfute les accusations d'exécutions sommaires mais concède qu'Alphonse Dianou a bien trouvé la mort dans «des conditions pour le moins suspectes» et annonce qu'il a «suspendu de ses activités le commandant de l'unité chargée de l'évacuation». Une simple mesure administrative qui sera contestée par l'intéressé, et avec succès puisqu'il poursuivra paisiblement sa carrière avant de partir en retraite avec le grade de colonel...

      Des questions restées sans réponses
      L'enquête dirigée par Michel Berthier et Guy Rouchaud a duré une semaine. «Une centaine de cadres et de militaires» ont été entendus. Et leurs auditions n'étaient pas de pure forme. Beaucoup, comme Alain Picard ou Michel Lefèvre 6, conservent un souvenir amer de l'agressivité, de la pression qu'ils ont eu à subir lorsqu'ils refusaient de se rallier à la thèse de leurs interrogateurs, de se plier à leurs suggestions ou de «balancer» tel ou tel. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le «verdict» des généraux est étonnamment clément envers les auteurs «d'actes individuels inexcusables». Des témoignages n'ont pas été pris en compte et l'enquête a tourné à la mascarade. Il y a bien sûr une raison à cela. Une histoire dans l'histoire, en quelque sorte. Sur laquelle nous reviendrons.
      Deux lois d'amnistie successives ont mis un terme définitif à l'instruction ouverte sur la prise d'otages et la mort des quatre gendarmes de Fayaoué et à celle destinée à faire la lumière sur les morts suspectes du 5 mai. Mais elles n'ont pas éteint la polémique. Celle-ci se rallumera en 2008 après la diffusion sur France 2 d'un documentaire d'Elizabeth Drévillon, «L'assaut de la grotte d'Ouvéa. Autopsie d'un massacre», contre lequel vont sa déchaîner quelques-uns des premiers rôles du drame d'Ouvéa, et de nouveau en 2011 avec la sortie du film de Mathieu Kassovitz.
      Au fil des mois qui ont suivi les débats agités provoqués par cette fiction inspirée de faits réels, j'ai entendu à mon tour une bonne «centaine de cadres et de militaires», pour reprendre la terminologie des inspecteurs généraux. En tentant d'apporter des réponses aux questions que ceux-ci ont laissé sans réponses ou assorti d'explications mensongères. En voici quelques-unes :
      Dans quelles circonstances exactes Alphonse Dianou a-t-il été blessé lors de sa sortie de la grotte de Watetö? Pourquoi n'a-t-il pas été évacué vers l'antenne chirurgicale installée à l'aérodrome d'Ouloup comme ce fut le cas de tous les blessés figurant parmi les otages ou les membres des forces spéciales? Qui est responsable de sa mort?
      Qui a abattu Patrick Amossa Waïna, le jeune «porteur de thé» de 19 ans, tué à quelques pas de la grotte, sous les yeux de ses camarades ?
      Qui a exécuté de sang-froid Wenceslas Lavelloi? Soupçonné d'avoir tué deux des gendarmes de Fayaoué ainsi que les deux soldats du 11ème Choc tombés lors du premier assaut, l'ex-sergent-chef de l'armée française, le chef militaire des preneurs d'otages, a-t-il été victime d'une «corvée de bois» comme le prétendent les Kanak et si oui, qui s'est chargé de «faire justice» en lui logeant une balle dans la tête ?
      Qui a achevé Samuel Wamo, le blessé du premier assaut, confié aux soins des militaires dont les OPJ retrouveront le corps criblé de balles?
      D'autres interrogations ont surgi plus tardivement. A propos de Martin Haïwé, par exemple, qui dès le déclenchement de l'opération «Victor» a tenté de fuir la zone des combats, et dont le corps a été découvert à près de 70 mètres de la grotte. Sans aucune arme  à proximité... Questions, encore, suscitées par les déroutantes constatations faites par les OPJ à leur arrivée dans la cuvette de Watetö, et par les observations troublantes des médecins légistes qui ont examiné à Ouloup les dix-neuf cadavres de militants indépendantistes.
      A la plupart de ces questions, je crois être aujourd'hui en mesure de fournir des réponses. Les versions que j'ai recueillies sont parfois contradictoires. Des témoignages, à l'inverse, se recoupent ou se complètent. Souvent, la confidence s'arrête là où sa poursuite exigerait de mettre en cause sa propre unité, un supérieur, quelqu'un qui, ce jour-là, a gravement «pété les plombs» mais que l'on estime malgré tout. Il faut compter avec l'esprit de corps, la fraternité d'armes, la camaraderie ou l'amitié véritable. Avec aussi ce fameux devoir de réserve que m'ont opposé certains de mes interlocuteurs - encore en activité ou non. Avec enfin le refus de «l'institution» - la Gendarmerie, en l'occurrence - d'autoriser certains témoins à se confier à un journaliste. 7

      Avant de publier les derniers volets de cette enquête, je vais donc tenter de nouer de nouveaux contacts, explorer de nouvelles pistes, fouiller encore un peu les dernières zones d'ombre. A Ouvéa, les lois de la guerre l'ont emporté sur les règles de droit. Mais jusqu'à quel point, au prix de quels manquements au sacro-saint honneur militaire?

      ---------------------------------------------------------------------------------------- à suivre...

      1. François Thimothée a été pris en charge par la 7ème ACP, l'Antenne chirurgicale parachutiste rattachée au 7ème Régiment parachutiste de commandement et de soutien, basé à Albi.  L'équipe se composait d'un chirurgien-chef, le Dr Jacques Guillotreau, d'un adjoint et d'un anesthésiste assistés d'une dizaine de personnes. Le jeune lieutenant a subi une crâniotomie (opération qui consiste à sectionner une partie de la voûte crânienne) qui lui a vraisemblablement sauvé la vie.  "S'il nous avait été amené à temps, Dianou aurait lui aussi survécu , au pire, au prix d'une amputation", estime le Dr Guillotreau.


      L'équipe médicale de l'ACP... Et l'opération du lieutenant François Thimothée, du Gign, blessé lors du premier assaut


      Photos communiquées
       par le Dr Jacques Guillotreau.


      2. Une amorce de négociation est engagée le 27 avril par Philippe Legorjus. Le général Vidal donne un gage important en ordonnant, le 28 avril, le retrait des troupes de Gossanah et leur repli sur la tribu loyaliste de Saint-Joseph. Un accord est conclu afin de permettre le ravitaillement de tous les occupants de la grotte de Watetö, par les villageois et par l'armée.
      3. Jean Bianconi, substitut du procureur de la République de Nouméa, est tombé aux mains des ravisseurs le 27 avril alors qu'il se proposait de jouer les médiateurs, en même temps que le capitaine Legorjus (qui retrouvera la liberté dès le lendemain) et Samy Ihage, venu à la grotte en interprète et de nouveau pris en otage deux jours seulement après avoir été libéré dans le sud de l'île...
      Six membres du groupe du GIGN -  le capitaine Jean-Pierre Picon, le maréchal des logis-chef Jean-Claude Dubois, Alain Guilloteau, Xavier Leroy, Bernard Meunier et Jean-Guy Pichegru -se sont constitués prisonniers à la demande de leur chef pour éviter qu'Alphonse Dianou mette à exécution sa menace d'abattre un sous-officier de gendarmerie mobile, l'adjudant-chef Delahaye.
      4. Jean Bianconi a su gagner la confiance d'Alphonse Dianou et fera fonction d'intermédiaire auprès du général Vidal, tandis que Philippe Legorjus continuera de négocier par radio avec le leader kanak. Il fera des va-et-vient quotidiens entre la grotte et le PC des forces de l'ordre et réussira à fournir aux otages une montre puis des clés de menottes et enfin ces deux P38, utilisés par Jean-Pierre Picon et Jean-Claude Dubois qui ne disposaient que d'une réserve de dix balles.
      5. Benoît et Xavier Tangopi, Hilaire Dianou, Alexandre Walepe, David Adjouniope et Jacob Wamo.
      6. Alain Picard a été auditionné à trois reprises les 25 et 26 mai à Nouméa par les deux inspecteurs généraux assistés de deux colonels. C'est lui qui, de sa propre initiative, a donné l'ordre de transférer Dianou et ses compagnons à Ouloup et confié cette mission à l'escadron de Decize. Il est, dit-il, soumis "à un  feu roulant de questions" qui toutes tournent autour du rôle joué par le chef d'escadron.  "J'ai le sentiment, conclut-il, que le capitaine est condamné avant même d'avoir comparu devant ses pairs."
      "Comment aurais-je pu me douter que j'allais devoir répondre à un interrogatoire en bonne et due (je dirais plutôt "dure") forme? Perchés sur une estrade derrière un long bureau, deux généraux et deux colonels me font face. Je me sens tout petit," raconte de son côté Michel Lefèvre dans son livre "Ouvéa L'Histoire vraie", où il relate dans le détail  sa comparution. "Pendant plusieurs mois, écrit-il, cet interrogatoire aussi traumatisant qu'inutile va faire des allers-retours dans mon sommeil déjà bien perturbé."
      7. Alain Lemoine commande une brigade de gendarmerie. Le 5 mai 1988, il était l'un des huit gendarmes de l'escadron de Decize chargés de prendre en charge, dans la cour de l'école de Saint-Joseph, peu après 18 heures, Alphonse Dianou et les treize autres prisonniers kanak, afin de les conduire à l'aérodrome d'Ouloup. Il avait accepté de me rencontrer. A quelques jours du rendez-vous fixé, l'officier de presse de sa Région de gendarmerie m'invitait par téléphone à prendre contact avec le Sirpa Gendarmerie, la branche gendarmerie du Service d'information et de relations publiques des armées, et à lui soumettre ma demande d'entretien. Après quatre jours de réflexion, la veille même du rendez-vous, la réponse suivante m'est parvenue :
      Plus de vingt-cinq ans après les faits, Ouvéa reste un sujet tabou. Et la Gendarmerie aussi est muette...
       source

       

      Contre-enquête sur des morts suspectes

      2. On a maquillé la scène de combat !


      Stèle du Mémorial de Wadrilla. D.R.
      Quel sera le prix à payer pour «sauvegarder l'honneur de la France et de l'armée française»? Telle est en substance la question posée par le ministre des DOM-TOM, Bernard Pons, dans un fax adressé le 3 mai au général Vidal. La réponse est quasi-immédiate. Après avoir pris soin de préciser que «si une opération de force est techniquement réalisable, elle est cependant difficile et risquée»,1 le commandant en chef des Forces armées de Nouvelle-Calédonie annonce la couleur : «Dans le meilleur des cas (en bénéficiant de l'effet de surprise), les pertes peuvent atteindre un à deux tués et six à huit blessés, et, dans le pire des cas, une dizaine de tués et une vingtaine de blessés. Ces pertes seraient subies pour moitié par le commando d'attaque et pour moitié par les otages.» Le sort des militants indépendantistes ne pèse pas dans la balance. Mais en délivrant son feu vert à l'Opération Victor, ce même 3 mai à Paris, François Mitterrand, à qui cette estimation vient d'être communiquée, demandera que l'on «ménage aussi la vie des Kanak».
      Le lendemain soir, veille de l'assaut, ce sont finalement vingt housses plastiques pour le transport de cadavres que le Dr Jacques Le Lann sera chargé de se procurer d'urgence et d'expédier à Ouvéa. Le lieutenant-colonel Jean-Claude Dubut, l'adjoint du général Vidal chargé de la logistique, est un homme prévoyant. «On va pouvoir casser du Canaque!» se félicitait cet officier d'Etat-major à la sortie du dernier briefing avant l'attaque. Ses espoirs vont être comblés : le 5 mai en fin de journée, ce sont les corps de dix-neuf indépendantistes qui seront enfournés dans les «sacs à cadavres» qu'il a réclamés.
      Comment sont-ils morts ? Aucune enquête officielle ne le dira. L'action judiciaire ouverte le 30 mai 1988 sur les morts «suspectes» d'Alphonse Dianou, Wenceslas Lavelloi et Patrick Amossa Waïna s'est éteinte avec le vote de la loi d'amnistie du 9 novembre 1988. Et la Chancellerie, peu soucieuse d'aggraver le différend suscité par «l'affaire d'Ouvéa» entre le Garde des Sceaux, Pierre Arpaillange, et le ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement, n'a pas cru devoir rechercher les causes de la mort des seize autres victimes kanak. Pour tenter de les cerner, je me suis appuyé sur des témoignages mais aussi sur trois pièces essentielles d'un dossier d'instruction définitivement refermé, classé et archivé: 

      1. les constatations faites par les officiers de police judiciaire de la Brigade de recherches (BR) de  Nouméa;
      2. le procès-verbal de synthèse rédigé par leur chef, l'adjudant Lionel Da Silva;
      3. les résultats des examens médico-légaux pratiqués le 6 mai au matin dans le hall de l'aérodrome d'Ouloup par les docteurs Jean Véran et Jean-Pierre Deconinck.

      Les OPJ ont accompli un travail minutieux

      Arrivés sur zone à 14h30, soit plus d'une heure après l'ultime cessez-le feu,les hommes de la BR de Nouméa ont scrupuleusement observé les règles applicables au traitement de scènes de crime, en procédant selon la technique dite «de l'entonnoir». Après avoir dressé un état des lieux au moyen de croquis, ils ont «fixé» la scène de combat par une série de photographies, en réalisant, pour chaque victime ou groupe de victimes, des vues d'ensemble des corps et de leur environnement, puis des vues rapprochées des visages. Ils ont procédé de même pour chaque lieu, chaque emplacement recelant des éléments matériels – essentiellement des armes et des munitions – susceptibles de servir à l'enquête. Sur chaque photo figurent une ou plusieurs plaquettes imprimées en noir sur fond blanc, avec des chiffres pour désigner les morts, numérotés de 1 à 18, et des lettres, de A à S, pour indiquer les emplacements - cavités, postes de guet ou de combat - où des indices ont été relevés.

      Le premier des trois croquis réalisés par les gendarmes Serrier, Guérin et Pinson représente la zone de combat : un cratère, une cuvette en forme de haricot d'environ 70 mètres sur 30, envahie par la végétation et au sol accidenté, profonde de 2 à 3 mètres, ceinturée aux deux tiers par un sentier faisant office de chemin de ronde desservant trois postes de guet et neuf postes de combat aménagés à l'abri de rochers et de blocs de corail ou protégés par un muret. Au nord-est, l'entrée de la grotte où étaient détenus les otages, une mince entaille située à mi-hauteur de la paroi de ce cratère naturel. Et au sud-ouest, la cavité rocheuse (emplacement C sur le croquis) près de laquelle avait été installé le fusil-mitrailleur AA52 pris à la gendarmerie de Fayaoué, un poste qui permettait à un petit groupe de défenseurs de contrôler la piste empruntée chaque jour par les porteurs de thé et le chemin d'accès à la grotte.

      EMPLACEMENT DES CORPS. 1.Wenceslas Lavelloi 2. Vincent Daoumé 3. Amossa Waïna 4. Nicolas Nine 5. Philippo Nine 6. Bohama Dao 7.Donatien Wadjeno 8. Michel Wadjeno 9. Samuel Dao 10. Zéphirin Kella 11. Jean Lavelloi 12. Louis Ouckewen 13 Nicodème Teimboueone 14. Edouard Lavelloi 15. Jean=Luc Majele 16. Patrick Ihily 17. Samuel Wamo 18. Martin Haïwé.
      POSTES DE GUET OU DE COMBAT avec armes retrouvées.  A. Un PM et son chargeur. Un fusil MAS 36. B. Deus fusils de chasse et un FAMAS. C. Fusil mitrailleur AA52. D,E,I,K,L,R, N,P,Q : cavités naturelles servant de caches et de postes de guet. O. Sortie de la cheminée. R. Rocher. S. Muret. 
      Cet état des lieux s'accompagne de soixante-deux clichés pris sur le terrain par les OPJ Rollin et Baudry et tirés par la Laboratoire photographique de la BR, sur lesquels figurent dix-huit des dix-neuf Kanak morts ce jour-là à Ouvéa. Ces dix-huit morts, c'est l'adjudant Da Silva qui s'est chargé de les identifier, avec l'aide du «vieux» Joseph Tangopi, le coutumier, et de deux jeunes porteurs de thé. Le long procès-verbal qu'il dressera à son retour à Nouméa rapporte enfin, à la rubrique «Corps du délit», l'essentiel des constatations faites par le maréchal-des-logis chef Roland Mullard et deux autres OPJ à l'intérieur de la grotte, au fond et aux abords de la cuvette.
      Un sinistre jeu des sept erreurs
      Même pour le commun des mortels, un examen attentif de ces photographies, croquis en mains, a de quoi intriguer. Il y a des choses qui clochent, qui ne cadrent pas avec la thèse officielle à laquelle la plupart des auteurs ont largement fait écho et qui voudrait que tous les Kanak retrouvés morts à l'issue des deux assauts aient pu rejoindre leurs postes de combat et mener jusqu'au bout une résistance acharnée. Que tous soient tombés «les armes à la main».
      Comme dans un sinistre jeu des sept erreurs, on relève, au fil des images, des bizarreries, des anomalies, des incohérences, des impossibilités. Bizarres, la position et l'emplacement des corps ! Surprenante, la distance qui sépare certains preneurs d'otages des armes qu'ils sont supposés avoir utilisées. Dérangeante, la présence de ces deux grappes de cadavres photographiées l'une au centre du cratère, l'autre sur la crête ouest. Zéphirin Kella, qui porte à la ceinture un pistolet automatique 9mm chargé mais enfermé dans son étui, est tombé à 2,80m d'un emplacement de combat (Q) tandis que Nicolas Nine est découvert sans arme à 10,20m du poste le plus proche (E). Celui-ci, ainsi que son frère Philippo, Bohama Dao, Donatien et Michel Wadjeno (n°5, 6, 7 et 8) sont étendus sur le ventre ou sur le dos à moins d'un mètre les uns des autres, mais à plus de 5 mètres du poste le plus proche. Quant à Louis Ouckewen, Nicomède Teimboueone, Edouard Lavelloi et Jean-Luc Majele (n°12, 13, 14 et 15), ils gisent entre le rebord de la cuvette et «le sentier supérieur du cratère ouest», rangés les uns contre les autres, tous alignés dans le même sens, certains désarticulés, telles des poupées de chiffon. allongés à 3 mètres de la cavité B où les gendarmes saisiront trois fusils (un FAMAS, un fusil Ruger AC et une 22 Long rifle North Haven) dont deux démunis de chargeurs. Deux de ces hommes n'avaient ni arme ni munitions. Mais un FAMAS chargé avec une balle engagée dans le canon sera retrouvé sous le corps d'Edouard Lavelloi (allongé sur le dos). Alors que Nicodème Teimboueone, dont les poches de treillis contenaient quatre chargeurs de FAMAS, avait sur la hanche droite un étui avec un pistolet automatique MAC 50 sans chargeur ni cartouche dans le canon.

      Photo extraite du documentaire d'Elizabeth Drévillon,  "Grotte d'Ouvéa : Autopsie d'un massacre", diffusé en mai  2008  
      par Antenne2 dans l'émission Infrarouge. 
      Tous les récits, tous les ouvrages consacrés aux événements d'Ouvéa font état de l'utilisation d'un lance-flammes pour réduire l'une des principales poches de résistance, celle qui abritait le fusil-mitrailleur AA52 interdisant l'accès à la grotte (emplacement C). Certains auteurs parlent de «déluge de feu», d'autres évoquent son «tac-tac-tac caractéristique». Il fallait absolument écarter ce danger. Mais, curieusement, le corps le plus proche du AA52 est celui d'un preneur d'otages (n°17) blessé à l'intérieur de la grotte et évacué dans la cuvette entre les deux assauts. Et pas la moindre douille éjectée n'a été récupérée à proximité du fusil-mitrailleur dans lequel par ailleurs aucune bande de munitions n'était engagée. Où sont passés les servants de cette arme meurtrière ? Contre qui ou contre quoi a donc été dirigé le lance-flammes ? Les OPJ vont bien retrouver quatre corps dont les légistes diront qu'ils présentaient des phlyctènes (sorte de grosses ampoules dues à une accumulation de liquide séreux) plus ou moins étendues, avec un décollement de l'épiderme, signe d'une brûlure au deuxième degré. Mais ces quatre cadavres (les n°12 à 15) reposent sur le bord opposé de la cuvette...
      Selon les rares informations qui m'ont été fournies, le gel inflammable employé ce jour-là (il en existait de deux types) avait principalement pour effets d'absorber l'oxygène environnant et provoquer l'asphyxie. Est-ce ainsi que ces hommes ont succombé ? Tous les quatre ont aussi une balle dans la tête. A-t-on voulu parachever le «travail» opéré au lance-flammes ? Invérifiable faute d'examens internes. Quatre autres Kanak, situés au centre de la cuvette, semblent avoir été éclaboussés par des gouttelettes de gel brûlant comme en témoignent les phlyctènes signalées par les légistes. Pourquoi, comment ? Là encore l'explication fait défaut. Mais les corps sont trop éloignés de la grotte pour avoir subi les effets de la «deuxième lèche-frites», la langue de feu qui est venue «chauffer» le bas de la grotte et en faire reculer les occupants avant que les hommes du GIGN ne mènent le deuxième assaut. Rien ne figure dans les P.V. Est-ce un simple oubli ? Les OPJ n'ont-ils pas cru devoir mentionner les traces laissées par le lance-flammes ou les en a-t-on dissuadés?
      Que dire encore de cette singulière anomalie que constitue la présence parmi les victimes de Samuel Wamo et de Martin Haïwé ? Atteint par ricochet d'une balle au thorax, évacué de la grotte après le premier assaut et confié à des militaires, le premier aurait dû être acheminé vers l'antenne chirurgicale d'Ouloup, conformément aux consignes données par le général Vidal. Quant à Martin Haïwé, mort désarmé à 76 mètres du muret S derrière lequel les OPJ ont récupéré son passeport et qui, selon les témoignages de survivants, tentait de fuir les combats, il aurait été épargné si les ordres avaient été respectés. Tout comme ces deux prisonniers que Jacques Vidal et Philippe Legorjus tenteront en vain de faire passer pour des combattants du «dernier carré» : le «chef militaire» des preneurs d'otages, Wenceslas Lavelloi, et le «porteur de thé» Patrick Amossa Waïna. De multiples témoignages attestent qu'ils sont sortis de la grotte vivants et désarmés. Or, sur les clichés et les croquis réalisés par les hommes de l'adjudant Da Silva, leurs corps (n°1 et 3) sont étendus devant et à droite de l'entrée du «Trou des guerriers». Tous deux avec un FAMAS chargé à portée de main!
      Morts avant de rejoindre les postes de combat ?
      Dans leur rapport d'examens remis le 11 mai au juge Philippe Allard, les médecins légistes ont recensé les plaies avec force détails, en décrivant leur forme (circulaire, ovalaire ou linéaire2, leur dimension et leur aspect, en indiquant le point de pénétration, en précisant la trajectoire du projectile et parfois l'existence de traces autour du point d'impact, autant d'éléments qui, après extraction des projectiles, auraient pu permettre à des experts en balistique de déduire la nature des armes employées, la distance de tir et la cause du décès. Mais le magistrat instructeur, qui avait choisi de se faire représenter à Ouloup, s'est apparemment contenté de ces résultats d'examens alors même qu'il avait ordonné «une autopsie complète». Question de volonté ou question de temps ? Après sa conférence de presse de la veille, Bernard Pons avait informé la presse que certains de ses représentants seraient autorisés à se rendre à la grotte d'Ouvéa en compagnie du général Vidal. La «visite», très encadrée, aura lieu dans l'après-midi. Il fallait donc faire place nette. Alors, après que le médecin-capitaine Stahl ait signé à la chaîne dix-neuf certificats de décès3, les corps ont été rapidement évacués du hall de l'aérodrome, puis déposés dans les cercueils réquisitionnés auprès de la Société générale de travaux funéraires de Nouméa, qui seront empilés à la hâte sous un hangar en tôle.
      A l'issue du premier assaut, le «bilan» communiqué au général Vidal faisait état de treize morts chez les preneurs d'otages. Les examens médico-légaux montrent que sept d'entre eux ont reçu une ou plusieurs balles dans le dos, le nombre total de plaies ou d'impacts relevés chez une même victime pouvant aller jusqu'à onze et avoir été occasionnés par des armes de nature ou de calibres différents. Toujours parmi ces treize tués, onze ont une balle logée dans la tête (aucune n'a été extraite). Tirs soigneusement ajustés ou application sans états d'âme de consignes rabâchées en formation commando ? Découverts dans la partie centrale de la cuvette et sur ses rebords, ces hommes, dont six étaient sans armes, sont-ils morts avant d'avoir pu rejoindre leur poste ou en tentant de fuir la fusillade lors de la toute première phase de combat dont on verra plus tard qu'elle est sujette à controverse ?


      Dix-sept balles «récoltées» post mortem
      Désir de vengeance, acharnement ? Confondu avec Alphonse Dianou et à ce titre «éliminé» par le tir simultané de deux tireurs d'élite du commando de marine Hubert alors qu'il était accroupi derrière un gendarme mobile de Villeneuve d'Ascq faisant office de bouclier4., Vincent «Las» Daoumé a été l'unique victime du second assaut, donné vers 13h30 après plus de cinq heures de pause. Michel Lefèvre, qui commandait le groupe d'assaut du GIGN, raconte comment, lorsqu'il a pris position sur le palier d'entrée de la grotte, son genou s'est enfoncé mollement dans le crâne de Daoumé. Un crâne que les photos prises à Ouloup montreront privé de chevelure, les sourcils noirs anormalement écartés, proprement fendu par le milieu jusqu'à la pointe du menton ! Une partie de sa matière cérébrale sera retrouvée à l'intérieur de la grotte et fera l'objet du quarante-deuxième cliché des OPJ.
      Mort à l'intérieur de la grotte, Vincent Daoumé sera pourtant découvert à l'extérieur. «Fracas facial et dislocation de la voûte crânienne avec fractures», ont noté les deux médecins légistes. Avant de mentionner «treize plaies de forme circulaire aux bords soulignés de sombre dans la région thoracique» et «quatre plaies de forme de circulaire dans le dos»! Dix-sept balles «récoltées» post mortem. Dont treize tirées à bout portant (à moins de 20 centimètres) comme l'indiquent les bords soulignés de sombre qui constituent la zone d'estompage (ou collerette) caractéristique de ces tirs propres aux exécutions.
      Des images insupportables
      Si toutes ces constatations sont de nature à semer le trouble, les photos prises lors des examens médico-légaux organisés le lendemain dans le hall de l'aérodrome d'Ouloup, rassemblées dans l'album constitué par la BR de Nouméa, suscitent plus qu'un profond malaise : un mélange de répulsion, d'incrédulité et de consternation. Il y en a quatre-vingt-neuf, à raison de deux à sept photos par victime. Ces images insupportables de corps, de torses, de membres et de visages marbrés de colorations violacées dues aux lividités cadavériques, souillés de sang noir coagulé autour de traces d'impact, ne témoignent pas seulement de la violence des combats et de la manière très discutable dont ces cadavres ont été traités lors de leur déplacement. Elles font soupçonner le pire : une froide application des lois de la guerre et l'exercice d'une justice expéditiveCes photos qui m'ont été remises il y a un peu plus de vingt ans, un expert incontesté, qui au cours de sa longue sa carrière aura pratiqué plus de 15 000 autopsies, les avait examinées à ma demande, l'une après l'autre, à la loupe. Au vu de ces clichés et en s'appuyant sur les observations de ses confrères, le Dr Raymond Martin5. avait alors exprimé la double conviction que l'île d'Ouvéa avait bien été le théâtre d'exécutions et que la vision que l'on avait cherché à donner des combats relevait de la mise en scène.
      Reprenant l'enquête presque vingt ans après, il me fallait m'en assurer. Cette interprétation n'a fait que se renforcer au fil des recherches. On n'a pas seulement enfreint les consignes données la veille au soir lors des derniers briefings, à savoir ne pas tirer sur un adversaire désarmé, évacuer les blessés et laisser le champ de bataille en l'état jusqu'à l'arrivée de l'équipe judiciaire, on a modifié et truqué la scène de combat dans le but évident de tromper les enquêteurs, de masquer des «bavures» et d'en protéger les auteurs.
      Qui a permis ou ordonné qu'il en soit ainsi ? «L'autorité militaire avait le strict devoir de contrôler ses exécutants dans le strict respect des Droits de l'homme», rappelait très justement Michel Rocard dans Le Monde, quelques semaines après la libération des otages. Mais pour comprendre le pourquoi de ces anomalies, de ces transgressions, avant de relater les «bavures» survenues ce jour-là et tenter de décrypter le comportement de ceux qui les ont commises, il est indispensable d'opérer un retour en arrière. D'entamer la chronique de ces dérapages annoncés en revenant sur les préparatifs et le premier acte de l'«Opération Victor».
      À suivre....

      1. Opportuniste, certes, le général Vidal n'en est pas pour autant un partisan résolu de la manière forte. Contrairement à Bernard Pons, il a laissé toutes ses chances à la négociation. Et s'il s'est soumis à la volonté des politiques, il a fait preuve, jusqu'à la date fatidique du 5 mai, d'une grande lucidité. Ainsi, le 28 avril il écrivait au général Schmitt : «Action de force actuellement exclue compte tenu position, nombre et armement des ravisseurs. Les pertes risqueraient d'être très élevées. Seuls résultats pourraient être obtenus par négociation et fatigue des ravisseurs». Le lendemain, il adressait au chef d'Etat-major un nouveau fax dont le premier paragraphe sonnait comme un avertissement : «Renseignements à notre disposition permettent d'envisager opération de force baptisée Victor. Compte tenu situation grotte et importance effectif ravisseurs, cette opération sera toutefois difficile et risquée». Et le message personnel dont il accompagnait ce texte exprimait très clairement son sentiment du moment :«La meilleure solution semble encore la négociation. (…) En attendant l'aboutissement éventuel de telles négociations qui risquent de durer jusqu'au 9 mai, il faudra gagner du temps. Sous la pression politique une action de force est étudiée mais elle me semble difficile à réaliser sans casse importante».
      2. En résumant sommairement, une plaie de forme circulaire est provoquée par un tir perpendiculaire horizontal ou vertical, une plaie ovalaire par un tir oblique, de bas en haut ou de haut en bas, et une plaie linéaire (dont la longueur est sans relation avec le calibre utilisé) par un tir tangentiel, le plus souvent sans pénétration du projectile.
      3. Cinq de ces certificats rédigés sur papier libre ont été établis avec la mention «Inconnu» … Et deux autres au nom de Kanak qui étaient bien vivants ! Le Dr Dominique Stahl s'est référé aux fiches d'examen rédigées par les légistes. Pour identifier les corps, il avait été fait appel au maire d'Ouvéa et à un chef de tribu «loyaliste», Petro Daoumé, qui sera ainsi amené à reconnaître le corps massacré de son propre fils, Vincent. Tous deux n'étaient pas les mieux placés pour identifier ces victimes qui pour la plupart appartenaient aux tribus de Téouta et Gossanah. Et dont dix-sept avaient été formellement identifiées pour les OPJ par le «vieux» Joseph Tangopi...
      4. Alberto Addari, qui sera touché à la cuisse par un tir «ami» et qui, selon les militaires, était victime du syndrome de Stockholm. A plusieurs reprises, celui-ci s'était porté volontaire pour jouer les médiateurs et tentait ce jour-là de dissuader les assaillants de passer à l'attaque. Ceux-ci l'accusent de les avoir, gestes à l'appui, désigné aux tireurs embusqués dans la grotte. Alberto Addari est aussi l'un des deux gendarmes mobiles otages à avoir transporté dans la cuvette le blessé Samuel Wamo. Le tir qui l'a atteint était-il accidentel ou délibéré ? La question reste ouverte.
      5. Raymond Martin est l'auteur de «Souvenirs d'un médecin légiste» et de «Morts suspectes  les vérités d'un médecin légiste», écrit en collaboration avec Patrice Trapier. Deux ouvrages publiés aux Editions Calmann-Lévy.
      La suite ci-dessous...

      Contre-enquête sur des morts suspectes

      3Les forces spéciales appelées en renfort


      C'est le 29 avril, lors d'une réunion organisée par Bernard Pons dans les locaux du Haut-Commissariat à Nouméa à laquelle participe une brochette d'officiers de toutes armes, que se dessine l'ébauche d'une action de force.1 Un conseiller officieux siège aux côtés du ministre, le colonel Jean-François Charrier, ex-officier du service action de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure, héritière du SDECE, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage). Un homme de l'ombre. En clair, une «barbouze», qui tout au long des événements assurera une présence discrète à Nouméa.2 Avec une attention qui n'aura d'égale que celle de Michel Roussin, dévoué directeur de cabinet de Jacques Chirac et ancien bras droit d'Alexandre de Marenches, «patron» du SDECE durant les années 70.3
      Simple coïncidence ? A l'issue de la réunion le général Vidal adresse à l'état-major des Armées un fax dans lequel, évoquant pour la première fois l'éventualité d'une opération qu'il décide de baptiser «Victor» (son indicatif radio lorsqu'il était lieutenant en Algérie), il demande que l'on étudie des «moyens d'appui» et surtout l'envoi «d'un commando capable d'accomplir une attaque de grotte dans une végétation très dense» (…) «de préférence un commando du 11ème Choc». Plus précisément, le 11ème Régiment parachutiste de Choc, à la fois bras armé de la DGSE et vivier de futurs agents.
      Le général n'a qu'une confiance toute relative en Philippe Legorjus et il est clairement convaincu que les «supergendarmes» du GIGN et de l'EPIGN sont incapables de mener à bien la mission de libération des otages. Il l'a fait savoir et il a été entendu. Dès le 30 avril au soir, un commando du 11ème Choc est à pied d’œuvre, commandé par le lieutenant-colonel Jean-Jacques Doucet. Il est accompagné d'un groupe de nageurs de combat du commando de marine Hubert, autre unité des forces spéciales, elle aussi appelée pour la toute première fois à agir sur le sol français, placé sous les ordres du capitaine de corvette Laurent Jayot. Enfin, cerise sur le gâteau, ces troupes d'élite pourront compter sur l'appui d'une équipe du 17ème RGP (Régiment du génie parachutiste), un «trinôme» doté d'un lance-flammes, une arme dont l'usage a été proscrit en 1980 par un protocole additionnel de la Convention de Genève mais dont l'interdiction n'entrera en vigueur en France qu'en 2003.
      Conférence de presse le 5 mai au soir à Nouméa. De gauche à droite,
       le lieutenant Patrick Destremau, le Gl Vidal, B.Pons et le capitaine
       Legorjus. Aucun officier des forces spéciales n'y participe.        D.R.
      Jacques Vidal fera tout son possible pour dissimuler l'engagement des forces spéciales sur l'île d'Ouvéa, d'où celles-ci s'éclipseront tout aussi discrètement qu'elles étaient arrivées sur le Caillou. 
      « C'est à la demande des responsables d'unités concernées que je n'ai pas mentionné leur présence lors de ma conférence de presse du 5 mai», m'a-t-il assuré. Mais n'était-ce pas aussi en raison de la tournure prise par les événements que cette action a d'abord été mise au compte du seul GIGN? 4
      Le 2 mai, les hommes du 11ème Choc, du commando Hubert, du GIGN et de l'EPIGN sont héliportés pour une première répétition sur l'Ile de la Table, située à une quinzaine de milles marins de Saint-Joseph et dont la topographie et le couvert végétal ressemblent beaucoup à ceux du nord d'Ouvéa. Ils s'y entraîneront à trois reprises, effectuant des simulations sur la base des photos aériennes de l'Aéronavale et des croquis de leur futur théâtre de combat, testant chaque fois une formation différente : déploiement en U, en L, en ligne. Pour des raisons de sécurité liées notamment aux mauvaises conditions de visibilité, le jour dit, c'est finalement en ligne que seront disposées les unités qui partiront à l'assaut de la grotte d'Ouvéa.
      L'EPIGN à l'entraînement sur l'île de la Table. D.R.
      Ce même jour, le «patron» du GIGN tente encore de retarder l'échéance en proposant à Bernard Pons de faire venir une équipe de télévision à la grotte. L'envoyée spéciale d'Antenne2 à Nouméa, Dominique Tierce, est une amie et Philippe Legorjus doute qu'elle refuse pareille proposition, pas plus qu'Alphonse Dianou qu'il se fait fort de convaincre. Pons hésite. Suggère plutôt l'envoi d'une équipe du SIRPA, le Service d'information et de relations publiques des armées. Mais Legorjus met en avant les risques que ferait courir pareil subterfuge et, surtout, il s'engage à récupérer les cassettes pour éviter une diffusion immédiate. Il n'y aura pas de publicité pour la cause kanak. Voilà le ministre des DOM-TOM rassuré.
      Quelques heures plus tard, Dianou se dit prêt à recevoir Antenne2, à condition, coutume oblige, qu'il n'y ait pas de femme dans l'équipe : aucune présence féminine ne peut en effet être admise dans la grotte sacrée. Marché conclu. Après en avoir discuté, les ravisseurs décident que les reporters seront invités à repartir avec un otage, le plus âgé de leurs prisonniers, Jean-Pierre Roger, «le vieux», qui avait confié à ses geôliers que pour la première fois il n'avait pu fêter en famille l'anniversaire de sa fille. Le lendemain matin Bernard Pons aura changé d'avis. Plus question d'Antenne 2. Mais on laissera croire à Dianou que sa venue n'est que reportée.

      Dix balles pour protéger la vie des otages


      Photo ci-contre : Bernard Pons expliquant à la presse, croquis à l'appui, la position des otages à l'intérieur de la grotte. D.R
      Le «patron» du GIGN sait désormais que l'action de force est inévitable. Il faut à tout prix préserver la vie des otages. Il imagine alors d'introduire dans la grotte des clés de menottes et des armes qui permettront à ses six hommes, enchaînés deux par deux dans l'obscurité, de retrouver une liberté de mouvement et de défendre leur peau et la vie des «mobiles». Le substitut Bianconi, qui a gagné la confiance de ses geôliers et des habitants de Gossanah, lesquels apprécient son naturel et sa bonhomie, joue depuis plusieurs jours le rôle d'intermédiaire, effectuant des va-et-vient quotidiens entre la grotte et le PC de Saint-Joseph, et il n'est plus fouillé à son retour. Malgré son statut de magistrat, il accepte cette mission doublement risquée - pour sa carrière et surtout pour sa vie - et fait parvenir successivement au capitaine Jean-Pierre Picon et à ses compagnons une montre, des clés de menottes et deux revolvers Smith&Wesson calibre 38 spécial avec cinq balles chacun.

      «On ne tire pas sur des personnes qui se rendent»
      Le 4 mai à 18heures le général Vidal réunit les chefs d'unités auxquels il annonce que l'opération aura lieu le lendemain à l'aube, avant d'exposer une dernière fois le scénario de l'attaque et la conduite à tenir en fonction des circonstances. Il énonce ensuite «les cinq points qui conditionnent le succès de l'opération». Le dernier concerne «l'aspect moral et humanitaire» : «On ne tire pas sur des personnes qui se rendent, ni sur des blessés». Puis il leur fait lecture du paragraphe «Bravo» (pour b) du dernier fax que lui a adressé le chef d'Etat-major, le général Schmitt, cette ultime recommandation reprenant presque mot pour mot le «message» présidentiel : «Dans la stricte limite imposée d'une part par la vie des otages, d'autre part par la sécurité des forces engagées, vous vous efforcerez de limiter les pertes en vies humaines parmi les ravisseurs». Son adjoint gendarmerie, le lieutenant-colonel Benson, prend ensuite la parole pour rappeler qu'une fois l'opération terminée, des OPJ aux ordres de leur commandant de brigade, l'adjudant Da Silva, viendront procéder à l'enquête judiciaire. «Il nous dit - je cite Jacques Vidal - que dès la fin des combats, nous devons abandonner le terrain à l'équipe judiciaire et surtout ne pas déplacer les cadavres éventuels, ni récupérer les armes, qui doivent être laissées en place
      A 21heures, tous ceux qui vont prendre le chemin de la grotte de Watëto sont rassemblés dans une salle de l'école de Saint-Joseph pour un briefing général. C'est au cours de cette ultime mise au point que selon plusieurs participants, le lieutenant-colonel Doucet, le «patron» du 11ème Choc, qui commandera l'ensemble des forces sur le terrain, évoquera la possibilité, en cas de nécessité, «de neutraliser les ravisseurs en recourant à l'arme blanche ou au silencieux». Philippe Legorjus adressera un peu plus tard ses propres recommandations aux hommes du GIGN : «Nous allons effectuer une opération de police judiciaire avec des moyens de guerre. Au cours de l'action, il faudra se comporter en militaires. Après, il ne faudra toucher à rien. Les OPJ viendront faire les constatations d'usage. Si vous faites des prisonniers, remettez-les aux gendarmes».
      Entre-temps, Jacques Vidal a pris soin de recevoir le médecin-chef de l'antenne chirurgicale parachutiste (ACP) dont l'installation dans le hall de l'aérodrome a été différée jusqu'au tout dernier moment afin de ne pas trahir l'imminence de l'attaque. «Lorsque j'ai rencontré le général, je lui ai dit que nous traiterions tous les blessés quels qu'ils soient et, à degré de gravité identique, que nos soins iraient en priorité aux blessés de nos forces», se souvient le Dr Jacques Guillotreau. Mais selon Patrick Forestier, l'auteur des Mystères d'Ouvéa,5 qui se réfère à la fiche Evasan annexée à l'ordre d'opération, le général aurait instauré un tri préalable à l'évacuation sanitaire et défini ainsi l'ordre de transport : «d'abord les otages, ensuite les troupes d'assaut, puis les ravisseurs». Ces derniers compteront quelques blessés. Pourtant, aucun ne sera dirigé sur Ouloup. A l'exception d'Alphonse Dianou qui y parviendra cinq heures après la fin des combats. Mort!

      Un commando lourdement armé
      L'ordre d'opération transmis la veille à Paris prévoyait une attaque-surprise «avec un commando d'une cinquantaine d'hommes». Mais ce sont finalement 75 hommes - 34 soldats du 11ème Choc, 16 fusiliers- marins du commando Hubert, 13 membres du GIGN, 9 de l'EPIGN et 3 spécialistes du 17ème RGP qui vont participer à l'expédition.Dix gendarmes parachutistes de l'EPIGN capables d'effectuer une descente en corde lisse embarqueront par ailleurs à bord d'un Puma et constitueront une force d'appoint tandis que 18 autres seront chargés de surveiller et protéger la DZ, la zone de posé des hélicoptères préalablement dégagée à la machette et à la tronçonneuse. Une section du RIMaP composée de 15 hommes commandés par le capitaine Thierry Bidau y sera déposée à H+5, c'est-à-dire 5 minutes après le signal sonore indiquant le début de l'assaut, avec pour mission d'évacuer les otages et de brancarder les blessés. Enfin, trois médecins et des infirmiers seront aussi de l'aventure.
      Pour rejoindre la base d'assaut, prévue à une cinquantaine de mètres de la grotte, il n'est pas question d'utiliser la piste empruntée depuis Gossanah par les ravisseurs et leurs «ravitailleurs». Après de multiples détours volontaires, les hommes vont donc être acheminés en 4x4 jusqu'au point de départ d'un sentier large de seulement quelques dizaines de centimètres, ouvert à la machette par un groupe restreint de la section de reconnaissance et d'action en profondeur de l'EPIGN conduit boussole en main par un spécialiste de la course d'orientation, l'adjudant Philippe F...... Après cette première reconnaissance de nuit, une vérification sera effectuée le lendemain, de jour, afin de valider les données recueillies et de jalonner le parcours au moyen d'encoches discrètes faites à la base des arbres :«Une entaille tous les X mètres, deux entailles pour un changement de direction», explique sur gign.org l'ex-jeune gradé chargé de «noter au fur et à mesure les azimuts, le nombre de pas et le temps passé entre chaque marquage». Deux nouvelles expéditions nocturnes permettront, en associant chaque fois un nouvel élément, de familiariser une partie des hommes du capitaine Michel Pattin avec le trajet semé d'ornières qu'empruntera l'élément d'assaut. Une colonne scindée en cinq groupes de quinze, guidés chacun par un membre de l'équipe des «jalonneurs».

      Sept heures pour parcourir huit kilomètres!
      Il est 22 heures le 4 mai lorsque les hommes du commando embarquent à bord des 4x4, le visage noirci, les uniformes débarrassés de tout signe distinctif mais avec à l'épaule droite un triangle de tissu de couleur signalant leur appartenance. Des foulards bleus pour le groupe mixte GIGN-commando Hubert chargé de trouver la cheminée d'accès à la cavité où se sont regroupés la plupart des otages, sous la protection des Smith&Wesson introduits par Jean Bianconi. Des foulards gris pour le 11ème Choc, qui devra se rendre maître de la cuvette, et verts enfin pour les fusiliers-marins du capitaine de corvette Jayot qui auront pour mission de neutraliser l'AA52. Il faudra à ce commando lourdement armé plus de sept heures pour parcourir les huit kilomètres qui séparent le rideau de surveillance et d'intervention (RSI) mis en place à Saint-Joseph de la base choisie pour le départ d'assaut.«La progression a été très lente. J'ai fait le trajet en caressant tous les arbres dans le noir pour retrouver les marques», se souvient Philippe F.....
      A 6h10, le lieutenant-colonel Doucet émet le signal radio indiquant que ses forces sont en place, déployées en ligne à l'est de la cuvette, le soleil dans le dos. Le général Vidal, qui a pris place à bord d'une Alouette II de la gendarmerie en compagnie du lieutenant-colonel Benson, donne aussitôt le top départ aux hélicoptères chargés de créer la diversion sonore qui doit permettre au commando d'effectuer son approche sans alerter les guetteurs. C'est parti! Et là commence la controverse...














      Qui a déclenché les hostilités ?
      Après quelques minutes de progression, impossible de distinguer la grotte! La base d'assaut a été installée plus loin de la cuvette que prévu et la ligne de front est orientée trop au nord. «Doucet me demande alors de faire positionner un hélicoptère à la verticale de l'objectif pour le localiser. Les Kanak (qui pensaient voir arriver Antenne 2) aperçoivent un militaire armé à la porte ouverte de l'appareil et comprennent que c'est un piège, écrit le général Vidal. Ils tirent sur l'hélicoptère et blessent au bras le gendarme Le Dren, de l'EPIGN.» «A 6h25, des coups de feu partent vers le ciel. Les combattants du FLNKS ont eu l'initiative de l'ouverture du feu», confirme Philippe Legorjus dans son rapport du 7 mai destiné au Directeur de la gendarmerie nationale. Vrai ou faux? Qu'il s'agisse des moyens mis en œuvre, du déclenchement des combats, de leur déroulement, de leur intensité, de leur durée même, les versions divergent ou s'entrechoquent.
      Si l'on en croit Jacques Vidal, deux hélicoptères seulement auraient survolé la grotte afin de faire diversion. Mais selon le commandant Philippe Mauviot, le leader de la formation, ce sont cinq Puma qui ont effectué ce premier passage, face au nord, alors que se déroulait la deuxième coutume du matin. Il y avait là, dans l'entrée de la grotte, aux côtés des anciens et des porteurs de thé arrivés un peu plus tôt ce matin-là, une majorité des preneurs d'otages dont certains avaient, comme à l'habitude, quitté leur poste en y laissant leurs armes. Tous ont compris qu'il ne s'agissait plus de l'arrivée d'une équipe de télévision... «Il ne manque que Wagner en accompagnement musical et nous serons dans Apocalypse Now», ironisera plus tard Philippe Legorjus.
      L'adjudant Denis Monné faisait partie de l'équipage du Puma n°1, le premier à survoler la zone. Un appareil de l'Alat, l'Aviation légère de l'armée de terre, mobilisé en renfort des quatre appareils de l'armée de l'air qui orbitaient avec lui à distance de la grotte. Son passage achevé, il a aussitôt rejoint la DZ pour servir de poste de secours et assurer l'évacuation des blessés, explique Denis Monné. «J'étais en contact radio avec l'Alouette II gendarmerie et avec «Christophe» (nom de code de Jean-Jacques Doucet). Après le premier survol nous sommes restés en surveillance, raconte Philippe Mauviot, qui pilotait le Puma n°4. Puis «Christophe» a réclamé un second passage que nous avons effectué cette fois dans le sens sud-nord, assez bas parce que nous étions très chargés - j'avais à bord les quatorze hommes de l'EPIGN. Environ 30 minutes plus tard, «Christophe» a demandé une verticale de l'objectif, un marquage, et j'ai fait un stationnaire à environ 10 mètres de la grotte. C'est là qu'on nous a tiré dessus. L'hélico a été mitraillé, les voyants se sont allumés, le réservoir a été endommagé et les pales abîmées. Je suis parti immédiatement sur Saint-Joseph où nous avons déposé Marc Le Dren. Mon Puma était HS.» Les gendarmes de l'EPIGN ont-ils, lors de ce vol stationnaire, ouvert le feu sur des Kanak qui tentaient de rejoindre leur poste de combat? Ont-ils simplement riposté à la fusillade? Philippe Mauviot est affirmatif : «Personne n'a tiré depuis mon hélico! La cuvette, vue de là-haut, c'était du persil. Il était impossible de distinguer des hommes au sol».«Chaque équipage avait reçu sa mission», dit-il. Les Puma n°2 et 3, dont le rôle n'est mentionné nulle part, transportaient-ils aussi des hommes en armes et si oui, de quelle unité? Est-ce de l'un ou de ces deux hélicos que l'on a «arrosé» la cuvette et ses abords?

      «Les hélicoptères nous ont attaqués par surprise!»
      Plusieurs témoignages recueillis par le grand reporter Jean-Luc Blain et diffusés quelques semaines après les faits dans le magazine «Passerelles» de France Inter7 insistent sur ces tirs venus du ciel. Le premier émane d'un tout jeune preneur d'otages, Olivier Xolawa, 19 ans, qui a réussi à passer à travers les mailles du filet. Armé d'un fusil MAS 36 qui sera effectivement retrouvé par les OPJ, il occupait le poste C, avec les deux servants du AA52 : «Un hélicoptère était là-bas sur place. Des coups de feu sont partis de l'hélico qui a balayé la cuvette avec une arme installée sur un pied à côté de la porte.» Un second rescapé, anonyme, qui aurait passé la nuit du 5 au 6 mai à l'intérieur de la grotte, dans une étroite galerie, allongé au milieu des squelettes des ancêtres, affirme avoir vu un militaire tirer depuis l'hélico : «Il tenait son arme à deux mains. Peut-être une 52».
      Blessé à l'omoplate gauche à la fin de l'assaut, Josué Ihmeling est lui aussi parvenu à se dissimuler (il sera interpellé quelques jours seulement après son interview). Questionné par Jean-Luc Blain, il reconnaît avoir tiré une rafale de FAMAS sur un Puma en vol stationnaire et selon toute vraisemblance, c'est une de ses balles qui a touché Marc Le Dren. «Mon collègue de poste venait de se réveiller. Il était assis, sans arme. Il a été abattu», assure Josué Ihmeling. «Des gars ont été tués à la sortie de la grotte. Ils avaient les mains levées et montaient pour se rendre (les militaires étaient déployés sur la crête). Ils étaient sans armes mais ils ont été tirés», accuse encore l'un des témoins de Jean-Luc Blain.
      Peut-on croire des preneurs d'otages? De tous les militants capturés, inculpés et transférés dans des prisons en métropole, Martial Laouniou a été le premier à bénéficier d'une remise en liberté. Il n'a pas participé à l'attaque de la brigade de Fayaoué. Au «Trou des guerriers», il était chargé d'apporter leur nourriture aux sept prisonniers menottés au fond de la grotte. Lors de leur audition par les OPJ, presque tous les ex-otages souligneront spontanément qu'il avait eu un comportement différent de celui de la plupart de ses compagnons, plus humain. Et le substitut Jean Bianconi fera tout pour qu'il en soit tenu compte.8
      Dans un long entretien accordé à la revue indépendantiste Bwenando, Martial Laouniou a lui aussi livré sa version de l'ouverture des hostilités. «Quand les porteurs de thé sont arrivés, dit-il, différents camarades des postes (de combat) sont descendus comme d'habitude pour la coutume. A peine terminée la coutume en bas, c'est là qu'on a vu les hélicos. On a cru que c'était Antenne2. Mais tout à coup ils nous ont attaqués par surprise. Ils tiraient de la porte grande ouverte. L'hélico a fait le tour du cratère en tirant toujours. Ils ont tiré d'abord sur un bord, après sur l'autre bord. Les hélicos ont tiré plus d'une minute. Après, ils sont repartis. C'est là que les commandos sont arrivés et ça a tiré de tout partout.» «C'était la panique chez les rebelles, qui ripostaient sans savoir d'où provenaient les coups. Nous entendions des OF (grenades offensives) qui claquaient à l'extérieur, des balles crépitaient partout. Les cinq qui se trouvaient au sommet de la falaise se sont retranchés avec nous à l'intérieur de la grotte», rapportera Samy Ihage, le gendarme mélanésien deux fois pris en otage, entendu le 6 mai à l'infirmerie militaire de Nouméa.

      Combien de temps a réellement duré l'assaut ?
      A ce stade, la question n'est pas tant de savoir qui a déclenché les hostilités, mais si des hommes ont ou non été tués alors qu'ils étaient désarmés et/ou cherchaient à se rendre. Si oui, cela expliquerait pour partie les divergences quant à la durée des combats. Une heure selon Jacques Vidal, qui souligne l'âpreté des combats et la forte résistance des Kanak. Trois quarts d'heure, rapporte l'ex-lieutenant-colonel Picard en se fondant sur le récit des chefs d'unités. Mais lors de son audition le 6 mai, Samuel Ihage l'évalue à seulement 15 minutes, et dans Bwenando Martial Laouniou insiste sur sa brièveté : «la première attaque n'a pas duré plus de sept minutes». Un autre survivant cité racontera par ailleurs qu'un cessez-le-feu a été ordonné «à trois reprises» avant que les armes se taisent. Les constatations de l'adjudant Da Silva et de ses OPJ - des morts retrouvés sans armes et des postes de combat sans combattants - plaident plutôt en faveur de la pire des hypothèses...
      En tout état de cause, le bilan est sévère. Il est communiqué à 8h30 par le colonel Doucet. On compte alors deux morts et quatre blessés chez les forces d'intervention, et treize tués parmi les indépendantistes. Au nord du cratère, le commandant Jayot a reçu une balle dans le côté, une blessure en séton.9 Au sud, le lieutenant Thimothée, qui tentait d'approcher la grotte à la tête du groupe d'appui du GIGN, a reçu une balle en pleine tête quelques minutes seulement après que l'un de ses hommes, Jean-Marie Grivel, ait été légèrement blessé au cou. Tous deux seront rapidement évacués par les brancardiers du RIMaP et transportés à Ouloup par l'hélico de l'Alat. Une craniotomie pratiquée par l'équipe chirurgicale du Dr Guillotreau lui sauvera la vie in extremis.
      Un poste de combat (désigné par la lettre N sur le croquis des OPJ) a été aménagé à proximité d'une communiquant avec la grotte. C'est de là, assurent Philippe Legorjus et Jacques Vidal, que sont partis les coups de feu mortels dont ont été victimes le 1ère classe Jean-Yves Véron et l'adjudant Régis Predrazza, deux commandos du 11ème Choc venus renforcer le GIGN. Pour avoir osé émettre l'hypothèse que le déploiement en L de leur unité décidé par le colonel Doucet ait pu les placer sous le feu de leurs camarades, les auteurs du rapport de la Ligue des Droits de l'Homme se sont attirés les foudres des responsables militaires. Un ex-gendarme du GIGN, Philippe Marlière, qui a vu tomber le soldat Véron - «atteint par un tir de fusil de chasse, sans doute une cartouche de genre Brenneke» - m'a pourtant confié s'être posé la même question. «Le mouvement tournant du 11e choc ordonné par Doucet a fait, dit-il, que certains de ses hommes ont pu être exposés à des tirs amis. Enfin, plusieurs des attaquants qui se trouvaient dans la même branche du L, dont son chef de groupe, Michel Lefèvre, ont raconté qu'ils avaient eux-mêmes failli se faire tirer dessus ou «allumer» un des leurs.

      Deux morts de plus attribués à Lavelloi
      Très vite évacués, les deux soldats du 11ème Choc seront autopsiés le 9 mai à la morgue de Nouméa par les docteurs Véran et Deconinck. A en croire Philippe Legorjus et le général Vidal tous deux auraient été abattus par Wenceslas Lavelloi, l'ancien sergent-chef au torse barré de cartouchières, l'assassin présumé de deux des gendarmes tués à Fayaoué, Jean Zawadzki et Edmond Dujardin.
      Cette fois, l'autopsie est complète. Et ses conclusions sans ambigüité. Jean-Yves Véron a reçu une décharge de chevrotines en plein visage. Les légistes ont relevé huit plaies groupées, occasionnées par des plombs de gros calibre dont trois ont pu être extraits. Quant à Régis Pedrazza, sa mort a été provoquée par «une balle de petit calibre» qui a pénétré sous l’œil gauche avant de ressortir à la base du cou et «pénétrer à nouveau dans l'épaule gauche où il a terminé sa course». Il n'y a pas eu, à ma connaissance, d'examen balistique. Mais les dimensions de l'orifice de pénétration du projectile placé sous scellé évoquent fortement un tir de FAMAS, un type de fusil présent dans chacun des deux camps.
      Deux armes différentes et donc deux tireurs. Cela n'exonère pas totalement Wenceslas Lavelloi, mais cela n'en fait pas non plus un coupable assuré. Nul cependant n'a cru devoir faire mention de ces conclusions qui le blanchissaient au moins pour partie. Mais il est vrai que bien avant que les légistes aient remis leur rapport, la sentence avait déjà été prononcée et exécutée. Sur-le-champ. D'une balle dans la tête.

      «On avait la haine du Kanak !» Nombre de mes interlocuteurs se sont réfugiés derrière cette formule, comme si l'aveu valait absolution des excès commis à Ouvéa ou, à tout le moins, s'il avait le pouvoir d'atténuer leur propre responsabilité. Ajoutée aux préjugés et parfois aux souvenirs mitigés d'un précédent séjour agité en Nouvelle-Calédonie, les accusations outrées de Jacques Chirac et Bernard Pons soulignant la «sauvagerie» dont auraient fait preuve les meurtriers des quatre gendarmes de Fayaoué, ont produit un cocktail délétère, mélange de mépris et de ressentiment. Et provoqué chez certains de ceux qui ont «servi» durant ces événements le désir malsain de faire payer aux Kanak les crimes perpétrés au matin du 22 avril. Un désir qui, pour quelques-uns, trouvera son aboutissement le 5 mai dans le nord d'Ouvéa.
      A suivre...
        1. Il y a là le général Bernard Norlain, chef du cabinet militaire de Matignon, le général de gendarmerie Antonio Jérôme, le colonel Peter, chef d'état-major de Jacques Vidal, le capitaine de vaisseau Desgrées du Lou, commandant de la Marine à Nouméa, le colonel Koscher, commandant des éléments Air, ainsi que Philippe Legorjus et le lieutenant-colonel Picard. C'est au cours de cette séance de brainstorming que seront évoquées la possibilité d'utiliser une bombe à guidage laser ou un canon de 20mm monté sur hélico, ou encore, solution préconisée par le Dr Bernard Pons, d'introduire dans l'eau fournie aux occupants de la grotte du flunitrazépam (ou Rohypnol, un puissant tranquillisant),et qui sera testée sans succès sur des militaires...
        2. Le «colonel» travaillait alors pour le RCPR, le parti de Jacques Lafleur, pour le compte duquel il a mis sur pied un vaste réseau d'informateurs et contribué à la formation de milices anti-indépendantistes.
        3. Elu député de Paris, Ministre de la Coopération dans le gouvernement d'Edouard Balladur, en 1993-1994, cet homme de réseaux sera condamné en 2006 pour «complicité et recel de corruption» condamné dans l'affaire des marchés publics d'Ile-de-France.
        4. Dans un premier temps Philippe Legorjus s'est satisfait de cette version des faits qui lui vaudra de recevoir sa barrette de commandant dès sa descente d'avion à Villacoublay. Plus tard, avec la publication des premiers témoignages concernant les exactions commises à Ouvéa, il prendra ses distances avec Jacques Vidal et, par touches successives, livrera des versions de plus en plus proches de la vérité. Mais sans jamais incriminer certains auteurs d'actes contraires à l'honneur.
        5. Publié aux Editions Filipacchi.
        6. Lors de son audition par le capitaine Papin, nommé à la tête de la BR de Nouméa, le général se gardera de mentionner la présence du lance-flammes et de ses servants...
        7. Pour écouter le reportage de Jean-Luc Blain : http://www.radio-univers.com/?p=9762
        8. «Je tiens à souligner le comportement particulièrement correct du prénommé Martial à l'égard des prisonniers du GIGN. Il leur faisait notamment parvenir sur ma demande des suppléments d'eau et de vivres.», écrit Jean Bianconi dans un rapport dont il a adressé copie à la Commission d'enquête. Témoignage dont il fera également part au juge Mazières. Martial Laouniou, qui avait conservé de son service militaire à Mont-de-Marsan une pointe d'accent du sud-ouest, n'avait pas participé à l'attaque de la gendarmerie. 
        9. La balle est entrée et ressortie sans léser les muscles.
    Le 5 décembre 1984, dix militants indépendantistes de la tribu de Tiendanite, en Nouvelle-Calédonie, étaient tués par balles, au lieu-dit de Wan'yaat. 
    Tombes des "dix de Tiendanite" © NC1ère
    © NC1ère Tombes des "dix de Tiendanite"

    C’était il y a trente ans. Le 5 décembre 1984, dix militants indépendantistes de la tribu de Tiendanite, âgés de 25 à 56 ans, parmi lesquels deux frères de Jean-Marie Tjibaou, étaient tués par balles dans une embuscade au lieu-dit de Wan'yaat. 
    Depuis trente ans, les carcasses des deux camionnettes n'ont pas bougé. Sur les lieux, une plaque de marbre portant l'inscription "Fils de Kanaky, souviens-toi" et un hommage à ceux qui furent "assassinés lâchement" rappellent ce qui s’est passé. 
    Le soir du 5 décembre 1984, moins d’un mois après le boycott actif des élections à l’Assemblée territoriale, prôné par le FLNKS, une réunion se tient au Centre Culturel de Hienghène. Durant la soirée, la question de la levée des barrages et de la suspension des actions avait été discutée, à la demande de Jean-Marie Tjibaou, alors président du FLNKS. La trêve devait ouvrir la voie des discussions que ce dernier envisageait de conduire avec l’Etat et visait à encourager les négociations. 
    A la fin de la réunion, dix-sept Kanak prennent la route à bord de deux camionnettes conduites par les deux frères de Jean-Marie Tjibaou, Louis et Vianney, pour rejoindre la tribu de Tiendanite. Ils n’arriveront jamais à destination. 
    A hauteur du lieu-dit de Wan'yaat, ils essuient des tirs d’anti-indépendantistes embusqués. La fusillade fera dix morts. Seules sept personnes survivront. Pour la tribu de Tiendanite, qui comptait alors huit familles, c’est une véritable hécatombe : la moitié de sa population masculine périt ce soir-là. 
    Sur les sept survivants de l'embuscade, trois sont décédés depuis. Blessé à la main et au ventre pendant les tirs, Bernard Maépas, chef du conseil des anciens de la tribu, est l’un des derniers à pouvoir témoigner. Pour lui, la fusillade visait Jean-Marie Tjibaou.
    « C’était justement pour contrer la parole de Jean-Marie Tjibaou », explique Bernard Maépas au micro de Marguerite Poigoune. « Lui, il n’est pas tombé dans le piège. Le lendemain, il a dit qu’il fallait entamer les discussions ». 
    Symbole fort, lors de sa visite officielle en Nouvelle-Calédonie, les 16 et 17 novembre dernier, le président de la République François Hollande est venu se recueillir sur les tombes de ceux qu'on appelle depuis les "dix morts de Tiendanite".

    Pour marquer les trentième anniversaire, une messe a été dite vendredi matin, dans la petite église de la tribu.