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lundi 16 mars 2015

Les "Kanakamykazes" de Nouvelle-Calédonie

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Vous connaissez tous un sujet dont tout le monde parle, mais à propos duquel vous avez l’impression de ne jamais rien trouver, dans ce fatras de publications hétérogènes qu’on appelle communément « les médias ». Le genre de sujets « cafés du commerce », quand ces derniers existaient encore, mais pas seulement. Dans les bars branchouillards et les soirées bobo-Champ, on en parle aussi.
Il arrive qu’un journaliste ou un auteur s’y aventure. En raison de l’absence ou du peu de comparaisons possibles, il ou elle récoltera à la fois l’encens (« Bravo d’avoir abordé la question ! ») et le bâton (« Bouh ! Comment osez-vous ? » ou « C’est quoi cette daube qui a été pondue ? »). Cependant, qu’il ou elle se rassure. Au vu de la non-concurrence, en s’accrochant un peu, il ou elle aura l’option de devenir incontournable sur la question.
Visé ici : le sujet de la jeunesse kanak en Nouvelle-Calédonie. Enfin, une partie de cette jeunesse. Celle dont on parle (au café, pas dans les canards), et qui, selon toute vraisemblance, ne va pas bien.
Voilà un sujet sur lequel tout le monde sur le Caillou a son mot à dire (j’ai beau chercher une exception, je me retrouve bredouille). On a tous une question – pas forcément pertinente – à poser, une remarque – pas forcément intelligente – à faire, un début d’opinion, une idée toute faite…
Vu de la métropole, où on se plaît parfois à dénigrer ce qui se passe sur « les îles », la question de cette partie de la jeunesse kanak qui « dérive », on pense que c’est : petites bastons, petits larcins et petites cuites, sans trop de dommages, donc pas de quoi fouetter un cagou. On peut excuser, chacun ses soucis. Mais vu d’ici, c’est un vrai sujet. Des jeunes qui se sentent mal dans une société, ça ne dit rien de bon concernant la santé de ladite société, peu importe le degré.
Il y a quelques temps, j’étais tombée sur un article dans Le Monde, signé par Claudine Wéry. Il date cependant de 2012 et, pour les accros au « tout-gratuit », l’accès à l’article entier est payant. Plus récemment, c’est un autre journaliste, Théo Rouby, qui a publié une série dans le quotidien local Les Nouvelles.
Concernant ce dernier, le vrombissement (traduction littérale de « buzz ») a bien fonctionné sur les réseaux sociaux. De nombreux internautes se sont empressés de partager leurs commentaires. En résumé, pour beaucoup, parler de ces jeunes « perdus » ou « paumés », qui végètent, « caillassent » (jettent des cailloux), se pintent en pleine journée et de manière répétée, cassent, brûlent ou tapent, cela équivaut à leur faire de la « publicité » et leur dérouler un tapis rouge brodé d’admiration, alors qu’il vaudrait mieux les recadrer par le biais d’un bon « astiquage ». Ou alors : « Arrêtez d’en parler, ça donne une mauvaise image de la jeunesse kanak en général ».
On peut parler en coulisses, mais pas sur scène.
Dans un de ses articles, Théo Rouby citait un jeune qui employait le terme « kanakamykaze ». Les soldats de l’Empire du Japon doivent se gratter le menton dans leurs tombes.
Cette expression de « kanakamykaze » peut faire sourire, et elle m’a d’ailleurs fait sourire, car c’est un curieux jeu de mots. Je me dis que pour employer pareille expression dans le contexte calédonien, il faut avoir un certain sens de l’autodérision. Forcément, quand on compare les jeunes susceptibles d’employer ce terme avec certains jusqu’au-boutistes hautement dangereux dans d’autres contrées du monde, on sourit en se disant qu’il n’y a, sur le Caillou, vraiment pas péril en la demeure et qu’on est encore préservé de la folie qui peut régner ailleurs.
Dans sa version moderne, le mot contient la volonté de casser, et surtout l’idée de se détruire en même temps qu’on détruit autour. Même si la réalité calédonienne est loin d’être un contexte de véritables « kamikazes », et que le mot est employé ici à la légère, il traduit tout de même quelque chose de réel : le désamour de soi.
Toujours dans le même article, des jeunes évoquaient aussi des « martyrs ».
Quand on doit chanter depuis l’enfance « Si tu presses cette terre, il va en jaillir des martyrs, oui des martyrs ! » et d’autres « Ton père était un martyr, n’abîme pas sa triste mémoire » (extraits de l’hymne national turc), on pourrait facilement finir par croire que les martyrs font partie du « patrimoine culturel ».
Petite aparté : pour les férus d’étymologie, il s’agit ici d’une évolution du terme, car le mot « martyr » désigne quelqu’un de religieux qui sera prêt à tout endurer plutôt que d’abjurer et donc de renoncer à sa foi. On y mêle à présent les valeurs de patriotisme, de dévouement à une cause, etc.
Toujours est-il qu’il m’arrive parfois d’ avoir l’impression qu’on est bassiné aux quatre coins de la planète avec des idées de martyrs. Pourquoi la Nouvelle-Calédonie devrait-elle déroger à la règle ? Ici aussi, on cultive ce type de mythes. Heureusement, pas question d’explosifs à la ceinture, de discours pseudo-religieux pour justifier ces actes barbares, ou d’endoctrinements massifs. Mais une partie de la jeunesse adhère aussi à l’idée de vénérer des martyrs, principalement des militants indépendantistes kanak tués entre 1984 et 1988.
L’autre soir, j’ai regardé la tragi-comédie « Le cochon de Gaza », de Sylvain Estibal. Pour sauver sa vie devant un groupe de terroristes qui lui reprochaient d’avoir introduit un cochon à Gaza, le héros fait semblant d’accepter d’aller se faire exploser avec ledit cochon dans une colonie juive. Au final, il ne meurt pas, s’enfuit et retourne innocemment auprès de celui qui l’a envoyé commettre l’attentat. Ce dernier lui ordonne alors de se suicider, tout en lui faisant comprendre qu’un martyr, ça ne reste pas vivant : « Tu ne veux tout de même pas créer une crise de vocations ? ».
Au cas où on n’en serait pas tout à fait sûr, un martyr, c’est avant tout un mort. Et pas forcément besoin d’être islamiste pour ça. Ce dont on se souvient chez un martyr, c’est de sa fin, forcément tragique. Si la personne était encore en vie ou mourrait de sa « belle mort », comme on dit, pas sûr qu’on chérirait son image aujourd’hui.
Pas plus tard qu’en ce début d’année, après les attentats perpétrés à la rédaction de Charlie Hebdo, beaucoup ont utilisé le mot « martyrs » pour désigner les dessinateurs assassinés, parlant de « martyrs de la liberté d’expression ». Ce mot renvoie aussi à leurs assassins, que d’autres voient eux aussi comme des « martyrs », bien que dans un tout autre style et d’après une vision de la vie et de l’ordre du monde totalement opposés.
Quand les pancartes « Je suis Charlie » ont commencé à fleurir un peu partout en Nouvelle-Calédonie, certains Kanak ont répondu avec des affichettes ou des photos de profils Facebook « Je suis Eloi » (Eloi Machoro était une figure politique indépendantiste, et a été tué en 1985 par des tireurs du GIGN). Qu’est-ce que les dessinateurs de « Charlie » et Eloi Machoro avaient en commun ? Hormis le fait d’avoir été assassinés, pour des idées ou des dessins : rien. Il est vrai que beaucoup de gens ici ne connaissaient pas Charlie Hebdo et, l’engouement face à cette tragédie a pu être mal compris, donnant dans certains cas libre cours à une sorte de compétition victimaire.
En Nouvelle-Calédonie, parler des jeunes en perte de repères dans les médias est important et je salue celles et ceux qui s’y sont collés. Le désamour de soi est un mal sous-terrain qui gangrène profondément le vivre-ensemble, le présent et le futur d’une société, ici aussi.
Si « Kanakamykaze » fait sourire, on aurait toutefois tort de prendre le sujet à la légère. Ou est-ce qu’une question de société est plus crédible avec une ceinture d’explosifs ?

L'article est paru sur le blog Dolma & Bougna