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mardi 5 mai 2015

5 mai 1889. La France expose fièrement ses "nègres", Kanaks et Annamites à l'Expo universelle.

Les Français se précipitent pour visiter le village indigène reconstitué sous la tour Eiffel.
5 mai 1889. La France expose fièrement ses "nègres", Kanaks et Annamites à l'Expo universelle.
Le 5 mai 1889, quelque quatre cents Africains et Asiatiques prennent possession du Champ-de-Mars. Ce n'est pas une manif de sans-papiers avant la lettre, ni une réunion de rappeurs, mais les habitants du village indigène de l'Exposition universelle dont l'ouverture officielle est pour le lendemain. Attraction phare de l'Exposition, ces Africains, Kanaks et Annamites ont l'immense honneur (!) d'être les habitants du premier "village indigène" organisé dans le cadre d'une "exhibition ethnologique". 


Plusieurs expositions précédentes en Europe et en Amérique ont déjà montré de petits groupes d'individus, ou même des personnes seules, parfois même dans des cages. Mais plusieurs centaines d'indigènes du bout du monde répartis dans plusieurs villages, c'est du jamais-vu. Le gouvernement de Carnot garantit l'authenticité des Sénégalais, Gabonais ou Congolais ramenés de leurs forêts primitives ! On n'est pas allé les chercher à la Goutte-d'Or ou encore dans le 13e arrondissement... Il s'agit de vraies pièces originales ! Approchez, approchez ! Touchez ! Certains savent même parler et, qui plus est, français !


Vingt-huit millions de visiteurs

Les organisateurs de l'Exposition universelle sont finalement animés par les meilleurs sentiments : ce qu'ils désirent avec l'étalage de cette chair fraîche, c'est montrer comment une nation civilisatrice comme la France a tiré de leur obscurantisme ces êtres primitifs entre animaux et hommes. C'est l'Occident tendant la main aux maillons manquants de l'évolution humaine ! Le pire, c'est qu'ils le croient sincèrement !

Pendant près de 6 mois, 28 millions de voyeurs défilent sur les Invalides pour épier ces malheureux répartis dans une demi-douzaine de villages reconstitués. Les brochures expliquent aux visiteurs que leurs habitants vivent, travaillent et s'amusent exactement comme au pays. Il y a là des Arabes, des Kanaks, des Gabonais, des Congolais, des Javanais, des Sénégalais... Les visiteurs mais aussi les scientifiques se précipitent. Pour une fois qu'ils ont l'occasion d'observer, de palper, de parler à ces primitifs sans avoir à courir à l'autre extrémité du monde.

Fantasmes du Blanc

À vrai dire, les villages ne sont pas construits avec un grand souci d'authenticité. Décors, costumes, accessoires... sont censés représenter leur "milieu naturel", mais tout est mis en scène, caricaturé, stéréotypé. Par exemple, le village pahouin (tribu habitant la rive droite de l'Ogooué) n'est pas habité par des Pahouins, mais par des Adoumas et des Okandas. "Au premier abord, on ne percevra pas grande différence entre ces deux races, et tous ces nègres sembleront appartenir au même type", note alors le géographe et archéologue Louis Rousselet. À propos du village sénégalais, le même auteur remarque : "Ici, c'est la mare où nous voyons accroupie une des femmes du village, dont les attributions sont de laver le linge des habitants. Et vous pouvez être certains qu'elle ne chôme pas. Les nègres sont propres et aiment à porter des vêtements toujours frais." Et s'il avait connu Obama, il aurait pu ajouter qu'ils sont également blagueurs...

On demande même parfois aux indigènes de jouer la comédie ! Ici, des femmes aux seins nus se livrent à des danses soi-disant guerrières. Là, des hommes battent tambours en inventant carrément des rituels pour l'occasion. Ce qui marche très bien auprès des visiteurs, ce sont les combats, forcément simulés... Pas question de décevoir le public venu chercher de l'exotisme. On leur demanderait presque de se bouffer entre eux juste pour confirmer aux Blancs qu'ils ont raison de les croire cannibales.

Liberté, égalité, fraternité

Pour autant, les indigènes présentés ne sont pas des comédiens engagés pour l'occasion. Ils ont été recrutés dans leurs pays d'origine par des imprésarios ou des chefs d'expédition, aidés souvent par des chefs de village, les fixeurs de l'époque. Ils sélectionnent les beaux spécimens, leur font passer de véritables castings. Le public de l'Exposition universelle se croit souvent au zoo, n'hésitant pas à railler à voix haute les traits simiesques. On compare ces sauvages à des singes, montrant du doigt leurs lèvres énormes, leur teint huileux, leurs cheveux crépus. D'ailleurs, comme devant la cage d'un singe, certains visiteurs jettent de la nourriture, des babioles. On a même surpris un touriste venu de Barcelone, lancer une banane... Beaucoup se moquent des indigènes malades, tremblant à la porte de leur case. Ils sont là pour se marrer, ils n'ont sûrement pas payé pour pleurer sur leur sort. Horrible... En marge de l'Exposition, loin du cadre officiel, des petits malins ont compris qu'il y avait de l'argent à se faire en exhibant eux aussi des sauvages. C'est le cas du Hollandais Godefroy, qui rassemble des Angolais rue Laffitte. Tandis qu'un certain Gravier installe 18 Accréens (des Ghanéens de la région d'Accra) au 62 quai de Billy (actuel quai Branly). Il les avait déjà montrés à Amsterdam en 1880, mais, fait curieux, ils étaient alors 23. Que sont devenus les cinq manquants ? Nombreux sont les participants à ce genre d'exhibition qui ne rentreront jamais chez eux, victimes de maladies occidentales comme la variole, la tuberculose... Des victimes collatérales. 

On oublie alors que l'Exposition universelle de 1889 est censée symboliser le centenaire de la prise de la Bastille, et la devise républicaine : liberté, égalité et fraternité.

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