L’arrêt
des exportations de minerai demandé par Calédonie Ensemble et l’Union
Calédonienne fait échos à la Doctrine Nickel développée par les
présidents de l’assemblée de la province Nord et de SMSP. Au même titre
que la participation majoritaire de cette dernière dans les projets
industriels, il s’agit d’un projet politique visant à contrôler la
ressource minière afin de garantir un retour de valeur ajoutée lors de
sa transformation. Tel est donc le contexte qui détermine aujourd’hui le
champ dans lequel nous entendons les autorités dire qu’il n’est pas
opportun d’exporter du minerai en Chine. Aussi, pour justifier
l’embargo, comme ce fut le cas en Indonésie, SMSP fait valoir un manque à
gagner pour le territoire de plusieurs milliards par an – et ce sur la
base d’une projection consistant à démontrer ce que pourrait rapporter à
la Nouvelle-Calédonie l’exportation vers la Corée si le minerai destiné
à des clients traditionnels était entièrement dédié à sa transformation
par l’usine de POSCO. Or, si cette stratégie commerciale peut paraître
logique et tout à fait légitime du point de vue strictement politique,
elle repose en revanche sur des arguments techniques et économiques qui
ne sont pas fondés. Il existe en effet un profond décalage entre le
discours politique et les orientations stratégiques industrielles, les
pratiques minières et les engagements pris au sein des partenariats. En
voici la teneur…
Exportation des garniérites. Depuis l’entrée en vigueur du schéma minier en 2009 et durant la période allant du 1er
janvier 2010 au 30 juin 2015, la Nouvelle-Calédonie a exporté très
exactement 134 609 tonnes de nickel contenu dans des garniérites à
destination de la Corée et 99 343 tonnes vers le Japon. Partant de là,
caractérisons, même sommairement au cours de cette période, les teneurs
contenues dans le minerai et ventilons-les selon les destinations. Les
teneurs représentatives vont de 2,23% en 2009, puis de 2,09 à 2,0% avec
une moyenne supérieure à 2,05% pour la Corée et de 2,13% à 1,5% avec une
moyenne inférieure à 2% pour le Japon. En 2014, les teneurs en nickel
contenues dans les garniérites exportées étaient de 2% pour la Corée et
de 1,93% pour le Japon. Par la voix de son comité de soutien, la
Doctrine Nickel réaffirme que les petits mineurs « pillent la ressource »,
déclaration qui au regard de ce qui précède n’est absolument pas
justifiée. Mais au-delà du jeu de langage et de ses énoncés dénotatifs
visant à discréditer les référents et à mobiliser les véritables
destinataires, le but recherché est que le minerai traditionnellement
destiné au Japon soit redirigé vers la Corée afin d’alimenter l’usine de
Gwangyang pour le compte de NMC qui n’est pas en mesure de le faire.
Dans une interview parue le 2 septembre dans La Tribune, André Dang
affirme que « l’an dernier le volume de minerai calédonien envoyé
aux fondeurs japonais s’est élevé à l’équivalent de 25 600 tonnes de
métal. Si ce nickel métal avait été produit par l’usine en Corée, la
Nouvelle-Calédonie aurait bénéficié de 5 milliards de francs CFP de
dividendes supplémentaires ». Cette affirmation est totalement
surréaliste, bien qu’étant assez révélatrice du type de projections que
fait le président de SMSP. En effet, au cours de cette année 2014, NMC a
exporté un volume identique, très exactement 24 497 tonnes de nickel
contenu dans du minerai à destination de la Corée. Cela nous permet donc
de se faire une idée des pertes et profits générés. A la lecture des
comptes de résultats, la société minière NMC a réalisé une perte de 2,2
milliards de francs alors que l’usine SNNC a généré un profit de 4,1
milliards, soit un peu plus de 2 milliards de dividendes potentiels pour
l’usine au titre des 51% pour un tonnage identique. Comment alors SNNC
aurait-elle pu générer un profit additionnel de 10 milliards en doublant
la production afin que SMSP puisse percevoir 5 milliards de dividendes
supplémentaires ? Non seulement cela est absolument impossible au regard
des performances de la filière, mais deux raisons majeures permettent
de comprendre pourquoi ce ne peut pas être le cas. La première d’entre
elles est purement technique et concerne le minerai et les hommes qui le
transforment en métal. Il est en effet de notoriété publique que dans
le domaine du nickel les coréens ne disposent pas du savoir-faire
japonais vieux de plus de 50 ans. C’est d’ailleurs la raison pour
laquelle l’équipe de Konetec constituée d’anciens cadres de PAMCO est
venue assister les coréens lors de la construction et mise au point de
l’unité de production. Aujourd’hui encore, en dépit d’un véritable
savoir-faire sidérurgique appliqué à l’acier et d’un avantage compétitif
dû à la taille de leurs infrastructures, les coréens sont incapables de
valoriser des minerais de nickel d’une teneur inférieure à 2%. Ce qui
veut dire qu’il n’y a pas de débouché en Corée pour la plupart des
minerais calédoniens envoyés au Japon. L’imparfaite maitrise des
techniques de fusion s’explique naturellement par le manque
d’expérience, puisque POSCO est un aciériste, non un fondeur – et que
SNNC est la toute première unité coréenne transformant du minerai de
nickel en métal contenu dans des ferronickels. La preuve en est que SNNC
dut à plusieurs reprises changer les briques réfractaires de son four.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ses ingénieurs sont
particulièrement intéressés par les visites de l’usine de Doniambo pour
qui (1) la longévité des fours reste une énigme et (2) les techniques
d’homogénéisation du minerai le résultat d’une longue expérience. Sur le
plan commercial, POSCO bénéficie en revanche d’un accord lui
garantissant la sécurité d’une partie de son approvisionnement ainsi
qu’un prix mécaniquement inférieur au prix du marché pour la fourniture
d’un minerai de teneur moyenne en nickel facturé sur la base d’une
teneur de référence de 2,27%. SMSP a en effet très mal négocié l’accord
valide pour une durée de trente ans et est aujourd’hui tenue par cet
engagement, puisque pour les teneurs inférieures à la valeur pivot la
société minière paie des pénalités au partenaire coréen (pour de plus
amples détails sur le partenariat, se référer aux articles L’emprise de POSCO, Une autre ligne pour POSCO ou encore, Au-delà des intentions).
Pour cette deuxième raison, les garniérites à basses teneurs exportées
vers le Japon ne peuvent donc pas être traitées en Corée car cela
génèrerait des pertes encore plus conséquentes pour NMC, qui serait
contrainte, elle, d’acheter le minerai au prix du marché. Aussi, cette
dernière observation conduit à admettre que les projections de manque à
gagner faites par SMSP ne sont pas du tout pertinentes ; d’autant que ce
sont justement les deux raisons ici invoquées qui font que NMC se
trouve en difficulté. Du fait du déséquilibre structurel du partenariat,
NMC n’a pas été en mesure de financer les campagnes d’exploration de
son domaine minier (représentant tout de même 13% des surfaces minières
concédées du territoire), raison pour laquelle elle ne peut donc pas
alimenter seule l’usine coréenne.
Exportation des latérites. De 2010 à mi 2015,
81 710 tonnes de nickel contenu ont été exportées vers l’Australie et 3
000 tonnes vers la Chine. Dans les projections de SMSP faites sur la
base des résultats du partenariat existant, figurent bien évidemment le
minerai latéritique qui ne peut être traité dans une usine offshore en
Corée, mais le serait en Chine, au travers d’un partenariat du même type
avec Jinchuan. L’argument de vente consiste ici à dire qu’il vaut mieux
nous-même transformer ce minerai en métal plutôt que de le vendre en
l’état puisque dans les deux cas le consommateur final n’est autre que
la Chine. Les volumes représentent en effet quelques 20 000 tonnes de
nickel contenu par an (si l’on fait abstraction du premier semestre
2015), de quoi envisager l’alimentation d’une usine. Ici l’argument se
tient donc, sauf qu’il va à l’encontre du schéma minier qui garantit les
exportations vers le client traditionnel qu’est l’Australie. Mais
admettons que ce soit le cas et que dans l’absolu, en raison de
l’évolution du marché, la Chine soit désormais considérée comme étant un
(nouveau) « client traditionnel ». Dans cette éventualité,
même si SMSP obtenait les permis de recherche pour concrétiser son
partenariat avec Jinchuan, il faudrait dans le meilleur des cas au moins
cinq ans avant que sa filiale minière CCMC soit capable d’explorer son
domaine, puis d’ouvrir les mines afin d’approvisionner l’usine en Chine.
Vu les antagonismes existants que le conflit des rouleurs a révélé aux
citadins, il est clair que l’obtention des permis de recherche puis des
autorisations d’exploitation ne manquera pas de générer des oppositions
multiples et frontales sur le terrain. En Nouvelle-Calédonie, force est
de constater que la terre n’appartient pas à ceux qui la travaille mais à
ceux qui pensent en avoir hérité du temps d’avant la colonisation,
ainsi qu’à ceux qui pensent pouvoir parler en leurs noms au sein
d’institutions nées de la colonisation. A l’instrumentalisation
(classique) des syndicats et (nouvelle) des groupes de pression
environnementaliste, vient donc s’ajouter celle de légitimités
coutumières diverses et antagonistes – ceux qui se revendiquent comme
tels, ou faute de reconnaissance par les instances coutumières en place,
s’identifient comme ayant un lien de sang avec la terre. Aussi, les
grands projets miniers n’ont pas la même résonance selon que l’on vive
en brousse ou dans les quartiers Sud, selon que l’on s’inscrive ou pas
dans le matérialisme historique de la lutte pour l’indépendance. Outre
la gestion permanente des conflits, l’ouverture des mines nécessitera
également des moyens financiers colossaux dont ne dispose pas SMSP.
Enfin, au regard du schéma minier, rien ne peut contraindre les autres
mineurs à alimenter l’usine de Jinchuan plutôt que l’Australie ou un
autre client chinois, car il s’agit bien d’une exportation de minerai et
non d’une transformation dans une « installation locale ».
Les limites intrinsèques à la Doctrine Nickel.
Clairement, il existe une véritable rupture entre le but officiellement
présenté par la Doctrine et ce qui relève de la stratégie industrielle.
Par l’intermédiaire de SMSP, la province Nord prétend avoir bouleversé
les règles du jeu de l’économie (internationale) du nickel alors que son
discours a avant tout une vocation politique, donc domestique. En
voulant s’imposer au niveau du territoire, et donc à l’ensemble de la
profession, elle fait fi de l’hétérogénéité des différents prérequis
économiques que sont la liberté du commerce, le jeu de la concurrence,
la compétitivité des entreprises. Pour des raisons purement politiques,
le rapport au savoir (détenu par la DIMENC) est légitimé par le recours
au narratif (dédié au populaire). Cette démarche doctrinaire vise donc
essentiellement à prendre le contrôle de la ressource minière
(apparemment appartenant aux calédoniens) en échange d’une prise de
participation majoritaire dans le capital social des co-entreprises
portant les projets. Mais, contre toute attente et espérance, cette
démarche ne permet pas de s’assurer du retour de valeur ajoutée produite
– et pour cause ? Pour des raisons financières, les deux projets
industriels existants ont été laissés aux mains des multinationales
étrangères qui assurent l’intendance et gèrent donc d’une manière
unilatérale les « usines de SMSP » ainsi que la « ressource dupays ».
D’ailleurs, on peut s’imaginer que Glencore et POSCO ne resteront pas
les bras croisés et qu’ils s’efforceront de faire en sorte qu’un nouveau
partenariat (avec Jinchuan) ne voit pas le jour. Mais dans l’agora
calédonien, malgré les données détenues par la DIMENC, on constate que
la réalité sur la situation économique du nickel ne peut pas se
légitimer par ses propres moyens réglementaires. Pour ce faire, elle
doit avoir recours au non-savoir économique, c’est-à-dire au
faire-savoir qui est strictement politique et passe par les fourches
caudines des présidents de provinces et du gouvernement. Vu l’importance
que revêt la terre (plutôt que le nickel) dans l’imaginaire collectif
indépendantiste, il est clair que les ténors des partis aujourd’hui au
pouvoir se doivent d’être discrets sur les difficultés financières que
rencontre SMSP. Face à leurs militants, ils ne peuvent pas non plus
admettre que, faute de surface financière et de culture industrielle,
ils se sont totalement fourvoyés sur leur capacité à valoriser la
ressource au profit des calédoniens. Reste donc le discours, seulement
le discours !