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mardi 17 mai 2016

Islamo-gauchisme, aux origines d'une expression médiatique

Décryptage d’un terme qui apparaît ou resurgit dans le débat public. Aujourd’hui, l'islamo-gauchisme. De la famille des «insultes policées et intellectuelles», l’expression a de nouveau été utilisée récemment par Elisabeth Badinter.


C’était le 2 avril dans le Monde, dans la bouche d’Elisabeth Badinter : «Etre traité d’islamophobe est un opprobre, une arme que les islamo-gauchistes ont offerte aux extrémistes.»

«Islamo-gauchiste» : le mot n’est pas nouveau, mais il revient régulièrement dans les discours des défenseurs d’une laïcité parfois qualifiée de «combat», qui revendiquent un «parler vrai» sur l’islam et l’islamisme. «Taxer d’islamophobie ceux qui ont le courage de dire : "Nous voulons que les lois de la République s’appliquent à tous et d’abord à toutes" est une infamie», poursuit ainsi la médiatique philosophe. Aux accusations d’islamophobie répond ainsi le procès en islamo-gauchisme – les deux termes vont souvent de pair dans les débats.

Pour ceux qui l’utilisent, l’expression «islamo-gauchisme» est une alerte, un mot «choc» pour décrire l’alliance contre-nature d’une partie de la gauche avec un islamisme réactionnaire. «Il désigne ceux qui, au nom d’une vision communautariste et américanisée de l’identité, combattent le féminisme universaliste et la laïcité», estime ainsi l’essayiste Caroline Fourest, qui l’utilise couramment. Pour les autres, ceux qui en font les frais, elle n’est qu’une arme pour disqualifier une lutte légitime : faire entendre la voix des musulmans «racialisés» et «discriminés». «Une expression valise qui sert simplement à refuser le débat et à stigmatiser», pointe Edwy Plenel, le patron de Mediapart. Le terme, à vocation médiatique, n’a en tout cas pas d’assise scientifique. Il se rapprocherait plutôt du montage séduisant et efficace pour dire un phénomène complexe et discuté. De l’injure policée dans le débat de plus en plus brûlant entre intellectuels français.

Dès 2002, chez Pierre-André Taguieff


Difficile de retrouver la première occurrence du mot. Mais il est aisé de fixer les étapes clés de sa popularisation dans le débat public et les médias ces dernières années.

En janvier 2002, Pierre-André Taguieff l’utilise ainsi dans son livre la Nouvelle Judéophobie. L’historien des idées y condamne l’antisionisme de «la nouvelle configuration tiers-mondiste, néo-communiste et néo-gauchiste, plus connue sous la désignation médiatique de "mouvement antimondialisation"». «Des Juifs, écrit-il, peuvent être tolérés, voire acceptés dans cette mouvance islamo-gauchiste, à condition qu’ils fassent preuve de palestinophilie inconditionnelle et d’antisionisme fanatique.» A l’époque, Taguieff est actif au sein de la Fondation du 2-Mars, d’une tendance souverainiste et d’orientation chevènementiste, aux côtés du démographe Emmanuel Todd ou encore de la future plume de Sarkozy, Henri Guaino.

«Je ne peux pas dire avec certitude que l’expression est une invention personnelle, explique-t-il aujourd’hui à Libération. Mais les réactions de mes contemporains après mon premier usage de ce mot, en 2000-2001, exprimaient leur étonnement : à l’époque, on disait plutôt, ironiquement, "islamo-progressistes", ou, dans les années 80, "palestino-progressistes". En utilisant cette expression, j’ai essayé de montrer qu’un certain tiers-mondisme gauchiste se retrouvait côte à côte, dans les mobilisations propalestiniennes notamment, avec divers courants islamistes.»

«Gauchistes d’Allah» et voile à l’école


La thèse prend de l’ampleur en 2003, à l’occasion du Forum social européen de Saint-Denis. Des centaines d’ONG, des dizaines de milliers de militants sont réunis lors de ce grand rassemblement altermondialiste. Mais c’est la présence d’un homme qui va créer à elle seule la polémique : le théologien musulman Tariq Ramadan, invité à débattre avec José Bové, de la Confédération paysanne, et Daniel Bensaïd, de la Ligue communiste révolutionnaire. L’année suivante, le Nouvel observateur et Charlie Hebdo se lancent dans la bataille à l’occasion d’un nouveau forum organisé à Londres. Dans le premier, Claude Askolovitch signe un article titré «Les gauchistes d’Allah», tandis que dans le second, c’est Fiammetta Venner qui se demande ironiquement si «un autre jihad est possible». Sans parler expressément d’islamo-gauchisme, tous deux dénoncent des rapprochements entre altermondialistes et «islamistes».

Dans la même période, l’utilisation du mot explose, à l’occasion cette fois d’un débat très français : les défenseurs de la loi interdisant les signes religieux ostensibles à l’école, qui vise avant tout le voile et sera votée en 2004, l’utilisent alors à l’envi pour désigner les militants de la gauche, souvent radicale, qui y sont opposés. Sylvie Tissot, sociologue à Paris-VIII, et les membres du collectif Une école pour tous en ont fait les frais. «L’expression avait évidemment pour but de nous disqualifier, estime-t-elle. A l’époque, le terme désignait un militantisme hétéroclite où l’on retrouvait aussi bien des chrétiens de gauche que des personnes engagées dans la solidarité internationale… D’où, j’imagine, le qualificatif de "gauchistes". Nous travaillions avec des associations musulmanes, comme le Collectif des musulmans de France (CMF). Pour ceux qui nous traitaient d’islamo-gauchistes, c’était une compromission avec des gens "infréquentables".» Comme le relève Laurent Lévy dans son livre «la Gauche», les Noirs et les Arabes (Ed. La Fabrique, 2010), «des personnalités de la gauche radicale» sont accusées par ce sobriquet d’être les «idiots utiles» de l’islamisme, des «gauchistes en mal de combat tiers-mondiste».

L’argument historique d’un parti trotskiste britannique


Pour jutifier l’emploi du terme, une référence historique revient régulièrement : un article rédigé en 1994 par Chris Harman, leader du Socialist Workers Party (SWP), le parti trotskiste britannique, intitulé «Le Prophète et le prolétariat» (en français ici, en anglais ici). Cette longue réflexion sur la nature de l’islamisme et l’état des luttes sociales de l’époque conclut que la gauche a commis deux erreurs : la première est d’avoir considéré les islamistes comme «fascistes», la seconde de les avoir imaginés «progressistes». Il faudrait par conséquent que la gauche s’adresse aux convaincus de l’islamisme pour les ramener dans son giron, conclut-il. La position est plus nuancée qu’un simple appel à s’allier aux islamistes – c’est pourtant cette idée qui demeurera.

Autre exemple convoqué : le lancement, au début des années 2000 en Grande-Bretagne, du Parti du respect, fondé par l’ancien travailliste George Galloway avec, notamment, l’universitaire Salma Yaqoob. Mais aussi, plus ancien, le pablisme, un mouvement trotskiste allié au FLN lors de la guerre d’Algérie – une ligne politique plus communément appelée «tiers-mondisme». Autrement dit, si l’islamo-gauchisme n’est pas un courant politique auto-défini, certains estiment qu’il existe et peut être désigné ainsi. C’est le cas de Claude Askolovitch, qui explique à Libé qu’il continue d’utiliser le mot dans cette acception, tout en refusant les interprétations qu’en font Caroline Fourest et Elisabeth Badinter. Contrairement à elles, Askolovitch accepte en effet le terme «islamophobie» et ce qu’il désigne.

Plusieurs essayistes vont quoi qu’il en soit reprendre le mot, et faire évoluer son sens. Comme Pascal Bruckner, dans son livre la Tyrannie de la pénitence (Grasset, 2006) – ce qui lui vaut l’honneur d’être considéré comme le maître d’œuvre du concept, sur la version anglaise de la page Wikipédia consacrée à l’islamo-gauchisme (traduit : islamo-leftism). La même année, Caroline Fourest consacre un livre à la «tentation obscurantiste» : «Une partie de la gauche semble avoir perdu tous ses repères. Celle que l’on surnomme "islamo-gauchiste" alors qu’il vaudrait peut-être mieux parler de gauche obscurantiste, pro-islamiste.»

Des institutions visées à leur tour


Puis c’est au tour du philosophe Alain Finkielkraut. Lors d’une conférence sur l’enseignement de la Shoah organisée par le mémorial de Yad Vashem à Jérusalem, en 2010, il dit craindre «un mouvement islamo-gauchiste ostensiblement indifférent à la mémoire de la Shoah». Il précise ce qu’il entend par cet «arc islamo-gauchiste» à l’AFP – et la définition du terme déjà s’élargit : «L’union de gens issus de l’immigration et d’intellectuels progressistes.»

Depuis, l’islamo-gauchisme resurgit régulièrement au fil des aléas de l’actualité – de l’affaire Siné en 2008 («De quoi Siné est-il le nom ?» se demande alors BHL dans le Monde) à l’affaire Kamel Daoud aujourd’hui, en passant par la polémique sur la candidate voilée Ilham Moussaïd sur les listes du NPA en Paca, en 2010. Les accusés sont de plus en plus nombreux : José Bové, Alain Gresh (du Monde diplomatique), Annick Coupé (de l’union syndicale Solidaires), Michel Tubiana (de la Ligue des droits de l’homme) hier ; la conseillère régionale Clémentine Autain, Edwy Plenel ou des journalistes de Libé aujourd’hui. «Désormais ce mot ne désigne plus des personnes minoritaires – la laïcité inclusive a gagné des sympathisants – mais des institutions, comme l’Observatoire de la laïcité et son président, Jean-Louis Bianco», note Sylvie Tissot.

«En réalité un non-sens»


Pierre-André Taguieff reconnaît le risque d’extension illimitée du concept d’islamo-gauchisme : «Ce genre d’amalgame se justifie à condition d’en définir le sens précisément, explique-t-il. Mais le sens devient de plus en plus vague à mesure qu’il devient un terme polémique. On ne peut pas maîtriser les effets de langage.»

Dans les Intellectuels faussaires (Ed. Jean-Claude Gawsewitch, 2011), le géopolitologue Pascal Boniface critique férocement ces «concepts aussi creux intellectuellement que clinquants dans la formulation». «L’originalité du concept pourrait plaider en sa faveur, mais c’est en réalité un non-sens, comme l’étaient par le passé les expressions "hitléro-trotskistes" ou "judéo-bolcheviques". Elles aussi se voulaient disqualifiantes. Elles aussi ne reposaient que sur des fantasmes.»

Certains islamo-gauchistes désignés ont fini par s’emparer du terme pour le retourner et s’en revendiquer ironiquement, ou au moins revendiquer ce qu’il désigne. Ainsi, Clémentine Autain assume : «Je ne comprends pas exactement ce que veut dire le mot, mais si ça désigne l’intersectionnalité des luttes, alors oui, c’est ça qui me préoccupe. Je suis de gauche, et je me bats contre le rejet des musulmans en France.»