Tout
comme pour les gisements de pétrole, d’uranium et de platine, pour les
sulfates et les sultans du nickel c’est bientôt la fin ! Si les
ressources géologiques de l’or vert ne disparaîtront sans doute jamais
de l’écorce terrestre, en revanche ce qui restera de ses réserves
exploitables sera tellement coûteux à extraire et à valoriser que le
nickel sera soit destiné à des marchés de niche extrêmement réduits pour
une production stratégique de métal raffiné de très haute qualité, soit
progressivement remplacé pour les applications traditionnelles par des
sources alternatives. Dans son rapport inachevé, on se souvient qu’Anne
Duthilleul avait pour la première fois évoqué en Nouvelle-Calédonie
l’idée même de la finitude de la ressource minière. Selon l’hypothèse
avancée et généralement acceptée d’un coefficient de 2 entre les
ressources géologiques et les réserves minières exploitables, et sur la
base du rythme d’exploitation que devait connaître le territoire, cette
projection indiquait une durée de 50 années pour les garniérites et 120
ans pour les latérites. A l’échelon mondial, si l’essentiel des
ressources naturelles reste fort heureusement inexploitable,
l’estimation de la période d’épuisement des réserves de nickel est de 50
ans. Selon le très informé service géologique des Etats-Unis, les
ressources en nickel à une teneur moyenne de 1% seraient de 130 millions
de tonnes, tandis que la durée d’exploitation des réserves actuelles
est estimée à 40 années, soit 80 millions de tonnes à raison d’une
consommation annuelle de 2 millions de tonnes. Ainsi, inexorablement,
l’or vert qui rythme aujourd’hui l’activité économique, politique et
sociale du territoire calédonien deviendra pour les générations futures
la 14e ressource non-renouvelable amenée à disparaître du fait de l’exploitation humaine intensive.
Une disparition inéluctable. Pour l’heure, il est
bien sûr inutile de vouloir lire dans une boule de cristal et s’attacher
à prédire la date exacte de la fin du nickel car ce jour fatidique
dépendra de l’adéquation entre la qualité de nouveaux gisements
exploitables et les alternatives qui se développent avec, pour et autour
des nouvelles convergences technologiques. En revanche, il convient
d’être conscient que les problèmes économiques engendrés par cette
disparition inéluctable interviendront bien avant la date de cette mort
annoncée. Evidemment, pour les empiristes et autres matérialistes de la
pensée, le nickel sera toujours présent dans le sous-sol calédonien,
dans les nodules polymétalliques nappant le fond des eaux territoriales
(françaises) et au cœur des astéroïdes (non-encore revendiqués).
Toutefois, son utilité et son mode de valorisation auront totalement
changé car les vertus anticorrosives qui donnent de la valeur au sulfate
de nickel ne sont pas exclusives. Bien sûr, de nouveaux besoins en
métal de très hautes qualités se développent, notamment dans l’armement
et l’aérospatial. En revanche, du fait de l’épuisement de la ressource
et de la baisse des teneurs, le coût d’extraction et de transformation
en métal du petit minerai devient si élevé que ce surcoût effectif est
inéluctablement affecté à la recherche et au développement de nouvelles
alternatives. Déjà, le recours à la fabrication de fonte de nickel par
l’aciérie intégrée chinoise à partir de 2006 est un signe de transition
irréversible. De même, l’usage aujourd’hui généralisé du chrome, du
titanium et du lithium réduit la part du nickel austénitique dans
diverses applications et secteurs tels que la construction,
l’électroménager, la pétrochimie ou la fabrication de batteries. Plus
encore, comme pour le pétrole et la production récente du gaz de schiste
aux Etats-Unis, la fin annoncée de l’exploitation à grande échelle du
nickel générera non pas une tendance haussière due à la raréfaction de
la matière première qu’elle est supposée accompagner, mais au contraire
une surproduction qui fera plus encore baisser les cours du nickel au
LME. N’y sommes-nous pas déjà ? Sans aucun doute et pour se faire une
idée de ce qui nous attend, il suffit de prendre conscience que le prix
du baril de pétrole n’a jamais été aussi bas, alors que la ressource
conventionnelle qui rythme nos déplacements devrait disparaître au cours
des toutes prochaines décennies. Signe du temps qui passe, au Japon le
nombre de bornes électriques a aujourd’hui dépassé celui des stations
essence…
Un phénomène de fin de cycle. Cette surabondance
de l’offre de nickel est symptomatique d’une fin programmable autant que
d’un phénomène pernicieux qui affecte déjà et plus particulièrement la
Nouvelle-Calédonie pour les principales raisons suivantes : (1) les
ressources exploitées localement se limitent au nickel et pour une part
négligeable au cobalt ; (2) à l’exception de quelques massifs importants
ou isolés, les hautes teneurs en nickel ont quasiment toutes été
prélevées ; (3) les coûts d’extraction et de transformation du minerai
de nickel en métal par l’industrie locale ne sont plus – et ne seront
plus – compétitifs ; et enfin pour couronner le tout (4) nos oligarques
ne sont hélas pas des visionnaires. Pour s’en convaincre il suffit de
regarder vers les pays producteurs qui pourraient jouer demain, ou
jouent dès aujourd’hui, un rôle important dans la gestion de cette fin
de cycle des ressources nickélifères. Notre voisin australien détient
par exemple des ressources en nickel bien plus importantes que celles
dont dispose la Nouvelle-Calédonie, soit environ 23% des réserves
mondiales exploitables contre 14% pour le territoire, 11% pour le Brésil
et 10% pour la Russie. La concentration des principaux métaux dans l’outback
fait toutefois de l’ile continent une exception. Contrairement à la
Nouvelle-Calédonie son économie est bien plus diversifiée en termes
d’extraction minière, sans compter ce que représentent le tourisme et
l’éducation comme sources alternatives de revenus au niveau du commerce
extérieur. Malgré et surtout à cause de l’abondance de ses réserves,
l’extraction du nickel y reste comparativement marginale bien que
supérieure à celle de la Nouvelle-Calédonie, les règles de l’économie de
marché priment sur les considérations intempestives du contrôle et de
l’accès à la ressource, tandis qu’au plan social la précarité des
emplois sur mine est considérée comme une contrepartie logique des
salaires élevés. Plus au Nord, l’Indonésie dispose de réserves plus
limitées, environ 4,5 millions de tonnes. Pour autant sa proximité
géographique par rapport au marché chinois et le faible coût de sa main
d’œuvre en font un concurrent redouté et apprécié par le consommateur
final. Pour sa part, la Russie dispose de réserves également inférieures
à celles du territoire, 7,9 millions de tonnes, mais le nickel sulfuré
qui représente 40% des ressources mondiales est un coproduit résiduel
extrait à un coût de production ridiculement bas. En effet, le minerai
de nickel est beaucoup moins cher à produire puisqu’il est extrait avec
plus d’une dizaine d’autres métaux, raison pour laquelle les russes
comme Norislk Nickel inondent le marché déjà saturé avec des coûts de
production imbattables. Compte tenu de cette compétitivité de
l’extraction des minerais sulfurés, de la surabondance de l’offre qui en
résulte et de l’épuisement inéluctable des réserves mondialement
exploitables, il est peu probable de voir la remontée éventuelle
des cours du nickel permettre aux mines et usines calédoniennes d’être
concurrentielles. Aussi, que l’on ne s’y méprenne pas. La fin annoncée
du nickel, c’est d’abord et avant tout celle des industries les moins
compétitives. Telle est la dure réalité du marché qui n’épargnera pas
les unités de production non performantes momentanément soutenues (ou
pas) par l’actionnariat. Aussi, s’entendre dire par une pseudo-expertise
parisienne que pour s’en sortir la Nouvelle-Calédonie doit être
autonome par rapport aux multinationales et au monde extérieur peut
laisser perplexe. Entendre Didier Julienne dire que cette autonomie
passe nécessairement par l’élaboration d’une doctrine nickel peut même
prêter à sourire. Sans doute s’agisse-t-il là aussi d’un phénomène de
fin de cycle.