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jeudi 3 mai 2018

5 mai 88 : les plaies ouvertes d’Ouvéa

  Macki Wea, le président du Comité du 5 mai, le 24 avril à Ouvéa. Photo Théo Rouby. AFP  

En Nouvelle-Calédonie, l’île d’Ouvéa commémore ces jours-ci la prise d’otages qui fut fatale à quatre gendarmes, deux parachutistes et dix-neuf militants indépendantistes kanaks, il y a trente ans. La visite d’Emmanuel Macron verra, pour la première fois, un président français se recueillir sur les monuments aux morts des deux camps.
Chaque année, entre avril et mai, l’atoll d’Ouvéa, au large de la Nouvelle-Calédonie, se retourne sur son passé violent. «J’avais 5 ans, raconte Emile, un habitant de la tribu de Hwaadrilla. Au centre de l’île, je me souviens des hélicoptères de l’armée qui atterrissaient dans la cour de l’école.» En 1988, entre les deux tours de l’élection présidentielle, 25 hommes sont morts à Ouvéa, lors de deux journées sanglantes, après un référendum qui venait de confirmer le maintien de l’archipel dans le giron français. Depuis, tous les 22 avril, les visiteurs officiels, haut-commissaire de la République, député et président du gouvernement local en tête affluent de la Grande Terre vers Iaaï, le nom vernaculaire de l’île. Ils viennent rendre hommage aux quatre gendarmes tués par des militants indépendantistes, qui espéraient déclencher l’insurrection générale en attaquant la gendarmerie.
La cérémonie se déroule à Fayaoué, chef-lieu fané, d’ordinaire endormi au bord d’un lagon turquoise, devant une stèle à la mémoire des quatre militaires. «Si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble», y déclarait la semaine dernière le haut-commissaire Thierry Lataste, citant le poète antillais Edouard Glissant. De fait, un patient travail de réconciliation a permis qu’aujourd’hui la population de l’île, majoritairement indépendantiste, s’associe largement à la commémoration. Lors de son discours, le président du Comité du 22 avril, qui œuvre à entretenir la mémoire des gendarmes, tenait lundi par l’épaule l’un des assaillants kanaks d’hier. Et tous deux avaient les yeux humides. «Ici, on apprécie les gendarmes, note Emile. Ils viennent aider dans les tribus. Il n’y a pas longtemps, ils ont apporté le bois pour une fête de mariage.»

«Provocation»

Moins consensuelle risque d’être la journée du 5 mai. Emmanuel Macron, en voyage officiel en Nouvelle-Calédonie du 3 au 5 mai, a fait savoir qu’il serait présent à Ouvéa lors de l’hommage aux morts indépendantistes. Amateur de premières, il voudrait réaliser ce qu’aucun président français n’a risqué avant lui, sur une terre où certains considèrent toujours l’Etat comme l’ennemi. «Pour nous Kanaks, le 5 mai 1988, c’est la date la plus sombre de notre histoire après la prise de possession par la France en 1853. Macron peut venir à Iaaï, mais pas sur la tombe des "19", et pas en ce moment. Ce serait une atteinte à la mémoire de nos morts, une provocation qu’on empêchera par tous les moyens», prévient le président du Comité du 5 mai, Macki Wea, basé à la «tribu» de Gossanah, dans le nord de l’île.
Il y a trente ans, à moins d’un kilomètre de la tribu, 19 Kanaks, des combattants et leurs ravitailleurs ont été tués dans l’assaut d’une grotte où ils gardaient 16 gendarmes en otage. Deux parachutistes sont morts dans l’opération. L’amnistie générale, décrétée quelques semaines plus tard dans la foulée des accords de Matignon, a jeté un voile définitif sur ce drame. Mais de nombreux témoignages et indices laissent penser qu’une partie des «19» a été victime d’exécutions sommaires. «J’ai vu de mes yeux le frère Amoussa Waïna se faire tuer, explique Alexandre Walep, 18 ans à l’époque. Un gendarme lui a demandé de désigner qui était notre chef. Il s’est levé, et un autre militaire l’a abattu.» Pour obtenir des renseignements, l’armée, qui a bouclé l’île et coupé toute communication avec l’extérieur, aurait torturé les habitants de la tribu. «Ils nous mettaient des coups de pied, de poing et de matraque électrique», témoigne le président du comité. «Mon père avait 85 ans, ils l’ont enfermé avec nous. Comme il était au plus mal, on a pu l’emmener au dispensaire. Là, des militaires nous ont dit : partez, on soigne pas les cochons ! Il est mort juste après. Pour ne jamais oublier ça, on l’a enterré dans l’enclos à cochons», montre Wea, les mâchoires serrées. Contre l’oubli, le comité a aussi amassé une impressionnante quantité d’archives, photos d’époque, coupures de presse, films, ouvrages divers, exposée dans une grande case en bordure de route.
Si les touristes sont accueillis à bras ouverts à Gossanah, le haut-commissaire, venu palabrer lundi au sujet de la visite présidentielle a, lui, été reçu sans aménité. «En 1988, le Président avait 10 ans. Il vient vers vous avec bonne volonté, pour vous accompagner dans le processus du choix de votre destin», plaide Thierry Lataste. «Le destin, c’est l’indépendance kanake !» coupe un homme de la tribu, la voix tremblante d’émotion. «Notre ennemi, c’est vous, l’Etat français !» clame un autre. «Je suis venu en homme de paix, j’entends des paroles violentes», a regretté le représentant de l’Etat, confiant en aparté espérer «que les choses pourront se débloquer» avant l’arrivée du Président en Calédonie.

«Souffrances»

Ailleurs dans l’île, beaucoup voient cette visite d’un bon œil. Et désapprouvent l’intransigeance du comité de Gossanah. «Macron a peut-être des choses intéressantes à nous dire. Pourquoi le rejeter ? En trente ans, on pensait avoir évacué tout ça», déplore une mère de famille du sud de l’île. Une autre femme redoute une «bêtise» de ceux du nord : «Ça laisse rien espérer de bon si on revient aux idées extrêmes. Moi, mon homme est blanc, j’ai peur de ce qui peut nous arriver avec des gens comme ça.» Il faut dire qu’à la suite de la tragédie de 1988, un autre épisode sanglant a donné, pour longtemps, une sombre aura à ceux de Gossanah. Le 4 mai 1989, lors de la levée de deuil des «19» à Hwaadrilla, l’ancien pasteur Djubelly Wea, sorti de la tribu, a assassiné le leader du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), Jean-Marie Tjibaou, et son bras droit Yeiwéné Yeiwéné, qu’il considérait comme des traîtres à la cause. Avant d’être lui-même tué par le garde du corps de Tjibaou.
Même auprès de la jeune génération, réputée rebelle, le charme d’Emmanuel Macron semble faire effet. A Fayaoué, deux pick-up, bennes chargées d’adolescents en virée, stationnent sur un parking, sono à fond. A l’heure du goûter, on se roule d’énormes joints, la tête et le cou parés de guirlandes de chanvre frais. «Il a le droit de venir ici, Macron, c’est le président de la République quand même. Il faut qu’on s’unisse pour l’accueillir», assure une jeune fille aux yeux rougis. Plus on s’éloigne de Gossanah, et moins la question paraît se poser. «Bien sûr qu’on veut qu’il vienne, en espérant qu’il saura reconnaître les torts de l’Etat. Si la France demandait un peu pardon, ça irait droit au cœur de beaucoup de gens. Il y a eu tellement de souffrances, on aimerait qu’il nous aide à tourner la page», explique un fonctionnaire. A l’initiative de la mairie, un comité du 5 mai alternatif a d’ailleurs été créé cette année. Présidé par un ex-combattant de la grotte, il passe de tribu en tribu, présentant sa propre exposition, et invitant la population à partager ses souvenirs de l’époque autour de repas en commun.

«Dialoguer»

«Pour moi, cette histoire avec Macron cache une querelle politique. Le comité de Gossanah est proche du RIN [Rassemblement indépendantiste et nationaliste], qui s’oppose à la ligne du FLNKS. Comme le RIN a du mal à exister, ils se servent de ce levier-là», estime un connaisseur, sur place. Depuis Nouméa, Louis Kotra Uregei, le président du Parti travailliste et l’un des leaders du RIN, objecte : «Les gens de Gossanah ne reçoivent pas de consignes. Ils prennent leurs décisions eux-mêmes. Mais ils ont tout mon soutien.» Le FLNKS, lui, se borne à indiquer, via son porte-parole, Daniel Goa, que «cette venue a lieu d’être. En cas de victoire du oui au référendum, on ne pourra pas préparer la suite sans dialoguer avec la France».
Suivant la route de l’atoll vers le sud, entre sable blanc et cocoteraies semées de cases de chaume où flottent les drapeaux indépendantistes, on atteint le Paradis. Un resort de luxe qui vient de rouvrir après des soucis de gestion et une fermeture pour travaux. Image d’un tourisme au potentiel énorme, qui peine à décoller. «A part quelques énervés, la plupart des gens s’en fichent de ces histoires autour des commémorations. Les vrais problèmes, ici, c’est le manque de formation et l’absence d’intérêt pour le développement», juge le directeur de l’établissement, qui affiche un maigre 30 % d’occupation. La nuit tombe et la pluie avec, noyant dans un même gris le ciel, la plage et la mer. Comme le rappel d’un inconsolable chagrin.

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