C’est un coin de Normandie où viendront s’entasser des déchets ultimes, voire toxiques, issus de l’industrie automobile. Une montagne de détritus de plus de 30 mètres de hauteur, l’équivalent d’une cinquantaine de terrains de football de déchets : c’est le projet de méga-décharge de l’entreprise GDE à Nonant-le-Pin, dans l’Orne. Face aux risques environnementaux, des centaines d’habitants se mobilisent et occupent les lieux. Ils sont d’autant plus inquiets que GDE est une filiale d’un groupe basé dans des paradis fiscaux, lié à la multinationale de trading Trafigura, mise en cause dans des affaires de pollution et de corruption.
« GDE n’a pas respecté les règles. Elle doit s’en aller. » Comme des centaines de personnes, Mathieu [1], agriculteur normand, ne souhaite pas voir s’installer la méga-décharge de l’entreprise Guy Dauphin Environnement (GDE), à Nonant-le-Pin, dans l’Orne, au cœur d’une région reconnue mondialement pour ses haras. Un site particulièrement mal choisi : « Il est situé sur une faille géologique, un cours d’eau traverse la méga décharge, un village et une école sont à peine à 1km, une voie ferrée (source d’étincelles et de déclenchement d’incendies) longe la totalité du site, les vents dominants vont vers le village, sans compter les 160 haras et exploitations agricoles qui sont situées tout autour du site », expliquent les opposants.
Le projet a débuté en 2006 : GDE souhaite installer un centre de stockage de déchets non dangereux, issus notamment de l’industrie automobile, sur environ 40 hectares, soit l’équivalent de 50 terrains de football. Entre 60 et 90 camions, venus de toute l’Europe, viendraient chaque jour déverser déchets électroniques, ferrailles et résidus d’hydrocarbures, pendant 17 ans. Soit 150 000 tonnes par an ! Une montagne de détritus de plus de 30 mètres de hauteur, à quelques centaines de mètres de Nonant-le-Pin, un petit village de 531 habitants. Si l’on en croit la jolie animation de l’entreprise, le projet serait respectueux de l’environnement. GDE se présente d’ailleurs comme une « plateforme environnementale », au service de « la renaissance de la matière » (sic).
Malgré les vertes promesses, difficile pour les habitants de rester indifférents. Depuis plus de deux ans, l’opposition ne cesse de grandir. « Au départ, le projet a été présenté comme étant anecdotique, raconte Eric Puerari, vice-président de l’association Sauvegarde Terre d’élevage. Personne n’était vraiment au courant de la nature des déchets. Le préfet nous a d’abord rassurés en s’opposant au projet. Mais il a été remplacé et n’a pas pu s’opposer à la décision du tribunal administratif de Caen qui autorisait le début des travaux. » D’après l’estimation des opposants, entre 39 et 111 emplois seraient menacés à cause de cette décharge, notamment dans la filière équine. Quant à l’entreprise GDE, elle prévoit la création de 12 emplois directs.
Batailles juridiques
Face aux menaces environnementales et économiques que représente la méga décharge, les opposants lancent plusieurs procédures juridiques, dont une auprès du Tribunal de Grande Instance d’Argentan. Ce dernier ordonne, en août, que des expertises soient menées sur le site, avant que les déchets ne soient déversés. L’objectif est de mesurer le taux initial de pollution, afin de pouvoir évaluer, quelques années plus tard, les effets de la décharge. La décision prise par le TGI est suspensive : les travaux ne peuvent pas commencer tant que les analyses ne sont pas effectuées. Pourtant, le 22 octobre dernier, des camions déversent les premiers déchets. Le préfet de l’Orne estime que ce n’est pas au tribunal civil de se prononcer sur le dossier... mais au tribunal administratif, qui a toujours été favorable à GDE. A la poubelle, donc, les expertises ! « Le préfet ne s’est pas prononcé sans autorisation ministérielle, » estime une opposante.
L’arrivée des premiers camions déclenche une forte mobilisation parmi les habitants de la zone. Depuis le 24 octobre, ils bloquent l’entrée du site pour empêcher le déversement de nouveaux déchets. Les opposants accusent GDE de vouloir brouiller les pistes en polluant le site, avant que des expertises indépendantes ne soient menées. « Nous souhaitons aussi qu’un relevé hydrogéologique du site soit réalisé, explique Eric Puerari. Nous avons la conviction que la nature du terrain ne protège pas de l’infiltration dans les nappes phréatiques, des deux millions de tonnes de déchets qui seront entreposées ici. »
Communication en mode greenwashing
Les terres d’élevage aux alentours risquent d’être touchées. Toute l’économie de la région pourrait être affectée. La pollution risque aussi d’atteindre l’Orne, un fleuve qui traverse le Calvados avant de se jeter dans la mer à Ouistreham. « Le problème est que les voitures mises en décharge ne sont pas dépolluées, explique Tifen Ducharne, membre du bureau national du Parti de Gauche, en charge de la question des déchets. Tout est broyé, y compris les liquides. D’où les risques de pollution, et d’explosion, comme cela s’est passé dans d’autres usines. Pourtant, beaucoup d’éléments pourraient être recyclés. »
Côté environnement, GDE prévoit la création d’un conservatoire des pommiers, l’installation de ruches et la préservation de la « vocation paysagère du site ». Elle affirme aussi qu’une barrière naturelle d’argile de 100 mètres de profondeur empêchera toute contamination des nappes phréatiques et que les liquides seront retraités. Cela ne suffit pas à rassurer les opposants aux projets, qui pointent du doigt l’opacité de l’entreprise. Ils s’appuient notamment sur un courrier interne à GDE qui donne des consignes précises pour soigner sa communication lors du tournage d’un reportage, en 2010, sur le site de Limay, dans les Yvelines (voir le document ci-dessous). Ainsi que sur les décisions prises par les administrations locales, et notamment de la Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL).
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GDE : des propriétaires à la réputation sulfureuse
Si les opposants sont si réticents, c’est que GDE n’est pas perçue comme un modèle d’entreprise éthique. Les militants recensent les problèmes signalés sur d’autres sites d’implantation. A Versainville, dans le Calvados, une décharge illégale de 40 000 tonnes de déchets, dont 56% de résidus de broyage automobiles, a par exemple été découverte en 2008. GDE a reconnu sa responsabilité. A Limay, dans les Yvelines, deux incendies se sont déclarés en 2006 et en 2012 dans un broyeur de véhicules hors d’usage. Les riverains craignent pour leur santé à cause des fumées de particules rejetées.
Surtout, quand on s’intéresse à la structure de l’entreprise, il y a de quoi s’inquiéter ! GDE se présente comme « une entreprise familiale spécialisée dans le recyclage » dont le siège est dans le Calvados. En fait, GDE est la filiale française du groupe Ecore, basé à Lucerne, en Suisse, et détenu par une holding à Amsterdam. Son principal actionnaire est le trader de matières premières Claude Dauphin, fils du ferrailleur normand Guy Dauphin, et également fondateur de l’entreprise de courtage pétrolier Trafigura. Trafigura est devenue l’un des géants du négoce de matières premières, aux côtés de Glencore ou de Cargill. En 2012, son chiffre d’affaires s’élève à 120,4 milliards de dollars !
Déchets toxiques, suspicion de corruption, transactions illégales
Le nom de Trafigura est apparu sur la place publique en 2006, avec l’affaire du Probo Koala, ce cargo affrété par l’entreprise qui avait abandonné des déchets très toxiques à Abidjan, en Côte d’Ivoire, provoquant la mort de 17 personnes et l’intoxication de 100 000 Ivoiriens (lire ici) [2]. Claude Dauphin a été emprisonné cinq mois en Côte d’Ivoire. Trafigura a été condamnée à verser des amendes ou des indemnités par des juridictions d’Abidjan et d’Amsterdam. Mais elle a toujours nié sa responsabilité directe. Le groupe de négoce a également été plusieurs fois mis en cause dans des affaires de corruption en Jamaïque ou en Zambie, a été condamné aux États-Unis pour avoir revendu illégalement du pétrole irakien pendant l’embargo, et est suspecté par l’Onu d’avoir commercé avec une entreprise impliquée dans le programme nucléaire iranien malgré les sanctions internationales.
Trafigura considère le groupe Ecore, propriétaire de GDE, comme un « groupe cousin », avec les mêmes fondateurs. Outre Claude Dauphin, Eric de Turckheim, autre dirigeant de Trafigura, figure dans le conseil d’administration d’Ecore. Le groupe de recyclage a d’ailleurs une structuration similaire : un bureau opérationnel à Lucerne, en Suisse, et un siège social à Amsterdam, à la même adresse que Trafigura [3], qui a d’ailleurs couvert certains de ses coûts. Organigramme complexe, structurations opaques, domiciliations dans des paradis fiscaux : Claude Dauphin semble vouloir brouiller les pistes. « Le groupe – chapeauté par une holding néerlandaise quand la société commerciale Trafigura PTE Ltd est immatriculée à Singapour – n’a pas de comptes à rendre aux analystes ou aux investisseurs. (...) Sur les profits et le montant des stock-options, motus et bouche cousue », écrit le journaliste du Monde, Marc Roche [4] En 2012, Claude Dauphin est entré dans le club des 50 plus grandes fortunes françaises installées en Suisse. En 1998, il a d’ailleurs écrit un Guide vraiment pratique des Paradis fiscaux. Ou comment « entrouvrir une porte où tout est permis sans que rien ne soit illégal » ! De quoi laisser sceptique sur la possibilité de rendre la maison mère responsable en cas de graves pollutions sur l’une de ses décharges.
Les opposants occupent les lieux depuis un mois
Devant le site de GDE à Nonant-le-Pin, les tracteurs bloquent l’entrée de la décharge. Des vans et des camions couchettes ont été disposés. Un vaste auvent a remplacé les tentes. Et une cantine assure le ravitaillement des dizaines de personnes qui campent sur le site et se relaient, jour après jour. Malgré le froid, ils sont remontés. « Les terres de la région risquent de devenir stériles, reprend Mathieu, l’agriculteur. Et le recyclage existe ! » Les éleveurs de chevaux côtoient des militants plus aguerris. Petit à petit, les liens se tissent, notamment avec la création du « Front de résistance de l’Orne ». « On respire tous le même air et on boit la même eau, » ajoute Eric Puerari. Un riverain apporte des vivres ; un autre livre de l’essence pour faire tourner le groupe électrogène. Le mercredi, une soirée rassemble près de 200 personnes qui viennent aux dernières nouvelles ou pour apporter leur aide. Jusqu’à quand tiendront-ils ?
Car ils sont sous pression. Il y a quelques jours, au moins deux leaders du mouvement ont reçu un appel de l’avocat Frédéric Scanvic. « Il s’est présenté comme étant l’avocat de monsieur Séché, » explique Mathieu, qui a notamment été contacté. Joël Séché, c’est le fondateur de Séché Environnement, une entreprise spécialisée dans la gestion des déchets. L’avocat aurait expliqué aux opposants que leur stratégie juridique n’est pas la bonne et que seule la solution politique pourrait fonctionner ! « Il m’a dit que si nous abandonnions nos recours, il pourrait nous aider, raconte Mathieu. Et il a proposé que l’on se rencontre. » L’agriculteur a refusé. Et s’interroge : quelles sont les motivations de l’avocat ?
Troublantes pressions
Frédéric Scanvic est un ancien directeur général du Parti socialiste (entre 2004 et 2006). Il a été l’avocat de François Hollande en 2012 lors d’affaires montées en épingle par la la « droitosphère » [5]. Il a aussi défendu le pétrolier Toreador, une entreprise texane spécialisée dans les gaz de schiste, qui a obtenu des permis d’exploration dans la région parisienne [6]. Autre coïncidence troublante : c’est une filiale du groupe Séché Environnement (dont Frédéric Scanvic est l’un des conseils), Trédi, spécialisée dans la gestion et le traitement des déchets industriels dangereux, qui s’est occupée de la dépollution des produits toxiques abandonnés illégalement à Abidjan lors de l’affaire du Probo Koala, affrété par Trafigura.
Des éléments qui amènent les personnes contactées à se poser des questions. L’association Nonant Environnement a souhaité révéler ces communications. « On nous prend pour des idiots », note Dominique Bouissou, membre de l’association locale. La société Séché environnement voit-elle d’un mauvais œil les recours juridiques qui sont actuellement en cours contre l’implantation de la décharge de Nonant ? Notamment les recours – sans précédent – devant le tribunal de grande instance plutôt que devant le tribunal administratif, s’interroge l’association. Existe-t-il d’autres liens avec les propriétaires de GDE et de Trafigura ? L’avocat n’a pas souhaité répondre à nos questions.
« Le fait d’avoir demandé une expertise de l’état initial du site afin de comparer les niveaux de pollution embête GDE, et pourrait embêter d’autres entreprises », explique Delphine Levi-Alvares, chargée de mission au Centre national d’information indépendante sur les déchets (Cniid). Selon elle, si la procédure des opposants de Nonant-le-Pin aboutit, cela pourrait servir à d’autres « voisins » de « sites qui n’ont pas de raison d’être ». Ils pourraient alors attaquer les entreprises pour la pollution qu’elles génèrent, cette pollution étant désormais quantifiable par rapport à un relevé zéro. « Cela ne leur fait pas plaisir d’avoir un jour à indemniser les gens qui ont été contaminés, au quotidien, par leur activité », estime Mathieu, l’agriculteur voisin. Le 5 décembre, le tribunal doit à nouveau se prononcer sur l’affaire. D’ici là les opposants sont bien décidés à rester sur place. La « populace », comme les a qualifiés l’avocat de GDE, le 21 novembre, n’a pas fini de se révolter.
Simon Gouin, avec Ivan du Roy
Le site Non à la décharge de Nonant—
Photos : CC michaelgauthier62 (une) ; Source : Greenpeace (Probo-Koala).
[1] Le prénom a été changé.
[3] « The business address of each member of Trafigura’s Supervisory Board is Gustav Mahlerplein 102, Ito Tower, 1082 MA Amsterdam, Netherlands. » « Ecore B.V. (Head Office) Gustav Mahlerplein 102 1082 MA Amsterdam - BP 75 117 - 1070 AC Amsterdam Pays-Bas (Netherlands) ».
[4] Edition abonnée du 23 novemre 2013.
[5] En avril 2012, François Hollande et Faouzi Lamdaoui, son chef de cabinet dans l’organisation de la campagne, font l’objet d’une plainte déposée par l’ancien chauffeur de François Hollande, Mohamed Belaid, pour "travail dissimulé". Cette plainte a été classée sans suite par le Parquet. Le tribunal des Prud’hommes de Paris, initialement saisi, avait auparavant débouté Mohamed Belaid, estimant que le plaignant n’a « jamais fourni le moindre élément de preuve » et jugeant même la procédure « abusive ».