PARTI TRAVAILLISTE

KANAKY

vendredi 5 décembre 2014

OUVEA 1988 par jean-guy Gourson

               Contre-enquête sur des morts suspectes

4.Exécutions sommaires:des militaires témoignent





«On avait la haine du Kanak!» Plusieurs de mes interlocuteurs se sont réfugiés derrière cette formule, comme si l'aveu valait absolution des excès commis avant, pendant et après l'«Opération Victor» ou, à tout le moins, comme s'il avait le pouvoir d'atténuer leur propre responsabilité. Ajoutées aux préjugés et parfois aux souvenirs mitigés d'un précédent séjour agité en Nouvelle-Calédonie, les accusations outrées de Jacques Chirac dénonçant «la sauvagerie», «la barbarie» dont auraient fait preuve les meurtriers des quatre gendarmes de Fayaoué ont produit un cocktail délétère, fait de mépris et de ressentiment. Et elles ont provoqué chez certains de ceux qui ont «servi» durant ces événements le désir malsain de faire payer aux Kanak les crimes perpétrés au matin du 22 avril. Un désir qui, pour quelques-uns, trouvera son aboutissement le 5 mai dans le nord d'Ouvéa.

Pas de quartier pour les preneurs d'otages! Avec ou sans mot d'ordre et en dépit des consignes «officielles», telle est la ligne de conduite qui semble s'être imposée lors de la première phase de combat. Le bilan ne mentionne pas le moindre blessé parmi les indépendantistes. Et pas un seul Kanak n'a été fait prisonnier.

Pour conquérir la cuvette, les hommes du 11ème Choc ont progressé derrière «un mur de feu». Des tirs en rafales, ininterrompus, qui peuvent certes expliquer les blessures multiples relevées par les légistes et même, pourquoi pas, la présence d'une plaie à la tempe ou entre les deux yeux. Mais sûrement pas l'addition de projectiles tirés de face et d'une balle dans la nuque ou derrière le pavillon de l'oreille! Ou inversement, d'une rafale dans le dos et d'un projectile en plein front. «Il fallait être à moins de dix mètres pour avoir une chance d'apercevoir un ennemi, et encore!», témoigne Pierre Oléron, l'officier en second du commando Hubert.1 Difficile dans ces conditions de faire preuve d'une grande précision.

Silence dans les rangs du 11ème Choc

Alors quoi? Fidèles au serment prêté lors de leur admission au 11ème Choc, le régiment de la DGSE, les «anciens» d'Ouvéa ne livrent pas leurs souvenirs sur les réseaux sociaux et, d'une manière générale, ne revendiquent pas leur appartenance présente ou passée à une unité qui a longtemps senti le soufre. Je n'ai donc pas trouvé de témoin dans leurs rangs. «Chez ces gens-là, on ne cause pas, Monsieur! On ne cause pas.» Jean-Jacques Doucet, qui commandait l'ensemble du dispositif, a bien voulu évoquer «le contexte», mais pas l'opération elle-même. L'ex-capitaine Bruno de Seyssan de Marignan m'a invité à lui transmettre mes questions par courriel mais ne m'en a pas même accusé réception. Quant à son pendant, Maurice Grognier, devenu consultant dans une société internationale de sécurité et de protection, il est demeuré introuvable. Résultat : d'autres se chargent de parler à leur place. D'expliquer le pourquoi de tous ces morts et l'impression de mise en scène qui se dégage des observations faites par les OPJ.


Les anciens gendarmes d'élite, eux, ne sont pas avares d'explications. «On ne peut pas laisser un ennemi derrière soi sans vérifier s'il est vivant ou mort. Alors, on commence par écarter son arme et puis on le retourne.» L'ex-otage Bernard Meunier, ancien négociateur du GIGN, se fait volontiers pédagogue. Mais certains de ses camarades énoncent de manière plus explicite ou plus abrupte ce qui leur apparaît comme une évidence. «Pour la plupart, c'était leur baptême du feu et les petits jeunes du 11ème n'ont pas fait le détail.» «Ils ont appliqué les règles qu'on leur avait enseignées : quand on veut réduire une poche de résistance isolée, on ne laisse pas derrière soi un homme susceptible de vous tirer dans le dos. On écarte l'arme et on fait en sorte qu'il ne puisse pas s'en resservir...» Ou encore :«Les nettoyeursdu 11ème Choc sont passés par là...»

Tué à l'arme blanche ?

Onze des treize tués du premier assaut ont reçu une balle dans la tête. Mais, dans son rapport,  la Ligue des Droits de l'Homme a aussi évoqué la possibilité que certaines des blessures constatées aient été occasionnées par des armes blanches. Une hypothèse également formulée par des parents lors de l'ouverture des cercueils pour identification, quatre jours après la bataille, renforcée par le fait que les légistes n'aient pas toujours spécifié la cause de ces blessures. Dans le doute, difficile de formuler un avis. Reste que dans un cas au moins, celui de Nicolas Nine, elle semble être justifiée. L'une des dix plaies et impacts retrouvés sur son corps est «une large plaie de forme trapézoïdale mesurant 11cm dans son plus grand axe et 4cm dans son plus petit», aux «bords déchiquetés et entourée d'un large halo ecchymotique» qui ne peut pas être attribuée à un projectile par arme à feu. Et le halo évoqué par les médecins s'observe fréquemment après un coup violent porté à l'arme blanche, lame enfoncée jusqu'à la garde. 

Le mort n° 18 enfin, Martin Haïwé, dont le corps sera retrouvé en dernier, présente une seule blessure, mortelle, dans le bas du dos, mais rien dans le compte-rendu des légistes ne permet de déterminer si elle a été provoquée par un projectile ou par une arme blanche. Les médecins, qui n'en ont pas indiqué les dimensions, signalent par ailleurs l'existence d'une plaie superficielle à l'arcade sourcilière droite et précisent que«les paupières droites sont tuméfiées». Martin Haïwé, rappelons-le, était désarmé.


On a voulu tromper les OPJ

Voilà pour l'absence de blessés et de prisonniers. Et maintenant, quid de la scène de combat?Là encore en dépit des consignes, des corps ont été regroupés, des armes déplacées. Consultant en matière de sécurité, expert en balistique auprès des tribunaux, Alério Nannini était lieutenant à l'EPIGN dans le groupe du capitaine Pattin. «En police judiciaire, on «gèle» la scène de crime mais dans un schéma de guerre, on ne peut pas maintenir les choses en l'état, explique-t-il. Les armes doivent être mises hors de portéeCela peut se comprendre. Accueillis par des gendarmes du GIGN, l'adjudant Da Silva et son équipe constatent en effet «des modifications apportées volontairement par des tiers». «Des armes, chargeurs et munitions ont été retirés des lieux au cours de l'opération pour être placées en sécurité en haut du cratère, près du poste de guet S. Néanmoins, ajoute Lionel Da Silva, il n'a pas été possible d'identifier les membres du commando qui ont rapporté ces armes.»

Au poste S les OPJ ont donc retrouvé quatre P. A MAC 50, un FRF2, un MAS 36 et deux fusils de chasse. Ainsi que des cartouches et six chargeurs dont aucun correspondant aux MAC 50. Huit armes qui viennent s'ajouter à celles retrouvées au fond de la cuvette et dans les postes environnants. En apparence, le compte est bon : sur le papier, cela fait largement autant d'armes que de combattants, et l'on peut en déduire que tous avaient bien une arme à la main.

Balayée, la version kanak des victimes désarmées? Non. D'abord parce que les quatre chargeurs de P.A manquants n'ont été retrouvés nulle part. Ni aux postes de combat ni sur les Kanak eux-mêmes, qui presque tous avaient des munitions dans leurs poches. Ensuite, parce que le FRF2, un fusil de haute précision, appartenait à l'un des hommes de Philippe Legorjus contraints de se constituer prisonniers mais qui avaient préalablement rendu leurs armes inutilisables : visée faussée et percuteur retiré. Dès lors, une partie des armes «déplacées» ne pouvaient pas avoir servi. Le compte n'y est plus. Et il y a bien eu tromperie!


Une si longue absence

Cette mise en scène a-t-elle eu lieu juste avant l'arrivée des OPJ ? A-t-on mis à profit les longues heures écoulées entre le cessez-le-feu matinal et le second assaut, lancé à seulement 12h30? Un intermède employé à mettre sur pied un nouveau plan d'attaque et, selon le général Vidal, à récupérer à Saint-Joseph des grenades offensives et les masques panoramiques du commando Hubert.2 Une pause dont le général justifie la prolongation par l'absence de Philippe Legorjus, le mieux à même selon lui de mener une ultime négociation. Ce dernier aurait fait valoir qu'il devait au préalable troquer son uniforme contre des vêtements civils «pour ne pas montrer à Dianou qu'il avait participé au premier assaut». Le commandant du GIGN, qui en réalité n'a fait que diriger ses hommes depuis un abri rocheux, a donc rejoint Saint-Joseph où des habitants l'on croisé alors qu'il sortait de la douche, puis se serait rendu à Fayaoué, de son propre chef, pour tenter une dernière démarche auprès du Bureau politique du FLNKS et de Franck Wahuzue, l'un des organisateurs de l'attaque de la gendarmerie, que Dianou lui avait désigné pour interlocuteur. A 12h10, Legorjus est de retour, vêtu d'un short et d'un polo, en compagnie du capitaine de vaisseau Laurent Jayot. Après un passage-éclair à l'antenne chirurgicale où le Dr Guillotreau a tout juste eu le temps de l'examiner, le commandant des fusiliers-marins a repris le chemin des combats. Et c'est lui qui se substituera au capitaine Legorjus pour adresser en vain à Dianou un dernier appel à la raison.


Achevé d'une rafale de «HK»

Pas un seul coup de feu n'a été entendu entre les deux assauts. C'est pourtant dans cet intervalle, dans cette phase d'apaisement, qu'a eu lieu la première indiscutable «bavure» : le meurtre de Samuel Wamo, la victime ignorée de la justice civile, passée par profits et pertes dans le rapport d'enquête militaire.

Peu de temps après le cessez-le-feu obtenu à grand-peine, l'un des gendarmes mobiles détenus en otages, l'adjudant-chef Jean Coquet, a proposé à Dianou et obtenu des militaires l'autorisation d'évacuer ce jeune Kanak, blessé par ricochet d'une balle dans le thorax. «Il semblait gravement touché et était incapable de se bouger seul. Nous l'avons amené à une trentaine de mètres de la grotte et sommes revenus vers nos geôliers. Le blessé a été évacué par deux soldats que j'ai pu apercevoir», expliquera le «mobile» Alberto Addari, de Villeneuve-d'Ascq, qui a transporté le blessé avec l'aide d'un collègue de l'escadron d'Antibes, surnommé «Miam».




 




Ce sont deux hommes du groupe des «jalonneurs» de l'EPIGN qui vont se charger de «réceptionner» Samuel Wamo et de le déposer à l'abri un peu plus loin sous des cocotiers. Compte tenu de son état, il aurait dû être rapidement brancardé jusqu'à la DZ par des soldats du RIMaP. Mais il n'ira pas plus loin. Il y a là un officier du commando Hubert, armé d'un pistolet-mitrailleur Heckler und Koch MP3 avec silencieux intégré. Le «HK» est une arme que peu d'unités reçoivent en dotation. L'un des deux gendarmes parachutistes, le maréchal-des-logis-chef H.... demande à l'officier s'il peut le lui passer pour qu'il l'examine de plus près, puis s'il peut l'essayer. Il dirige l'arme vers le blessé et tire. En rafale.

Trois balles dans le bras droit. Deux au niveau du mamelon droit. Une qui a pénétré à trois centimètres sous le pavillon de l'oreille droite. Lors de son autopsie, le corps de Samuel Wamo présentera six impacts en plus de sa première blessure. Sa mort est passée presque inaperçue : grâce au silencieux, on n'entend pas un tir de «HK» à une distance de plus de 5 mètres...

Dans le rapport d'enquête remis le 30 mai à Jean-Pierre Chevènement, le nouveau ministre de la Défense, le cas de Samuel Wamo - dont le nom n'est pas même mentionné - sera réglé en cinq lignes. Les inspecteurs généraux y évoquent son évacuation et concluent en une phrase : «Il est pratiquement établi que la gravité des blessures (poumon et abdomen) a entraîné la mort assez rapidement». Affaire classée! Son meurtrier ne sera jamais inquiété. Son geste restera ignoré, y compris au sein de sa propre unité. Et en 1995, il sera décoré de la Médaille militaire...



Le deuxième assaut n'a fait qu'un mort

A l'extérieur de la grotte, Alberto Addari est assis le dos tourné à la cuvette, faisant office de bouclier humain et masquant en partie un Kanak dans lequel Philippe Legorjus a cru reconnaître Alphonse Dianou. Deux tireurs d'élite du commando Hubert ont pris position côte à côte sur la crête, l’œil rivé à la lunette de leur 7,62 long. Un FRF2, d'une portée de 800 mètres. Entouré des chefs d'unité, Jacques Vidal s'interroge sur la conduite à tenir. Dianou éliminé, les indépendantistes seraient sans doute plus disposés à se rendre. Les fusiliers-marins l'ont dans leur ligne de mire. C'est l'occasion ou jamais. «Le général se tourne vers Legorjus qui, deux doigts tendus appliqués contre la tempe, imite le geste de celui qui appuie sur la détente», raconte l'un des officiers présents. Le général ordonne alors un tir simultané. Une balle fait éclater la tête de Vincent «Las» Daoumé que l'on a confondu avec son chef, et une deuxième transperce la jambe droite d'Alberto Addari.

Les actions s'enchaînent. Le lance-flammes projette une boule de feu au pied de la grotte pour faire refluer ses occupants. Le capitaine Grognier, du 11ème Choc, qui s'est porté volontaire, «a foncé bille en tête» se souvient le Dr Thomas, le médecin de l'unité. Avec quatre de ses hommes constitués en binômes qui ont pris position de part et d'autre de la grotte et «balancé» à l'intérieur deux chapelets de grenades offensives récoltées auprès de tous ceux qui en disposaient encore. Une offensive éclair suivie d'un dégagement immédiat et de l'entrée en scène du GIGN.

C'est «le Gros Michel», le maréchal-des-logis-chef Michel Lefèvre, qui a été désigné pour investir la grotte. Il est accompagné de huit de «ses gars» reliés deux par deux au moyen de cordelettes et protégés par des casques à visière panoramique. Après avoir pris pied sur le premier palier, les hommes de tête expédient deux grenades lacrymogènes dont l'une va dévaler au fond de la grotte et décider Jean-Pierre Picon et Patrick Destremau à quitter la cavité où est réfugiée la quasi-totalité des otages, pour s'engager dans la cheminée qui mène vers la surface. Il n'y aura pas de tirs et pas de riposte. Vincent Daoumé seul a été tué au cours de cette phase très brève. Michel Lefèvre me l'a confirmé, de même que Jean-Jacques Marlière, celui de ses hommes avec lequel il a découvert deux Kanak dissimulés dans une faille et qui se rendront sans difficulté : Martial Laouniou et David Adjougniope.

Le groupe Lefèvre ne s'aventurera pas plus avant dans la grotte et de retour au grand jour, «le Gros Michel» se servira de Martial Laouniou («en me pointant une arme sur la tête», dira celui-ci) pour tenter de convaincre Dianou de se rendre. Sans succès. «Le GIGN lance à nouveau des grenades lacrymogènes. Il y a un échange de coups de feu à l'entrée de la grotte. C'est là que Lavelloi est tué et Dianou blessé»: dans son livre publié en 2010 Jacques Vidal persiste et signe. D'une seule phrase, il couvre deux «bavures» d'un coup. Deux vraies grosses «bavures» qui ont fait couler beaucoup d'encre.


Un «coup de 12» a «étendu» Alphonse Dianou!

Après ces nouveaux jets de grenades, l'air est devenu irrespirable à l'intérieur de la grotte enfumée et Alphonse Dianou finit par accéder à la demande pressante de Joseph Tangopi, le «coutumier», de préserver la vie de ses compagnons et des porteurs de thé. Dianou accepte de déposer les armes et de se rendre. Il est le premier à quitter la grotte sacrée, suivi de Wenceslas Lavelloi et avec à la main la massue de cérémonie sculptée, symbole de pouvoir, au manche orné de fils de coton aux couleurs du drapeau kanak et prolongé d'un chiffon rouge, dont il refuse de se séparer.

Selon les récits des rescapés, «Alphonse s'était rendu et était allongé sur les cailloux» à l'extérieur de la grotte lorsqu'un «militaire» lui a tiré derrière le genou. Cette version sera confirmée par un témoignage anonyme rapporté le 28 mai par Le Monde, celui d'un officier qui aurait livré le nom du tireur aux généraux enquêteurs : Alain Pustelnik, un membre du GIGN.

Responsable de la sécurité au sein d'un groupe de grande distribution, l'ancien supergendarme aux multiples faits d'armes3, décoré de la Légion d'honneur par François Mitterrand pour sa participation à libération des otages de l'Airbus d'Air France à Marignane en décembre 1994, explique aujourd'hui encore, comme il l'avait fait devant la commission d'enquête, que Dianou lui est apparu dans un nuage de fumée, brandissant une arme difficile à distinguer. Armé d'un riotgun et après sommation, insiste-t-il, il aurait procédé à «un simple tir de neutralisation». Une décharge de chevrotines dont l'une touchera l'artère fémorale. «Pas un tir à tuer», plaidera Alain Picard dans «Ouvéa. Quelle vérité? »






Pustelnik dit «Puce» a la stature d'un héros. Il est unanimement apprécié. «Quoi qu'il ait pu faire, je lui conserve toute mon estime», déclare ainsi Alério Nannini, le lieutenant de l'EPIGN, qui a sans doute été témoin de la scéne mais dit avoir refusé de répondre aux questions des inspecteurs généraux, lesquels ont adopté sans barguigner la version de l'intéressé. Celle que j'ai recueillie - d'un autre gendarme présent sur les lieux - est cependant bien différente. Dianou a consenti à se rendre après que soient apparus en haut du cratère les premiers otages à avoir emprunté la cheminée pour s'extraire de la cavité où ils s'étaient réfugiés. L'un d'eux, Jean-Guy Pichegru, est rapidement descendu retrouver ses camarades du GIGN embusqués à l'entrée de la grotte, à guetter, l'arme à la main, la sortie des autres occupants. Pichegru, l'homme qui avait utilisé une matraque électrique lors des interrogatoires pratiqués à Gossanah et qui, reconnu par un porteur de thé, avait failli être exécuté par Hilaire Dianou et Wenceslas Lavelloi. C'est lui qui va «accueillir» Alphonse lorsque celui-ci mettra le pied hors de la grotte. D'un coup de poing en plein visage. Que «Puce», en spécialiste de la boxe pieds-poings, prolongera d'un coup de pied circulaire, un «kick» porté à l'arrière du genou, dans le creux poplité. Le leader kanak est projeté au sol. C'est là qu'il recevra «un coup de 12», selon l'expression en usage chez les militaires, par référence au calibre de l'arme. «Le gars a tiré en prononçant quelque chose comme : Tiens, de la part des copains!», croit se souvenir un ancien du commando Hubert.




«C'est terminé, maintenant vous arrêtez!»

«Lorsque Vidal a rejoint avec Legorjus les gens attroupés autour de Dianou, l'un des officiers de Jayot, un type en tenue camouflée, aux allures de gueule cassée, s'est planté au garde-à vous et lui a proposé d'en finir : "Je n'aurai pas de problème de conscience, mon général !"» C'est ce que relate l'officier qui m'a rapporté un peu plus tôt le geste du chef du GIGN. Jacques Vidal, qui dit ne pas se souvenir de cet épisode, aurait coupé court : «C'est terminé, maintenant vous arrêtez !» Mais Alphonse Dianou est déjà un mort en sursis. Il succombera cinq heures plus tard sous les coups d'un officier de gendarmerie mobile et de trois de ses hommes. J'y reviendrai en détail dans le chapitre suivant.




Deux médailles pour le meurtrier de Waïna 

Tee shirt et short bleu ciel, bermuda rouge-vert et ciré jaune : Patrick Amossa Waïna arborait fièrement les couleurs du drapeau kanak. Une forme de défi adolescent pour ce garçon de 19 ans venu, avec huit de ses camarades, livrer le thé de la coutume et le repas de midi des otages et de leurs gardiens. A sa sortie de la grotte, il est allongé à plat ventre en attendant d'être pris en compte par les gendarmes parachutistes de l'EPIGN. L'un d'eux lui demande de se lever et, après l'avoir fouillé, le prend par le bras pour le conduire quelques mètres plus loin, un peu plus haut, là où sont déjà rassemblés Joseph Tangopi et plusieurs de ses camarades. C'est le récit que ceux-ci vont faire aux journalistes qui viendront les questionner quelques jours plus tard. C'est aussi ce que raconte mon témoin, dont j'ai choisi de préserver l'anonymat.

L'arme à la hanche, l'adjudant F..... ouvre le feu avec son riotgun, au risque d'atteindre le gendarme qui côtoie sa cible mouvante. Une seule balle. Un tir en biais, de bas en haut. Un projectile qui pénètre par le flanc gauche, entre les 10ème et 11ème côtes, avant de ressortir par l'épaule gauche. Patrick Amossa Waïna s'effondre sur lui-même, comme une masse. L'adjudant prétextera qu'il tentait de s'enfuir. Mais les témoins ne manquent pas qui peuvent assurer le contraire. «Tout le monde était là, Vidal, Doucet, Jayot, le capitaine Pattin...», affirme ce même témoin. Alério Nannini lui aussi était présent. L'ex-lieutenant ne m'a pas révélé ce qu'il avait vu ce jour-là : «Je ne vous raconterai rien si je n'ai pas le feu vert de l'institution», c'est-à-dire de la Direction de la gendarmerie, dont j'ai pu mesurer l'embarras persistant au sujet de ces événements. «Oui, il y a eu des exactions, admet-il cependant. Nous aurions pu, nous aurions dû intervenir physiquement, moi comme les autres. Mais nous ne l'avons pas fait...»

Le geste de l'adjudant F..... ne sera jamais sanctionné. Mieux, quelques mois seulement après les événements d'Ouvéa, il sera nommé à la tête du GPM, le groupement des pelotons mobiles de gendarmerie de Nouvelle-Calédonie. Moins de deux ans plus tard, il se verra décerner la Médaille militaire. Avant de recevoir la Croix de la valeur militaire avec palme...

L'ancien adjudant de l'escadron parachutiste exerce aujourd'hui ses talents en qualité de détective privé. Un premier entretien s'était terminé de manière plutôt brusque. Je l'ai néanmoins recontacté après que plusieurs témoins l'aient nommément mis en cause, pour tenter de savoir, de comprendre ce qui avait motivé son geste. Etait-ce le résultat de la tension, de cette suite de nuits éprouvantes passées en reconnaissance ? La démarche ne m'a valu qu'une froide promesse de procès.


Une exécution à bout portant

Si Patrick Amossa Waïna n'a pas eu droit à la plus petite mention de la part des inspecteurs généraux, la fin de Lavelloi a été aussi vite expédiée que celle du jeune porteur de thé. «Wenceslas Lavellli figure parmi les deux Mélanésins trouvés morts à l'entrée immédiate de la grotte, l'autre étant le preneur d'otages tué par les tireurs d'élite au début du deuxième assaut. Tout laisse à penser en conséquence qu'il est également mort au cours de l'action.»


C'est faux. «Lavelloi est sorti vivant après la fin des combats, affirme Thierry Bidau, qui commandait l'élément du RIMaP chargé de l'évacuation des blessés. J'avais disputé une partie de volley avec lui quelques semaines plus tôt, alors que j'effectuais une tournée sur l'île d'Ouvéa. Et il était facilement reconnaissable.» Tous les récits recueillis auprès des Kanak rapportent, à quelques variantes près, qu'un militaire est venu le chercher parmi les prisonniers. Après qu'il se soit désigné - «Ah ! c'est toi qui joue les Rambo?!», allusion aux cartouchières qu'il portait volontiers en sautoir – Lavelloi aurait été emmené à l'écart, et tous disent avoir entendu peu après un unique coup de feu. Les OPJ le découvriront devant la grotte, tué d'une balle dans la tête, tirée à bout portant, non loin d'Amossa Waïna, tous deux avec un FAMAS chargé déposé à portée de main.




Sur ces deux morts-là, la justice va enquêter. Son cours arrêté, on sait ce qu'il est arrivé au porteur de thé mais on ignore toujours qui a ordonné et qui a exécuté la «corvée de bois» infligée à Wenceslas Lavelloi. On sait avec une quasi-certitude qu'il a été emmené par un ou deux hommes du 11ème Choc.5 Et il est hautement improbable qu'un ou des militaires de cette unité aient agi de leur propre initiative. Mais, sauf aveu tardif ou témoignage inespéré, on cherchera sans doute encore longtemps qui a décidé de faire justice pour la mort des deux soldats de la DGSE.


Prochain article : «Il fallait qu'Alphonse Dianou meure !»

1.  «Je n'ai pas tiré un seul coup de feu de toute la matinée», reconnaît celui-ci. Qui n'est pas seul à ne pas avoir pas tiré faute d'adversaire dans sa ligne de mire...

2. L'explication ne vaut guère. D'une part, parce que les grenades employées avant l'attaque du GIGN ont été prises sur les réserves dont disposait le commando. Ensuite parce que les fusiliers-marins d'Hubert n'étaient pas inclus dans le dispositif du deuxième assaut. 

3. Deux mois avant de partir pour Ouvéa, Alain Pustelnik, qui possède un courage peu commun, avait participé à l'arrestation de Philippe Bidart, le leader du mouvement séparatiste basque Iparretarrak. Expert en arts martiaux, spécialiste du coup de pied haut, il avait en juillet 1984, déjà à Marignane, neutralisé à mains nues un preneur d'otages allemand à bord d'un avion-cargo. 

4. Sans écusson et sans grade apparent, ils étaient néanmoins reconnaissables par les hommes des autres unités en raison du foulard gris qu'ils portaient à l'épaule.




Contre-enquête sur des morts suspectes

 5. «Il fallait que Dianou meure...!»



«S’agissant des crimes commis pendant la guerre d’Algérie, la voie de la justice s’avère barrée (...)

Devons-nous pour autant vouer au silence et à l’oubli les crimes de l’époque ?

L’exigence de vérité demeure, rendue plus forte encore parce que justice ne peut être faite.»

Robert Badinter, dans Le Nouvel Observateur du 14 décembre 2000, à propos de l'amnistie des crimes commis en Algérie.




Cette photo, communiquée à Paris-Match par le N°2 de la gendarmerie, le major général Wautrin, sera au centre de la polémique et suscitera de nombreuses questions de la part des journalistes. On y voit Alphonse Dianou et huit autres preneurs d'otages entourés de militaires dont, sur la gauche, les hommes du GIGN.  


«Ils lui ont fait la peau...» Pour le Dr Dominique Stahl, il n'y a pas l'ombre d'un doute: Alphonse Dianou est mort sous les coups de ceux-là mêmes qui auraient dû veiller à sa survie. Il était 18h53 ce 5 mai 1988. L'équipe chirurgicale, que nul n'avait prévenue de l'existence d'un kanak grièvement blessé, venait de s'envoler et la nuit était tombée lorsque le convoi qui acheminait le leader indépendantiste et treize de ses compagnons s'est présenté à l'aérodrome d'Ouloup-Ouvéa. Les combats étaient terminés depuis longtemps. Les corps des dix-huit Kanak tués à la grotte de Watetö avaient été déposés un peu plus tôt sur le tarmac. Les uns venus tout droit de la cuvette : une grappe de cadavres balancée au bout d'un filin, dans un filet suspendu sous le ventre d'un Puma. Les autres acheminés depuis la DZ, entassés dans la carlingue d'un deuxième hélico.1 Avant d'être tous enfournés dans des housses de plastique et empilés à l'arrière d'un camion Simca Marmon.






Le 6 mai au matin, des gendarmes mobiles de l'escadron de Decize sortent les corps des dix-neuf morts kanak du camion où ils ont passé la nuit.  D.R






C'est à la lumière des projecteurs que le capitaine Stahl, médecin détaché de la garnison militaire de Nouméa, a constaté la mort d'Alphonse Dianou. Celui-ci repose alors sur le ventre, à même le plancher du 4x4 dans lequel on l'a déposé sur une civière, moins de trois-quarts d'heure plus tôt, dans la cour d'école de Saint-Joseph. Le brancard est dressé contre le mur du hall d'accueil. Le corps est encore tiède, «sans rigidité cadavérique». Dianou, touché à l'arrière du genou, n'a plus de pansement. Son visage est «tuméfié et ensanglanté» et il a le petit doigt de la main droite écrasé, avec une phalange arrachée.  Sitôt la mort constatée, le commandant de l'escadron de gendarmerie mobile de Decize, le capitaine B....., en avise par radio le lieutenant-colonel Picard qui, à 18h10, lui avait donné l'ordre de prendre en compte les prisonniers. L'information parviendra à Nouméa alors que Bernard Pons et le général Vidal répondent aux questions des journalistes. Le bilan définitif est désormais de dix-neuf tués. Plus de cinq heures se sont écoulées depuis qu'Alphonse Dianou a été blessé d'un tir de chevrotines.
Deux médecins lui ont apporté des soins

Après la reddition des preneurs d'otages, devant la grotte et sur le chemin de crête, au milieu des arbres et des fougères arborescentes, il y avait foule. Parmi elle, trois médecins militaires : le docteur Jean-Michel Churlaud, du Groupement de sécurité et d'intervention de la Gendarmerie nationale (qui chapeaute le GIGN et l'EPIGN)son collègue Frédéric Thomas, affecté au 11ème Choc, et le médecin-anesthésiste Yann Gâtinois, attaché au commando Hubert. Ce sont ces deux derniers qui, ensemble ou séparément, ont apporté des soins à Alphonse Dianou. 

Dans une mise au point destinée à corriger l'information selon laquelle on aurait posé un garrot à Dianou, ce qui aurait pu provoquer la mort, le Dr Thomas a fait savoir qu'il lui avait en réalité posé un pansement compressif, ainsi qu'une perfusion : une poche de 500 ml de Plasmion destiné à compenser pour partie la perte de sang consécutive à sa blessure.


«Ils ont shooté la perfusion!» 

Si l'on en croit les porteurs de thé, cette perfusion ne serait cependant pas restée longtemps en place. Jean-Albert Nahiet et Waïna Wéa sont sortis de la grotte parmi les derniers. Aux journalistes et aux militants du Comité Pierre-Declercq, ils ont fait le même récit. «On nous a emmenés à l'endroit où était Alphonse. Quand nous sommes arrivés, il était assis et nous avons assisté à la manière dont ils le maltraitaient : ils venaient lui pointer les canons de fusil sur la tempe, foutaient des coups de poing, des coups de bottes, raconte Jean-Albert Nahiet. Ils ont même shooté la perfusion!» «Nous sommes allés vers un coin où j'ai vu les militaires transporter Alphonse sur une civière. Il tenait le sérum à la main. J'ai vu les militaires venir taper, gifler, donner des coups de crosse. Celui qui avait shooté le sérum portait un costume bleu-noir», témoigne Waïna Wéa.

Responsable de la sécurité d'un grand hôtel parisien, Jean-Jacques Marlière a assisté à la scène : «J'ai vu, de loin, un militaire retirer la perfusion, puis il y a eu une discussion animée et quelqu'un a remis la perf». Une confirmation partielle. Qui laisse subsister le doute sur le geste vengeur attribué à l'un de ses compagnons du GIGN. Car une tenue bleu nuit, cela ressemble fort à la combinaison d'intervention de cette unité d'élite.

«Plusieurs étaient en tenue bleu-noir et d'autres en tenues camouflées,» insiste Waïna Wéa. «C'est une fable !» rétorquent, unanimes, ceux qui étaient sur le terrain et ceux qui n'y étaient pas mais, tel Alain Picard, n'en jurent pas moins avec certitude que c'était tout bonnement impossible : les membres du commando avaient reçu l'ordre formel de revêtir une tenue kaki. Une même couleur pour tous !


On peut aussi faire mentir les images...


 Dans leurs ouvrages respectifs Jacques Vidal, Philippe Legorjus et Michel Lefèvre publient tous les trois une même photographie prise à 22h10 dans une salle de classe de l'école de Saint-Joseph, quelques minutes avant le départ du GIGN pour la marche d'approche en direction de la zone de combat. Le capitaine Legorjus y figure à la droite de Michel Lefèvre, en compagnie de douze de ses hommes. Tous ceux que l'on y voit ont le visage noirci et portent un treillis ou une combinaison de couleur unifiée, ici en vert et là en gris. Les Kanak auraient donc menti ?

D'autres images viennent cependant contredire la version des indignés. La première (ci-contre), a été «capturée» dans le film réalisé pour France 2 par Elizabeth Drévillon et intitulé Grotte d'Ouvéa : autopsie d'un massacre. Cette fois, les couleurs ne sont plus identiques, le kaki en paraît absent, on compte un homme de plus et à gauche au premier rang se détache la haute silhouette du «Grand Michel Bernard» en tenue bleu nuit. Est-ce un effet de l'éclairage ? Sur la photo prise en plein soleil à Saint-Joseph au retour des combats et reproduite en tête de ce chapitre, Michel Bernard, identifié comme l'un des gendarmes du GIGN qui avaient mené des interrogatoires musclés à Gossanah, domine ses camarades de la tête et des épaules. Et à y regarder de près, ce n'est pas  du kaki que l'on entrevoit. 


 DR.



Enfin, sur un plan large qui montre les prisonniers kanak au milieu d'une foule accrue de militaires, publié dans son livre par le général de réserve Alain Picard, on aperçoit au centre, de face, un homme en combinaison bleue maculée de boue dont on ne voit pas la tête, mais dont un autre tirage (ci-contre) prouve qu'il s'agit bien de Michel Bernard2. Les Kanak n'ont pas rêvé. Mais une fois de plus, on aura tout tenté pour dévaluer leur parole.



«Des gars voulaient empêcher  les toubibs de faire leur job»

Le Dr Thomas, qui a passé dix-huit ans à la DGSE, m'a-t-il «servi» un pieux mensonge histoire de protéger l'auteur du «shoot» dénoncé par les porteurs de thé ? Probablement. «Lorsque j'ai revu Dianou un peu plus tard, la perf était à moitié vide, sans doute parce que le débit était mal réglé On a laissé la tubulure et décidé d'en mettre une autre. J'étais avec Gâtinois et nous l'avons posée ensemble, explique le médecin du 11ème Choc, qui s'excuserait presque d'avoir laissé traîner la poche de sang dans la nature. «Lorsque nous avons voulu monter Dianou sur la crête, on a constaté que la poche était vide. Totalement vide !», assure de son côté un gendarme de l'EPIGN...

Quoi qu'il en soit, Dianou a bien reçu une deuxième perfusion. «Pour qu'elle tienne solidement, nous l'avons fixée avec du chatterton toilé pour parachute, large de 10-12 centimètres, précise Pierre Oléron, l'officier en second du commando Hubert venu aider Yann Gâtinois, le médecin de l'unité. «Je me suis retrouvé à côté de Dianou quand le docteur l'a pris en charge, raconte pour sa part Thierry Bidau, le capitaine du RIMaP. Il m'a demandé de lui faire une piqûre de morphine en m'expliquant comment m'y prendre. Je ne sais plus si je lui ai planté l'aiguille dans la fesse ou non, mais le toubib a posé la perf, après quoi on l'a monté sur le côté droit.»

Si les deux médecins militaires se sont conformés à leur déontologie, cela ne n'est pas fait sans difficulté. Yann Gâtinois reconnaît que des commandos  avaient tenté de le dissuader de soigner Dianou. Ce que confirme Alério Nannini, le lieutenant de l'EPIGN : «Je me suis opposé à certains des gars qui voulaient empêcher les toubibs de faire leur job !»

Une heure plus tard, Dianou est toujours là... 

A 14h30, lorsque les OPJ parviennent sur les lieux, ils aperçoivent «un groupe de dix-huit prisonniers, gardé par des membres du commando». «A proximité de ce groupe, un Mélanésien preneur d'otages, Dianou Alphonse, est allongé sur un brancard, écrit l'adjudant Da Silva. Cette personne est blessée à la cuisse gauche, placée sous perfusion; un médecin est à ses côtés.» Selon le commandant de la BR de Nouméa, c'est seulement après ce constat que «les membres du dispositif médical prennent Dianou en charge pour l'évacuer sur l'aéroport d'Ouloup où est implanté un hôpital de campagne»...

Pourquoi Dianou n'a-t-il pas été évacué plus tôt ? Pourquoi l'a-t-on dirigé sur Saint-Joseph et non pas sur Ouloup ? L'hémorragie était stoppée, il était perfusé et sa vie n'était pas en danger, persistent à dire les médecins militaires. «D'après le toubib, il n'y avait pas d'urgence et j'ai décidé de ne pas l'évacuer tout de suite. On ignorait si tous les preneurs d'otages s'étaient rendus et sa présence pouvait encore être utile», se justifie Thierry Bidau. Ce n'est donc qu'après l'arrivée des OPJ que le chef kanak sera enfin brancardé jusqu'à la DZ par son frère Hilaire et trois de leurs compagnons.



Une malencontreuse erreur d'aiguillage ?

Aujourd'hui encore, Eric Polaillon assume : non, il n'a pas agi sur ordre. Commandant de l'école de gendarmerie de Châteaulin depuis le mois d'août dernier, le colonel Polaillon, alors jeune capitaine à l'EPIGN, assurait le contrôle de la zone de posé et les évacuations par hélico. Selon le rapport des inspecteurs généraux, il n'aurait pas respecté «les procédures prévues pour les blessés» et «orienté Dianou sur le point de regroupement des prisonniers à Saint-Joseph, et non sur Ouloup (...). Pour étayer sa décision, il avait recueilli, selon lui, l'avis du médecin du GIGN.» Eric Polaillon confirme : le Dr Churlaud lui ayant garanti que la situation du blessé «ne présentait pas un caractère d'urgence», il aurait pris sur lui de le diriger sur Saint-Joseph.3 Après «l'incident» de la première perfusion, après la longue attente imposée à Dianou sur le lieu des combats, cette prétendue «erreur d'aiguillage» sera lourde de conséquences.

Il est 15 heures lorsque le Puma qui transporte Dianou s'immobilise à proximité de l'église de Saint-Joseph. Les huit preneurs d'otages sortis de la grotte après lui sont dans le même appareil. Trois semaines plus tard, incarcérés dans différentes prisons de la région parisienne, ils communiqueront à leurs avocats des témoignages qui seront publiés dans Le Nouvel Observateur du 27 mai. Ils y affirment que leur chef a été jeté de l'hélicoptère.

«J'ai entendu avec stupeur toutes sortes d'horreurs sur ce qui lui était advenu durant son transfert, la plus abjecte de ces allégations étant qu'il aurait été jeté à l'extérieur avant le posé de l'appareil... Comment aurait-on pu commettre un acte aussi ignoble !», s'indigne «le Gros Michel», le chef de groupe du GIGN qui, avec quelques-uns de ses hommes, accompagnait les prisonniers.
«Alphonse a été balancé de l'hélico!»

Ce ne sont pourtant pas les Kanak qui sont à l'origine de cette abjection. Non. Ce sont des gendarmes mobiles de l'escadron 1/20 de Decize, celui qui a eu pour mission de conduire les prisonniers à Ouloup. Après la sortie du film de Mathieu Kassovitz, la version accablante qui fait bondir Michel Lefèvre a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux - des forums de gendarmes à celui du Figaro - à l'initiative du radio de l'escadron, Jean-François Imbert alias Paulao, détaché auprès du lieutenant-colonel Picard auquel il servira de chauffeur durant une partie des opérations. Son chef d'escadron, Alain B....., accorde tout son crédit à cette version et me l'a ressortie avec insistance lors de nos entretiens. Un de ses camarades, enfin, m'a affirmé les yeux dans les yeux: «Dianou a été balancé de l'hélico alors que celui-ci se trouvait à hauteur du clocher de Saint-Joseph !» Qui croire, les gendarmes mobiles ou bien Michel Lefèvre, qui concède que la civière a pu se renverser après que l'un de ses porteurs ait trébuché ? Ou encore, pourquoi pas, les Kanak, selon lesquels l'hélico était posé lorsque Dianou a été projeté hors de l'appareil ?...

A Saint-Joseph, il y avait du monde à l'arrivée des preneurs d'otages. Et Henri Knorst, un gendarme parachutiste, était aux premières loges : lors de l'arrivée de Dianou, il faisait fonction d'orienteur-baliseur (il guidait l'appareil et l'aidait à se poser). «Les trois roues du Puma étaient au sol, assure-t-il. Le gars du GIGN qui avait «tiré» Dianou à la grotte (Alain Pustelnik) 4 a sauté de l'hélico, l'a attrapé par le col, l'a sorti d'une seule main et l'a jeté à terre.» «Il y avait près de moi un pilote de Puma qui a filmé la scène avec une caméra vidéo», ajoute Henri Knorst. «C'est exact. Un lieutenant de l'armée de l'Air a bien filmé l'arrivée de Dianou, confirme Philippe Mauviot, qui commandait le détachement d'hélicos.
Mais où est passée la deuxième perfusion ?

Les inspecteurs généraux opteront pour une version soft : «Dianou, peut-être descendu sans ménagement de l'hélicoptère, a été placé dès son arrivée à côté de l'église de Saint-Joseph, dans le groupe des prisonniers, sur un brancard.» «Comme en témoignent les photographies prises par l'officier des renseignements du PC, écrivent-ils, le pansement était bien en place et le visage de Dianou, bien que crispé, ne portait aucune trace de coups». Je n'ai pas vu ces photos-là. Mais si la photographie qui a fait la double page centrale de Paris-Match ne permet pas de distinguer le visage de l'intéressé, celles d'Alain Picard, d'excellente qualité, prouvent hélas le contraire. Un agrandissement de 200% sur écran d'ordinateur de l'image ci-dessous montre que Dianou souffre d'une blessure à l'arcade sourcilière gauche et que ses paupières gauches sont tuméfiées. Comme les médecins légistes le constateront le lendemain.


Dianou sur sa civière. Autour du cou, une étiquette mentionne ses blessures. Fixé à son bras droit, on distingue le mince tuyau qui le reliait à la perfusion. Il a un pansement ensanglanté à la cuisse gauche et un autre au genou. Plus ce qui ressemble à une genouillère (?), descendue au-dessus de la cheville.


Ce n'est pas tout. Le capitaine Polaillon et plusieurs autres témoins ont observé que lorsque le blessé a été hissé à bord du Puma, il tenait à la main la poche de sang de remplacement. Or, sur les clichés réalisés à Saint-Joseph, cette poche a disparu. Ne subsiste que le mince tuyau qui la reliait au patient. Que s'est-il donc passé durant ces quelques minutes qui ont suffi à transférer Dianou de la DZ à Saint-Joseph ? «Après que tout le monde ait quitté l'hélico, je suis monté dans la carlingue pour récupérer le matériel qui traînait sur le plancher, confie Henri Knorst. C'est là que j'ai retrouvé la perf'...»

Une curiosité malsaine


Les inspecteur généraux ont donc menti. Jacques Vidal également. Après avoir rédigé son compte-rendu d'opération, il accueille Bernard Pons, le général Norlain et le général Jérôme venus en hélico afin de préparer la conférence de presse que le ministre doit tenir à 18 heures à Nouméa. «Vers 16 heures, en sortant de mon PC avec le ministre, j'aperçois l'attroupement des militaires et gendarmes autour des prisonniers derrière l'église, à une cinquantaine de mètres de nous, écrit-il dans son livre-témoignage. Sans savoir que Dianou blessé est parmi eux (je pense alors qu'il a été évacué à Ouloup) mais jugeant cette curiosité malsaine, je demande à mon chef d'état-major, le lieutenant-colonel Dubut, de faire mettre les prisonniers à l'écart dans l'école et d'éloigner tous les militaires qui n'ont rien à faire sur les lieux.» L'intention est louable. Mais le général, qui ne peut ignorer sa présence,5 vient de signer sans le savoir l'arrêt de mort d'Alphonse Dianou.
Les neuf Kanak étendus devant l'église vont alors être conduits dans la cour de l'école transformée en casernement. «En ce lieu, les prisonniers, dont le blessé, ont été pris en compte par un commandant d'escadron de gendarmerie mobile qui avait reçu l'ordre de les acheminer par voie routière sur Ouloup, en raison de l'état de santé de Dianou», écrivent les généraux Berthier et Rouchaud. Explication fallacieuse pourquoi faire prendre à un convoi une route réputée peu sûre alors que, selon plusieurs témoins, deux Puma sont là, à quelques pas, qui permettraient d'économiser un temps précieux6 ? «L'attente de Dianou à Saint-Joseph peut être évaluée à trente minutes», indique leur rapport d'enquête. C'est faux. Débarqués à 15 heures par hélico, ce n'est qu'à 18 h 10 que les prisonniers seront acheminés vers Ouloup.
Après avoir épinglé le chef d'escadron qui «se serait laissé aller à frapper violemment le visage des prisonniers, dont celui de Dianou (…), les officiers enquêteurs avancent que ce dernier «a été l'objet de sévices graves entre le moment de son stationnement à Saint-Joseph et celui de son arrivée à Ouloup» et qu'il «est mort au cours de son transfèrement». Ils se trompent.
Achevé sous les yeux de gendarmes
Pierre Oléron, l'officier en second du commando Hubert, entendu par les deux généraux dans son bureau de Saint-Mandrier où est basée l'unité, se trouvait dans la cour de l'école. «On était assis en train de nettoyer nos armes, dit-il. J'ai vu des gens qui n'étaient pas des intervenants donner des coups de pied aux gars au sol.» «Le capitaine B.... avait récupéré un chien, une sorte de Malinois, qu'il excitait pour qu'il attaque les prisonniers», se souvient Henri Knorst.
Dianou sera transporté en premier et placé dans un 4X4 bâche relevée dont on a retiré le banc central. «A ce moment-là il était déjà mal en point, raconte Henri Knorst. B.... était à l'intérieur du camion. Une fois Dianou allongé sur le plancher, il lui est monté dessus et a ordonné à ses gens de faire la même chose. Quelqu'un a regimbé et là, il s'est montré cassant et menaçant avec ses gars. «B..... appuyait sur la cage thoracique», précise un de ses camarades de l'EPIGN témoin de la même scène.
Venus récupérer leurs affaires dans la salle d'école qui leur avait servi de dortoir, plusieurs autres membres de l'escadron parachutiste m'ont rapporté les violences auxquelles ils avaient assisté. Les anciens de l'escadron de Decize se sont montrés plus réticents. La plupart de ceux que j'ai pu questionner continuent d'éprouver une sympathie manifeste pour celui qui fut leur commandant. Et ceux qui acceptent de témoigner ne le font que sous couvert de l'anonymat.
 «Dianou hurlait de douleur!»
«C'est avant notre départ de Saint-Joseph que ça s'est passé, dit l'un. B.... nous regardait, tout fier de lui. Certains d'entre nous étions dégoûtés.» «Pendant que ça se passait, il y avait dix-douze gars à poil qui se décrassaient au jet au fond de la cour et d'autres qui étaient aux fenêtres à crier : « Assassin ! Assassin !», rapporte un autre. Dans le 4x4, B..... était avec trois jeunes gendarmes de l'escadron. Un sous-officier a rappelé l'un d'eux, qui faisait partie de son peloton. Mais le capitaine a répliqué : Il reste là ! » «Dianou hurlait de douleur.7 On a entendu un dernier cri et puis plus rien, relate encore un gradé de l'escadron. Et lorsque nous avons quitté Saint-Joseph, j'ai aperçu un chien errant avec un pansement ensanglanté dans la gueule...» 
Le chef d'escadron Claude Damoy, qui accueillera 40 minutes plus tard le convoi à Ouloup, résume d'une phrase désabusée sinon l'intention du moins le sentiment général de tous ceux qui ont permis cela : «Il fallait que Dianou meure pour mettre fin à l'action....» Un homme s'est chargé de la besogne. Et cela n'a pas entravé sa carrière. Après un passage par le Bureau des Enquêtes et Contrôles (les «bœuf-carottes» de la gendarmerie), l'ex-capitaine B... a quitté l'institution avec le rang de colonel. Fait chevalier de la Légion d'Honneur par Jacques Chirac le 6 juillet 2000 sur proposition d'Alain Richard, ministre de la Défense dans le gouvernement de Lionel Jospin, il a été jusqu'en 2011 délégué départemental du Médiateur de la République et exerce aujourd'hui cette même fonction auprès du Défenseur des Droits...
Prochain article : L'homme qui tua Alphonse Dianou
1. «Je comprends que certains aient été choqués de voir ainsi les morts transportés en sling (un filet suspendu à un câble  sous l'hélico), explique l'ex-capitaine Thierry Bidau. Mais la nuit allait tomber, il fallait faire vite et nous ne disposions que deux ou trois brancards. J'avais demandé au pilote d'aller les déposer sur la DZ pour qu'ils soient chargés à l'intérieur d'un autre Puma et de revenir prendre les corps restants. Or, il est allé droit sur Ouloup. L'autre partie des corps a été emmenée dans un hélico.»
2. A gauche sur la photo, un autre supergendarme, Philippe Raitière dit l'Ecureuil, apparaît en  combinaison bleu nuit. Mais celle-ci est propre et sa crinière rousse est impeccable alors que d'autres photos prises sur le terrain le montrent le cheveu ébouriffé et en treillis kaki. Il a visiblement pris une douche avant de se changer.
3. Ceci semble peu crédible. Mais je n'ai pu obtenir confirmation des informations recueillies par Le Monde selon lesquelles Dianou aurait été dirigé sur Saint-Joseph sur ordre exprès du général Vidal.
4. Dans  leur livre Mourir à Ouvéa, Edwy Plénel et Alain Rollat avancent qu'en tirant sur Dianou,  Alain Pustelnik aurait voulu venger son ami Eric Moulié (lui aussi membre du GIGN mais que Philippe Legorjus a refusé d'emmener à Ouvéa) dont le père a succombé le lendemain de l'attaque de la brigade de Fayaoué. Tué par Alphonse Dianou  selon certains gendarmes mobiles pris en otages. Par son frère Hilaire selon plusieurs autres. 
5. Sans doute n'a-t-il pas assisté à l'arrivée de Dianou. Mais un membre de son état-major est présent sur la photo de Paris-Match et  Philippe Legorjus comme Patrick Destremau, qui vont embarquer pour Nouméa dans le même hélico, ont tous deux vu le blessé un peu plus tôt. Difficile de croire que tous aient omis de signaler sa présence. D'autant que le capitaine du GIGN figure sur la photo publiée par le général et sur laquelle on voit celui-ci,  geste à l'appui, donner l'ordre de déplacer les prisonniers...
.«Je m’inscris totalement en faux : vous avez des témoins, je veux bien vous croire, mais moi je n’ai pas vu d'hélicos à Saint-Joseph, du moins lorsque j’avais la responsabilité des prisonniers, réagit le général Picard.  Pourquoi voulez-vous, dit-il, que je n’utilise pas un tel moyen si cela avait été possible ? »  7. Dianou a reçu une injection de 15mg de morphine aux alentours de 13h30. Or la durée d'action de la morphine n'excède pas quatre heures. Cela signifie qu'il a souffert. De sa blessure et sous les coups reçus à Saint-Joseph avant son départ à 18h10.

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Ci-dessous: le compte-rendu d'examen du corps d'Alphonse Dianou.