« Oui, la colonisation est un crime contre l’humanité »
Pour
notre chroniqueur, les remous provoqués par la déclaration d’Emmanuel
Macron témoignent de l’incapacité française à assumer « un pan peu
glorieux de son histoire ».
Qu’Emmanuel Macron provoque une polémique en affirmant, lors d’une visite à Alger, que la colonisation est un crime contre l’humanité témoigne d’un profond malaise français sur le sujet. Mais en dépit des éructations de certains, le bilan est sans appel : oui, la colonisation est un crime contre toute l’humanité, dont le résultat fut d’imposer la domination de la barbarie contre la civilisation.
Les peuples d’Afrique
ont vécu une terrible violence du fait colonial avec des morts, des
expropriations, des privations de liberté et surtout une négation
profonde de la dignité humaine par la domination politique, économique et culturelle. Les chiffres de cette période sont éloquents d’horreur. Pour procéder
plus facilement au pillage systématique des ressources du continent
africain, les colons ont soumis des populations civiles aux travaux
forcés avec à la clé des milliers de victimes. Par exemple, l’historien
Antoine Madounou établit un bilan entre 15 000 et 30 000 personnes
mortes sur le chantier du chemin de fer qui devait relier Pointe-Noire à Brazzaville, au Congo.
Lire l’entretien :
Peut-on dire, comme Emmanuel Macron, que la colonisation est un « crime contre l’humanité » ?
Des morts, il y en a eu aussi à chaque fois que les populations ont tenté de se libérer du joug colonial. A Madagascar, en mars 1947, l’armée
coloniale française a massacré les populations malgaches, avec un bilan
compris entre 20 000 et 100 000 morts, selon les sources. Ou encore en Algérie
où la révolte partie de Sétif le 8 mai 1945 fut matée dans le sang,
laissant près de 45 000 victimes selon les nationalistes algériens.
Une barbarie intolérable
Sans oublier
les tirailleurs sénégalais tués à Thiaroye en 1944 ou encore le sombre
épisode du Cameroun, avec une répression des populations qui s’étaient
soulevées à l’appel des militants de l’Union des populations du Cameroun
(UPC) dans les années 1950 et 1960. Là, on oscille entre 60 000 et
120 000 victimes. La puissance coloniale a aussi assassiné les
charismatiques dirigeants indépendantistes camerounais Um Nyobe et
Moumié.
Les blessures que la colonisation a infligées à l’Afrique sont
douloureuses et rendent tellement pitoyables les évocations de routes et
d’hôpitaux censés extirper des aspects positifs d’une horreur. Je partage l’avis de l’historienne Sylvie Thénault qui juge « indécent » de mettre
sur une même balance, d’un côté, les massacres, exécutions sommaires et
tortures, et, de l’autre, des routes jugées comme un bilan positif d’un
asservissement abominable des peuples d’Afrique. A ceux qui, souvent
issus des rangs de l’extrême droite française, trouvent des vertus à la
colonisation, Césaire avait anticipé la réponse, dès 1955, avec son
monumental Discours sur le colonialisme (Présence africaine, 1955). D’ailleurs, en ces temps de polémiques et de libération de la parole raciste en France, les hommes politiques de ce pays devraient tous lire ce texte intemporel.
Aimé Césaire disait donc : « On me lance à la tête des faits, des
statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de
ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser
à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à
leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la
danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué
savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement,
l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » La colonisation, comme le soulignait le même Césaire est une « négation de la civilisation ». En cela, elle est un crime, une barbarie intolérable.
Sur le sujet de la colonisation, jamais un homme politique français sous la Ve République n’est allé aussi loin, et c’est à saluer, indépendamment des motivations électorales du candidat Macron. Mais il convient de souligner que sa déclaration gêne beaucoup de gens en France, de la gauche à la droite du spectre politique du pays. Officiellement, le Parti socialiste, dans sa récente histoire,
a toujours fait la politique de l’autruche sur ce sujet, refusant de
l’affronter en face. Quant à la droite, elle fait preuve d’une
crispation identitaire très forte. C’est d’ailleurs l’un de ses
principaux candidats à la présidentielle, François Fillon, qui a
récemment considéré la colonisation française comme un « partage de culture » à d’autres peuples. A ce niveau, il s’agit au mieux d’une méconnaissance de l’histoire, au pire d’un révisionnisme abject.
Un pan peu glorieux de son histoire
Je n’attends pas de la France une repentance, ni une réparation
financière, mais une reconnaissance de faits têtus et un exercice de
dignité en faisant face à un pan peu glorieux de son histoire. N’en
déplaise à ceux qui critiquent la position de M. Macron, l’histoire de
la « patrie des droits de l’homme », c’est aussi une sombre période de
meurtres et de négation de la simple dignité humaine. Affronter
le bilan de la colonisation – ce moment d’« ensauvagement » du
continent européen, selon Césaire – requiert du courage mais nullement
une fierté mal placée.
De notre part, il ne s’agit pas d’expliquer tous nos maux par le seul fait de la colonisation, loin de là, mais de reconnaître
qu’elle constitue une cause importante du retard de l’Afrique. Nous
sommes encore dans ce que l’économiste Felwine Sarr appelle dans son
essai Afrotopia « l’hystérèse », ce moment post-traumatique (esclavage, colonisation, néocolonialisme) que vit l’Afrique, et dont elle doit se sortir enfin pour affronter son destin.
Notre génération n’a pas connu ce douloureux épisode et tente de nouer d’autres rapports avec l’Europe
en empruntant un tournant dé-colonial. Nous offrons ainsi au Vieux
Continent une chance d’affronter son histoire et enfin, ensemble, de tourner la page.