Dans les jours qui viennent le
gouvernement va demander au Parlement de prolonger de trois mois l’état
d’urgence mis en place pour 12 jours par décret le 14.11.2015. La
procédure est valide.
Mais l’histoire de l’état d’urgence
constitue une trame juridique et institutionnelle de l’histoire
coloniale de la France et des rapports particuliers qu’elle ne parvient
pas à cesser d’entretenir avec les populations colonisées ou issues de
la colonisation.
1955 : Vote de la loi sur l’état d’urgence
Aux prises avec la guerre de libération
algérienne initiée six mois plus tôt, le gouvernement français, présidé
par Edgar Faure, fait voter le 3 Avril 1955 la loi n°55-385 « instituant
un état d’urgence et en déclarant l’application en Algérie ». Cette loi
introduit la notion d’état d’urgence dans la législation républicaine.
L’état d’urgence est prolongé pour 6 mois le 7 Aout 1955
Loi n° 55-385 du 3 Avril 1955 instituant un état d’urgence et en déclarant l’application en Algérie
Article 1
L’état d’urgence
peut être déclaré sur tout ou partie du territoire, métropolitain, de
l’Algérie et des départements d’outre mer soit en cas de péril imminent
résultant de troubles graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements
présentant , par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité
publique
Mais l’état d’urgence ne suffit pas et
le gouvernement de Guy Mollet fait voter la loi sur les pouvoirs
spéciaux qui confirme que les « départements d’Algérie » sont soumis à
des règles d’administration autoritaires exceptionnelles et ne sont déjà
plus des départements comme les autres.
Loi n° 56-258 du 16 Mars 1956 autorisant
le Gouvernement à mettre en œuvre en Algérie un programme d’expansion
économique , de progrès social et de réforme administrative et
l’habilitant à prendre toutes mesures exceptionnelles en vue du
rétablissement de l’ordre de la protection des personnes et des biens et
de la sauvegarde du territoire
Article 5
Le gouvernement
disposera en Algérie des pouvoirs les plus étendus pour prendre toute
mesure exceptionnelle commandée par les circonstances en vue du
rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens
et de la sauvegarde du territoire.
Lorsque les mesures prises en vertu de
l’alinéa précédent auront pour effet de modifier la législation elles
seront arrêtées par décret pris en conseil des ministres.
1958
Après le coup d’état du 13 Mai à Alger
le gouvernement Pflimlin assure la transition avec le gouvernement
provisoire du général de Gaulle qui sera installé le 01 Juin et déclare
le 18 Mai l’état d’urgence pour trois mois sur l’ensemble du territoire
métropolitain
1961
La loi de 1955 bien que non intégrée
formellement – voir plus loin – dans la Constitution de la V° République
connait une nouvelle application à l’occasion du putsch des généraux
d’Alger.
Alors que la population française
consultée par référendum en Janvier a approuvé à une large majorité de
70% le principe d’un vote d’autodétermination pour l’Algérie, quatre
généraux à la retraite appuyés par quelques unités d’active et leurs
officiers supérieurs tentent de s’opposer à la décision du peuple.
Le complot qui n’a pas réussi à impliquer une majorité de l’armée échoue.
Prorogé plusieurs fois l’état d’urgence est en vigueur jusqu’au 31 Mai 1963.
1984
Laurent Fabius, premier ministre décrète l’état d’urgence en Nouvelle Calédonie
A cette occasion le Conseil
Constitutionnel saisi par le RPR valide la loi de 1955 qui n’avait pas
été intégrée formellement dans la Constitution de 1958
« Considérant que,
si la Constitution, dans son article 36, vise expressément l’état de
siège, elle n’a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur
de prévoir un régime d’état d’urgence pour concilier, comme il vient
d’être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l’ordre
public ; qu’ainsi, la Constitution du 4 octobre 1958 n’a pas eu pour
effet d’abroger la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, qui,
d’ailleurs, a été modifiée sous son empire »
2005
C’est au tour de Jacques Chirac,
Président et de Dominique de Villepin, premier Ministre de recourir le 8
Novembre à l’état d’urgence sur une partie du territoire français en
réponse aux émeutes des banlieues. La période initiale est prolongée de
trois mois par le parlement. Il y est mis fin le 4 janvier 2006 alors
que les émeutes sont finies depuis bien longtemps.
Il ne s’agit plus là d’une circonstance
directement liée à la colonisation, mais d’un conflit social mettant en
cause sur le sol français des citoyens français issus de populations
colonisées ou anciennement colonisées.
2015
14 Novembre – François Hollande et Manuel Valls inscrivent leur action dans la même législation.
De nombreuses réactions à l’adoption de cette mesure ont déjà eu lieu, voir entre autres
Syndicat de la Magistrature – blog Gilles Devers – Nous y renvoyons.* (in fine)
Notre propos étant simplement de
souligner que la république coloniale est toujours présente dans la
législation et dans l’esprit des gouvernants français qu’ils soient
socialistes ou de droite et que l’état d’urgence n’a jamais été utilisé
dans d’autres circonstances de la vie nationale pourtant troublées comme
par exemple la grève générale de masse – 10 millions de grévistes – de
Mai 1968
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* Attentats : Le communiqué du Syndicat de la Magistrature 16/11/2015
L’état d’urgence est un régime
d’atteinte à nos libertés. Des circonstances graves mettant en cause la
sécurité des personnes, quelles que soient les responsabilités, sont un
fait objectif qui appelle une restriction momentanée de l’exercice de
ces libertés. Tout le monde le comprend. Mais, un équilibre strict doit
être respecté, car la force des sociétés démocratiques est de se régir
par loi, dans le respect des principes du droit. C’est là la vraie
condition de leur force.
Voici le communiqué du Syndicat de la Magistrature
publié ce 16 novembre, dont la rédaction me parait excellente de mesure
et pour sa détermination à défendre une société de libertés.
Vendredi soir, des
attentats meurtriers ont touché la France en plein cœur, faisant plus de
cent vingt morts et plusieurs centaines de blessés dans une salle de
concert, des bars ou dans la rue.
Le Syndicat de la
magistrature apporte son entier soutien et exprime toute sa solidarité
aux victimes et à leurs proches, ainsi qu’aux nombreux professionnels
mobilisés, chacun dans leur domaine, après ces attentats.
Ces actes criminels
d’une brutalité absolue appellent évidemment la réunion de moyens
d’envergure pour en rechercher et punir les auteurs et, autant qu’il est
possible, anticiper et prévenir leur commission.
Mais les mesures
tant judiciaires qu’administratives qui seront prises ne feront
qu’ajouter le mal au mal si elles s’écartent de nos principes
démocratiques. C’est pourquoi le discours martial repris par l’exécutif
et sa déclinaison juridique dans l’état d’urgence, décrété sur la base
de la loi du 3 avril 1955, ne peuvent qu’inquiéter.
L’état d’urgence
modifie dangereusement la nature et l’étendue des pouvoirs de police des
autorités administratives. Des interdictions et des restrictions aux
libertés individuelles et collectives habituellement encadrées,
examinées et justifiées une à une deviennent possibles par principe,
sans autre motivation que celle, générale, de l’état d’urgence. Des
perquisitions peuvent être ordonnées par l’autorité préfectorale, sans
établir de lien avec une infraction pénale et sans contrôle de
l’autorité judiciaire, qui en sera seulement informée. Il en va de même
des assignations à résidence décidées dans ce cadre flou du risque de
trouble à l’ordre public. Quant au contrôle du juge administratif, il
est réduit à peau de chagrin.
La France a tout à perdre à cette suspension – même temporaire – de l’Etat de droit.
Lutter contre le
terrorisme, c’est d’abord protéger nos libertés et nos institutions
démocratiques en refusant de céder à la peur et à la spirale guerrière.
Et rappeler que l’Etat de droit n’est pas l’Etat impuissant.