Vous connaissez tous un sujet dont tout le monde parle, mais à propos
duquel vous avez l’impression de ne jamais rien trouver, dans ce fatras
de publications hétérogènes qu’on appelle communément « les médias ».
Le genre de sujets « cafés du commerce », quand ces derniers existaient
encore, mais pas seulement. Dans les bars branchouillards et les soirées
bobo-Champ, on en parle aussi.
Il arrive qu’un journaliste ou un auteur s’y aventure. En raison de
l’absence ou du peu de comparaisons possibles, il ou elle récoltera à la
fois l’encens (« Bravo d’avoir abordé la question ! ») et le bâton (« Bouh ! Comment osez-vous ? » ou « C’est quoi cette daube qui a été pondue ? »).
Cependant, qu’il ou elle se rassure. Au vu de la non-concurrence, en
s’accrochant un peu, il ou elle aura l’option de devenir incontournable
sur la question.
Visé ici : le sujet de la jeunesse kanak en Nouvelle-Calédonie.
Enfin, une partie de cette jeunesse. Celle dont on parle (au café, pas
dans les canards), et qui, selon toute vraisemblance, ne va pas bien.
Voilà un sujet sur lequel tout le monde sur le Caillou a son mot à
dire (j’ai beau chercher une exception, je me retrouve bredouille). On a
tous une question – pas forcément pertinente – à poser, une remarque –
pas forcément intelligente – à faire, un début d’opinion, une idée toute
faite…
Vu de la métropole, où on se plaît parfois à dénigrer ce qui se passe
sur « les îles », la question de cette partie de la jeunesse kanak qui
« dérive », on pense que c’est : petites bastons, petits larcins et
petites cuites, sans trop de dommages, donc pas de quoi fouetter un
cagou. On peut excuser, chacun ses soucis. Mais vu d’ici, c’est un vrai
sujet. Des jeunes qui se sentent mal dans une société, ça ne dit rien de
bon concernant la santé de ladite société, peu importe le degré.
Il y a quelques temps, j’étais tombée sur un article dans Le Monde,
signé par Claudine Wéry. Il date cependant de 2012 et, pour les accros
au « tout-gratuit », l’accès à l’article entier est payant. Plus
récemment, c’est un autre journaliste, Théo Rouby, qui a publié une série dans le quotidien local Les Nouvelles.
Concernant ce dernier, le vrombissement (traduction littérale de
« buzz ») a bien fonctionné sur les réseaux sociaux. De nombreux
internautes se sont empressés de partager leurs commentaires. En résumé,
pour beaucoup, parler de ces jeunes « perdus » ou « paumés », qui
végètent, « caillassent » (jettent des cailloux), se pintent en pleine
journée et de manière répétée, cassent, brûlent ou tapent, cela équivaut
à leur faire de la « publicité » et leur dérouler un tapis rouge brodé
d’admiration, alors qu’il vaudrait mieux les recadrer par le biais d’un
bon « astiquage ». Ou alors : « Arrêtez d’en parler, ça donne une mauvaise image de la jeunesse kanak en général ».
On peut parler en coulisses, mais pas sur scène.
Dans un de ses articles, Théo Rouby citait un jeune qui employait le
terme « kanakamykaze ». Les soldats de l’Empire du Japon doivent se
gratter le menton dans leurs tombes.
Cette expression de « kanakamykaze » peut faire sourire, et elle m’a
d’ailleurs fait sourire, car c’est un curieux jeu de mots. Je me dis que
pour employer pareille expression dans le contexte calédonien, il faut
avoir un certain sens de l’autodérision. Forcément, quand on compare les
jeunes susceptibles d’employer ce terme avec certains
jusqu’au-boutistes hautement dangereux dans d’autres contrées du monde,
on sourit en se disant qu’il n’y a, sur le Caillou, vraiment pas péril
en la demeure et qu’on est encore préservé de la folie qui peut régner
ailleurs.
Dans sa version moderne, le mot contient la volonté de casser, et
surtout l’idée de se détruire en même temps qu’on détruit autour. Même
si la réalité calédonienne est loin d’être un contexte de véritables
« kamikazes », et que le mot est employé ici à la légère, il traduit
tout de même quelque chose de réel : le désamour de soi.
Toujours dans le même article, des jeunes évoquaient aussi des « martyrs ».
Quand on doit chanter depuis l’enfance « Si tu presses cette terre,
il va en jaillir des martyrs, oui des martyrs ! » et d’autres « Ton père
était un martyr, n’abîme pas sa triste mémoire » (extraits de l’hymne
national turc), on pourrait facilement finir par croire que les martyrs
font partie du « patrimoine culturel ».
Petite aparté : pour les férus d’étymologie, il s’agit ici d’une
évolution du terme, car le mot « martyr » désigne quelqu’un de religieux
qui sera prêt à tout endurer plutôt que d’abjurer et donc de renoncer à
sa foi. On y mêle à présent les valeurs de patriotisme, de dévouement à
une cause, etc.
Toujours est-il qu’il m’arrive parfois d’ avoir l’impression qu’on
est bassiné aux quatre coins de la planète avec des idées de martyrs.
Pourquoi la Nouvelle-Calédonie devrait-elle déroger à la règle ? Ici
aussi, on cultive ce type de mythes. Heureusement, pas question
d’explosifs à la ceinture, de discours pseudo-religieux pour justifier
ces actes barbares, ou d’endoctrinements massifs. Mais une partie de la
jeunesse adhère aussi à l’idée de vénérer des martyrs, principalement
des militants indépendantistes kanak tués entre 1984 et 1988.
L’autre soir, j’ai regardé la tragi-comédie « Le cochon de Gaza »,
de Sylvain Estibal. Pour sauver sa vie devant un groupe de terroristes
qui lui reprochaient d’avoir introduit un cochon à Gaza, le héros fait
semblant d’accepter d’aller se faire exploser avec ledit cochon dans une
colonie juive. Au final, il ne meurt pas, s’enfuit et retourne
innocemment auprès de celui qui l’a envoyé commettre l’attentat. Ce
dernier lui ordonne alors de se suicider, tout en lui faisant comprendre
qu’un martyr, ça ne reste pas vivant : « Tu ne veux tout de même pas
créer une crise de vocations ? ».
Au cas où on n’en serait pas tout à fait sûr, un martyr, c’est avant
tout un mort. Et pas forcément besoin d’être islamiste pour ça. Ce dont
on se souvient chez un martyr, c’est de sa fin, forcément tragique. Si
la personne était encore en vie ou mourrait de sa « belle mort », comme
on dit, pas sûr qu’on chérirait son image aujourd’hui.
Pas plus tard qu’en ce début d’année, après les attentats perpétrés à
la rédaction de Charlie Hebdo, beaucoup ont utilisé le mot « martyrs »
pour désigner les dessinateurs assassinés, parlant de « martyrs de la
liberté d’expression ». Ce mot renvoie aussi à leurs assassins, que
d’autres voient eux aussi comme des « martyrs », bien que dans un tout
autre style et d’après une vision de la vie et de l’ordre du monde
totalement opposés.
Quand les pancartes « Je suis Charlie » ont commencé à fleurir un peu
partout en Nouvelle-Calédonie, certains Kanak ont répondu avec des
affichettes ou des photos de profils Facebook « Je suis Eloi » (Eloi
Machoro était une figure politique indépendantiste, et a été tué en 1985
par des tireurs du GIGN). Qu’est-ce que les dessinateurs de « Charlie »
et Eloi Machoro avaient en commun ? Hormis le fait d’avoir été
assassinés, pour des idées ou des dessins : rien. Il est vrai que
beaucoup de gens ici ne connaissaient pas Charlie Hebdo et, l’engouement
face à cette tragédie a pu être mal compris, donnant dans certains cas
libre cours à une sorte de compétition victimaire.
En Nouvelle-Calédonie, parler des jeunes en perte de repères dans les
médias est important et je salue celles et ceux qui s’y sont collés. Le
désamour de soi est un mal sous-terrain qui gangrène profondément le
vivre-ensemble, le présent et le futur d’une société, ici aussi.
Si « Kanakamykaze » fait sourire, on aurait toutefois tort de prendre
le sujet à la légère. Ou est-ce qu’une question de société est plus
crédible avec une ceinture d’explosifs ?
L'article est paru sur le blog Dolma & Bougna