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KANAKY

mercredi 20 mai 2015

GEOPOLITIQUE ET POLITIQUE AFRICAINE/ FRANCAFRIQUE ET RESEAUX FOCCART : LA FABRIQUE DES BARBOUZES

PRESSE ET MEDIAS

GEOPOLITIQUE ET POLITIQUE AFRICAINE/ FRANCAFRIQUE ET RESEAUX FOCCART : LA FABRIQUE DES BARBOUZES (PARTIE 1)

  « Foccart s'impose naturellement comme le point d'équilibre de cette problématique, explique l’auteur, Jean-Pierre Bat. Charles de Gaulle, devenu président de la République, le désigne comme responsable de la décolonisation. » L’enjeu est simple, garder à la France son empire en dépit de la décolonisation, que de Gaulle juge à raison inévitable. 
 
GEOPOLITIQUE ET POLITIQUE AFRICAINE/ FRANCAFRIQUE ET RESEAUX FOCCART : LA FABRIQUE DES BARBOUZES (PARTIE 1)
 
Partie 1
 
« Contrairement aux idées reçues, les « barbouzes » ont tiré les leçons des guerres coloniales et de leur longue lutte anticommuniste : en adeptes de la guerre psychologique, ils savent que la guerre ne se gagne pas que sur le terrain, mais aussi sur la scène internationale »
- Jean-Pierre Bat.
 
I – L’ANALYSE. FRANCAFRIQUE ET RESEAUX FOCCART.
OU COMMENT MAINTENIR LE « PRE CARRE FRANÇAIS » DANS LORBITE DE PARIS
 
Avec le temps, la « Françafrique » est devenue l’ensemble du système néocolonial de la France en Afrique et FOCCART son concepteur. Mais les « Réseaux FOCCART » furent au départ toute autre chose : un service secret parallèle au service de la politique gaulliste en Afrique, des réseaux de « barbouzes », lancés dans une croisade occidentale anticommuniste au service de Paris. Et c’est leur redoutable efficacité qui forgeront la légende du diable FOCCART ! C’est ce que décrit le livre LA FABRIQUE DES BARBOUZES, qui entend « mesurer le rapport entre la stratégie élaborée par Paris et la tactique mise en oeuvre sur le terrain ».  

  Alors intervient le cynisme machiavélique du genéral. On notera que la politique du général est machiavélique en Afrique. Et néo-machiavélienne en Europe, en Asie (discours de Knom-Peng) et au Québec. « La décolonisation de l’Afrique a été synonyme, pour la France gaullienne, de lutte anticommuniste et de défense de son domaine réservé », écrit l’auteur. Alors qu’en Europe, c’est l’anti-américanisme qui va vite prédominer, tentations pro-russes (le général dit la Russie et jamais l’URSS), recherche d’alliance avec le national-communisme de la Roumanie de Ceaucescu ou la Yougoslavie titiste.
 
Cynique, de Gaulle l’est sans limite dans les affaires de la décolonisation française, comme il le sera en Algérie. « Dérogeant à la rigueur protocolaire de sa fonction, le fondateur de la Vième République éclaire par une de ses saillies, relevée par Jean Lacouture, les enjeux de la transmission d'un appareil d'Etat impérial vue de l'Elysée ». « Ne me dites pas l'indépendance. On dit que l'abbé Fulbert est indépendant. Mais c'est moi qui paie sa solde. Fulbert Youlou (dirigeant anti-communiste du Congo Brazzaville) n'est pas indépendant », se serait écrié Charles de Gaulle.
 
« Au-delà du « style du Général », cette citation  provocatrice pose la question de la nature des indépendances, précise Jean-Pierre Bat. Le problème des colonies et de leur devenir se situe au centre du projet politique gaulliste, intégré au « grand dessein » national. Cet impératif s'inscrit pour l'Afrique dans une nouvelle institution, spécifiquement créée à cette fin: le Secrétariat général des Affaires africaines et malgaches, nouvelle titulature du secrétariat général de la Communauté. Cet organisme est confié en mars 1960 à Jacques Foccart, conseiller Afrique de Charles de Gaulle depuis 1949,qui l'a accompagné dans ces fonctions du RPF à l'Elysée en passant par Matignon. »
 
Les objectifs fixés par de Gaulle à FOCCART en Afrique sont de maintenir le « pré carré français » dans l’orbite de Paris : « Sa mission consiste à faire de la décolonisation de l'Afrique tout le contraire d'une rupture. Au contraire, l'esprit de sa feuille de route repose sur le maintien de l'influence française dans ses anciennes colonies, en pleine guerre froide. » Dans un contexte de Guerre froide, de déstabilisation des indépendances africaines et des politiques panafricanistes, de « grand jeu » africain, de « course contre la montre en Afrique centrale, aux portes du grand Congo belge, point de fixation continental de la guerre froide ».
 
Ce qui conduit FOCCART à agir dans les deux Congo : celui de Brazzaville et l’ex belge en pleine crise et où il s’agit de contrer Lumumba. « Car si c'est au Cameroun que la France a mené une guerre coloniale (ndla : bien méconnue en Europe et en France même), c'est bel et bien au Congo qu'elle se prépare à mener son « Grand Jeu » en Afrique postcoloniale, nouveau théâtre de la guerre froide. Des agents du SDECE, missi dominici de Foccart et autres spécialistes de la lutte anticommuniste, son mandatés par la France à Brazzaville pour se tenir aux avant-postes de cette guerre secrète menée au coeur de l'Afrique.
 
Dans ces conditions, ces « Barbouzes » - terme impropre mais employé pour le moment faute de mieux - s'imposent comme des chevilles ouvrières de la mise en oeuvre de cette politique. » Et cest là que les hommes de FOCCART vont participer au grand jeu géopolitique pour le contrôle de l’Afrique, petites cheville ouvrière au service de la grande politique africaine de de Gaulle. Face à eux, les soviétiques, Lumumba et ses alliés, Nasser et le Ghana de Kwame N’Krumah.
 
LM
 
 
II – QUI ETAIT JACQUES FOCCART ?
 
« Les archives répondront à votre question », avançait Jacques Foccart dans ses entretiens (Foccart parle) pour ne pas répondre à une question embarrassante. Surnommé « l'homme de l'ombre », Jacques Foccart a été le premier « Monsieur Afrique » de la Ve République en devenant le secrétaire général des Affaires africaines et malgaches des présidents de Gaulle et Pompidou. Il incarnait simultanément la part sombre du gaullisme et le mythe de l'homme sans archive : en somme, le secret absolu de l'exercice du pouvoir au cœur de l'Élysée.
 
Pourtant, dès les années 1980, les Archives nationales ont collecté les archives de son secrétariat général, laboratoire de la politique française en Afrique. L'une des grandes particularités de ce fonds d'archives présidentielles est de mettre au jour le tissu humain qui anime ce que la postérité a qualifié de « réseaux Foccart ». Il apparaît aussi varié que dense, à la croisée des réseaux issus de la Résistance, des amitiés gaullistes, des services de renseignement, des relations interpersonnelles et des missi dominici, dans une dimension quotidienne longue d'une quinzaine d'années. Les sources officielles y croisent les sources officieuses.
 
 
III – LE LIVRE.
LA FABRIQUE DES BARBOUZES, HISTOIRE DES RÉSEAUX FOCCART EN AFRIQUE
 
Auteur: Jean-Pierre Bat
Editeur: Nouveau Monde
 
Dès la fin des années 1950, les services secrets français préparent leur politique africaine en vue des indépendances. Mais, même eux ne peuvent pas tout se permettre et c'est là que les « barbouzes » entrent en scène, pour assumer cet illégalisme d’État.
 
Leur passé importe peu, seules leurs compétences anticommunistes (car la Guerre froide est le paramètre déterminant) constituent le critère de sélection. Cependant leur liberté d’action et leur pouvoir ont un revers : la République française niera officiellement avoir eu connaissance de leurs agissements. Et pour cause, ils représentent la face cachée de l’histoire de France depuis la Libération : ce sont d’anciens épurés, des employés des officines clandestines de la IVe République, des activistes des complots du putsch d’Alger, des collaborateurs de Foccart ou des agents clandestins.
 
La décolonisation de l’Afrique a été synonyme, pour la France gaullienne, de lutte anticommuniste et de défense de son domaine réservé. En 1960, le Congo ex belge, celui où Lumumba mène un combat révolutionnaire et panafricaniste, devient le point de fixation de la guerre froide. Face aux Américains (que détestent le général et qui le lui rendent bien), aux Soviétiques et à la Tricontinentale (organisation regroupant les forces anti-impérialistes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine), la France entend mener sa politique depuis Brazzaville. Où les hommes de FOCCART encadrent le très anti-communiste abbé Fulbert Youlou. Soutenant notamment au Congo Léopoldville (devenue Kinshasa en 1966) la sécession katangaise de Moïse Tchombé.
 
L’AUTEUR :
 
Jean-Pierre Bat est historien (agrégé et docteur en histoire de l’université Paris I Panthéon Sorbonne) et archiviste-paléographe (Ecole nationale des chartes). Membre de l’Institut des mondes africains (CNRS), il est également chargé d’études aux Archives nationales, en charge du « Fonds Foccart ».
 
 
GEOPOLITIQUE ET POLITIQUE AFRICAINE/ FRANCAFRIQUE ET RESEAUX FOCCART : LA FABRIQUE DES BARBOUZES (PARTIE 1)

GEOPOLITIQUE ET POLITIQUE AFRICAINE/ FRANCAFRIQUE ET RESEAUX FOCCART : LA FABRIQUE DES BARBOUZES (PARTIE 2)

# EODE THINK-TANK & EODE-BOOKS/ GEOPOLITIQUE ET POLITIQUE AFRICAINE/ FRANCAFRIQUE ET RESEAUX FOCCART : LA FABRIQUE DES BARBOUZES (PARTIE 2)
   
Partie 2
 
« dans la foulée de son appel à l’ONU, Lumumba fait également appel à l’URSS, considérant que les puissances occidentales couvrent le coup de force belge au Katanga. C’est là sa principale faute aux yeux du camp anticommuniste : par ce geste, il aurait ouvert les portes de l’Afrique centrale à l’est. Dès lors, il est désigné comme l’ennemi, aussi bien par les Belges pro-katangais que par les Américains qui voient l’ouverture d’un nouveau front de la guerre froide. Dulles, directeur de la CIA, aurait qualifié Lumumba de « Castro en pire ». Loin de s’améliorer avec la création de la mission de l’ONU, la situation congolaise se dégrade un peu plus durant l’été (…) La jeune République congolaise, en cours d’implosion, devient l’exutoire de la guerre froide en Afrique »
- Jean-Pierre Bat.
 
IV - COURT EXTRAITS DU LIVRE
LA FABRIQUE DES BARBOUZES, HISTOIRE DES RÉSEAUX FOCCART EN AFRIQUE
 
  * 1ER EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » : MONSIEUR CHARLES, NOUVEAU CITOYEN CONGOLAIS...
 
« Les personnalités françaises qui se sont rendues à Brazzaville pour le premier anniversaire de la République du Congo, le 28 novembre 1959, ont constaté que l’abbé Youlou était suivi de près par un Européen, seul membre de la suite officielle qui n’ait été présenté à aucune personnalité venue de Paris. Finalement, un délégué français s’enquiert auprès de Youlou de son identité : « Comment, on ne vous l’a donc pas présenté ? Mais c’est Monsieur Delarue, qui veille sur ma sécurité personnelle. »
Au-delà du caractère anecdotique « barbouzard », cet épisode, traité par L’Express sous le titre « Un nouveau citoyen congolais : Charles Delarue », témoigne de la place de l’ancien inspecteur des renseignements généraux (RG) : un peu en retrait protocolaire, mais véritable pilier de la sécurité à Brazzaville.
Représentant du SDECE [Service de documentation extérieure et de contre-espionnage] en charge du dossier congolais depuis 1956, « Monsieur Maurice », sur les conseils de Jean Baylot [ancien préfet de police, à l’intérêt prononcé pour les affaires congolaise], aurait présenté « Monsieur Charles » à l’abbé Youlou lors d’une de ses venues en France au cours du premier semestre 1959.
En juillet 1959, Youlou établit un contrat de travail de deux ans pour l’ancien inspecteur des RG pour y « assurer le fonctionnement d’un Bureau de documentation et d’études », c’est-à-dire le service de renseignement de la République congolaise baptisé le Budes.
Finalement, si aucun lien officiel ne relie Delarue aux institutions françaises, permettant ainsi aux représentants officiels de la République française de se désolidariser de son action si nécessaire, il n’en reste pas moins un pion essentiel, conscient mais inavoué par le pouvoir, du dispositif anticommuniste imaginé par Foccart comme par les services de renseignement français. »
 
* 2E EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » : L’ABBÉ YOULOU ET LE KATANGA
 
« Depuis l’été 1960 et les complots brazzavillois du mois d’août, Fulbert Youlou s’intéresse très sérieusement au Katanga de Moïse Tshombé, au sein de la nébuleuse d’alliances qu’il noue au Congo ex-belge. L’abbé-président se fait l’intermédiaire entre le Katanga et les Etats africains francophones : dès le mois de septembre 1960, il aide la délégation katangaise, conduite par Salamangue (député national et président régional de la Conakat de Tshombé) à nouer des contacts auprès des chefs d’Etats RDA [Rassemblement démocratique africain, fondé par Félix Houphouët-Boigny].
La première escale à Brazzaville – « aide essentielle » –permet de préparer les étapes à suivre du voyage : Libreville, Fort-Lamy [actuelle Ndjamena], Niamey, Ouagadougou, Abidjan (et même Monrovia). Au terme de ses escales africaines, la délégation débarque à Paris pour une mission politique officieuse. Un premier contact officieux est ainsi établi avec la France. Le RDA se forge une première opinion suffisamment précise sur le projet de Tshombé pour s’engager plus avant en sa faveur. Houphouët-Boigny approuve, soutient officieusement, mais laisse l’abbé assumer cette politique RDA en Afrique centrale. En novembre et décembre 1960, prônant la solution de la « famille africaine », Youlou joue le rôle de fer de lance de cette politique à la tribune de l’ONU comme à la conférence de Brazzaville.
Le 2 février 1961, à Paris, le colonel Fredkens, N’Kay (ministre des finances du gouvernement Iléo) et le sénateur Bamba frappent à la porte de l’hôtel de Noirmoutier, siège du secrétariat général de Foccart. Le colonel se présente comme un ancien officier de l’armée israélienne, au service de Joseph Kasavubu, mais parle avec un fort accent belge. Il demande une audience avec Jacques Foccart, et avec lui seul. Le chargé de mission qui les accueille les oriente poliment vers le Quai d’Orsay, leur précisant que le Congo-Léopoldville n’est pas du ressort du secrétariat général. Fredkens affirme alors que Kasavubu et Youlou seraient sur le point de réaliser la fusion du pays Bacongo ; il serait porteur d’une lettre de l’abbé pour Foccart, mais ne peut pas la fournir, l’ayant laissée à son hôtel. Il ajoute que Kalondji et Tshombé sont sur le point de demander leur adhésion à la Communauté.
Le chargé de mission renouvelant sa réponse qui résonne comme une fin de non-recevoir, se fait alors dire par Fredkens que si Foccart veut donner suite à ces propositions, il suffit de contacter le représentant du Congo-Brazzaville à Paris, Philippe Bikoumou. Lequel, précise le colonel, n’est pas encore au courant de cette affaire, et encore moins de la nature de leur mission ! Véritable démarche officieuse ou provocation ? Foccart, fort prudent, ne traite pas avec la mission du colonel Fredkens, derrière laquelle il devine d’autres intérêts que ceux de Brazzaville. Youlou, de son côté, joue sans doute une carte supplémentaire du côté de Kasavubu pour aboutir à une solution fédérale, sans toutefois tomber son atout majeur : Tshombé et la sécession katangaise. Mais au fond, Youlou ne tranche pas et ménage autant Léopoldville qu’Elisabethville, pour que soit trouvé, sous son égide, un compromis acceptable. Déjà, les tentations balkanisatrices, ou tout au moins fédérales, planent au-dessus des débats que veut organiser l’abbé Fulbert.
Le soutien complet de Brazzaville pour Elisabethville ne fait plus mystère avec la visite de l’abbé au Katanga au mois de février 1961. Youlou entend afficher publiquement son soutien à Tshombé, mais cette visite n’est pas sans poser des problèmes : ce voyage, quoiqu’il s’en dédise protocolairement, prend des allures de séjour officiel les 9, 10 et 11 février 1961. Les rues d’Elisabethville sont pavoisées de drapeaux katangais et congolais ; dans son discours, Youlou fait l’apologie de Tshombé, « chef audacieux, intelligent et digne de guider son peuple », tandis que ce dernier parle du président congolais comme du « plus ancien ami du Katanga indépendant ». L’abbé aurait même conservé initialement l’espoir de venir au Katanga avec un projet de convention économique. Ses conseillers lui auraient fait abandonner cette idée, car établir un accord économique avec le Katanga signifie reconnaître de facto l’existence officielle de cet Etat : or, cette reconnaissance diplomatique est prématurée, même pour le Congo-Brazzaville.
A son retour à Brazzaville toutefois, les conséquences et la portée de son voyage sont analysées. Rencontrant Rossard le 14 février 1961, Youlou s’avoue préoccupé par la coïncidence de sa présence au Katanga et de l’annonce de la mort de Lumumba – comme si Tshombé avait profité de la présence de l’abbé au Katanga (à son insu ?) pour cette macabre déclaration. Le destin de Brazzaville et d’Elisabethville se lie définitivement après cette visite de février.
 
* 3E EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » : BRAZZAVILLE, BASE ARRIÈRE DE L’ABAKO
 
« A l’heure où les positions se font et se défont autour d’une hypothétique formule d’unification entre les quatre Républiques issues de l’Afrique équatoriale française (AEF), l’opinion des représentants français à Brazzaville est sans appel : c’est de l’autre côté du Pool qu’il préfère tourner les yeux pour développer son aire d’influence régionale. Or, l’accélération du calendrier de décolonisation du Congo belge provoque, par ricochet, une accélération des menées de l’abbé dans la colonie belge. Son principe initial d’ingérence est fort simple : adoptant une lecture ethnique des formations politiques, le premier ministre congolais se rapproche très naturellement de Joseph Kasavubu [premier président du Congo-Kinshasa, de 1960 à 1965] et de son mouvement, l’Abako, dès 1958 [L’Alliance des Bakongo (Abako) est une association culturelle interdite par les autorités belges. M.Kasavubu sera arrêté et transféré en Belgique en janvier 1959]. Du reste, l’engagement idéologique du Mouvement national congolais (MNC) de Patrice Lumumba joue comme un facteur supplémentaire pour choisir le parti indépendantiste adverse. En 1959, Youlou décide donc de se faire le parrain politique de l’Abako, et ambitionne par ce biais de jouer un rôle dans l’évolution politique.
L’abbé Fulbert Youlou décide de mettre un peu plus d’ordre dans la gestion de ce dossier, qu’il reprend personnellement en main à la fin de l’année 1959, voyant Lumumba gagner du terrain. Les rapports s’accélèrent tout spécialement entre l’abbé Fulbert et Kasavubu (secondé dans cette mission par André Kanza, vice-président de son mouvement), entre les mois de novembre et décembre 1959 à la suite des élections et de la victoire du MNC de Lumumba. Brazzaville devient une seconde base pour l’Abako et Kasavubu, plus sûre encore que Léopoldville.
À Brazzaville, l’abbé Fulbert garantit la sécurité des rencontres, sa médiation en faveur de l’ABAKO et une aide matérielle pour l’action du mouvement nationaliste. Le Budes [le service de renseignement de la République congolaise établi par des « barbouzes » françaises] prend une part active dans cette affaire. En vue de proclamer unilatéralement l’indépendance du Congo au 1er janvier 1960, l’Abako demande à Youlou l’asile pour un « gouvernement provisoire ». Cette question est l’objet d’une longue palabre, négociée par Kasavubu et Youlou. L’abbé Fulbert devient (enfin) ce médiateur qu’il rêvait d’être dans le conflit congolais. Il finit par convaincre Kasavubu de n’en rien faire, car ce serait abandonner le territoire congolais au seul Lumumba, avant même l’indépendance.
 
Brazzaville, capitale d’une grande fédération congolaise ?
Force est de reconnaître que, en 1960, personne (Jacques Foccart au premier chef) ne prend au sérieux les ambitions du Quai d’Orsay de préemption française sur le Congo belge selon les accords de 1884 et 1908. Foccart décide en réalité de mener sa politique depuis Brazzaville. Pour mener à bien une politique de sécurité dans la zone, il convient de s’appuyer sur des conceptions extrêmement pragmatiques.
Avec le coup de filet anticommuniste du 10 mai 1960, l’abbé a montré sa détermination à faire de son territoire le bastion occidental contre le communisme en Afrique. Aux vues bantou qui animent les volontés d’ingérence de l’abbé Fulbert au Congo belge, une dimension supplémentaire vient se superposer : la décolonisation de la plus grande colonie d’Afrique centrale devient le point de fixation de la guerre froide. De manière plus ou moins organisée, les différentes puissances commencent à investir le Congo belge. De sorte que, à tort ou à raison, Lumumba et son MNC sont considérés comme des « portes d’entrée » des forces communistes en Afrique centrale. Dans l’entourage politique de l’abbé, un homme est tout à fait convaincu que se joue entre les deux Congo une manche essentielle de la guerre froide : Charles Delarue [ancien officier français des Renseignements généraux chargé par l’abbé Fulbert de constituer son service de renseignement, le Budes].
Or, avec le coup de filet anticommuniste du 10 mai 1960, l’abbé a montré sa détermination (appréciée tant à Paris qu’au RDA) à faire de son territoire le bastion occidental contre le communisme en Afrique. C’est dans ce contexte général que Youlou développe plus avant ses premières thèses pour le Congo belge. Conseillé par Charles Delarue, alias « Monsieur Charles », l’abbé Fulbert imagine une formule géopolitique pour le bassin du Congo qui mélange ses conceptions bantou et les objectifs de lutte anticommuniste. Lumumba, de son côté, a commencé à faire monter la pression dès le mois de mars 1960, en déclarant que le « grand Congo » serait prêt à accueillir ses frères des Républiques centrafricaine et congolaise. Si l’affaire en reste là, Youlou est pleinement conscient que ses vues politiques dans la zone vont être sérieusement compromises par l’érection du « grand Congo » outre-Pool.
L’abbé Fulbert s’inspire des thèses de la balkanisation d’Houphouët-Boigny et de l’expérience avortée de l’Union des Républiques d’Afrique centrale (l’alliance des quatre Etats issus de l’AEF) pour développer sa stratégie au Congo belge : il s’agit de faire imploser ce grand ensemble, pour promouvoir ensuite une fédération entre des entités plus petites qui en seraient nées. Naturellement, il se réserve le rôle d’arbitre, sinon de président, de cette fédération, dans laquelle le Congo Brazzaville jouerait le rôle de leader.
L’abbé Fulbert s’inspire des thèses de la balkanisation d’Houphouët-Boigny et de l’expérience avortée de l’Union des Républiques d’Afrique centrale pour développer sa stratégie au Congo belge.
Il décide de constituer une alliance la plus large possible contre Lumumba, constitué des forces nationalistes modérées, où qu’elles se trouvent sur l’échiquier politique congolais. Le 21 mai 1960, il invite au palais de Brazzaville Joseph Kasavubu (Abako), Rémy Mwamba, (BalubaKat), Kalondji (MNC Kasaï), Pierre Nyamgwile (Kasaï, sympathisant MNC) et Paul Bolya (président général du Parti national pour le Progrès, PNP). Le champagne est débouché en leur honneur. Ils sont ensuite reçus par Delarue, en sa qualité de conseiller politique de Youlou. Ce dernier propose un projet politique d’union de type fédéral qui se baserait sur six ministères forts, secondés par un certain nombre de secrétariats d’État à déterminer pour constituer un pouvoir fédéral.
L’ensemble des Etats partenaires se regrouperait dans l’Ufac : l’Union fédérale d’Afrique centrale. Si rien n’est décidé à la sortie de la réunion, cette rencontre traduit les possibles alliances entre l’Abako, les nationalistes modérés et les PNP pour faire échec à Lumumba, dont les liens avec Conakry (Sékou Touré) et Accra (Kwame N’Krumah) inquiètent de plus en plus.
Le 30 juin 1960 est proclamée l’indépendance du Congo… sans que les plans de Youlou ne soient plus avancés outre-Pool. Si Kasavubu devient président de la République, c’est Lumumba, en qualité de premier ministre, qui concentre le pouvoir et s’impose comme l’homme fort du pays. Loin d’abandonner sa ligne de conduite, l’abbé entend redoubler d’efforts en travaillant Kasavubu. À Paris, les initiatives politiques de Youlou sont particulièrement appréciées, car Jacques Foccart partage la conviction que la France doit jouer un rôle – certes indirect – dans le Congo Léopoldville. Entre le mois de mai et de juillet 1960, les rapports informels entre Paris et Brazzaville se multiplient : plus exactement, Jean Mauricheau-Beaupré, chargé de mission du secrétariat général de la Communauté et collaborateur de choc de Jacques Foccart, entretient des contacts très serrés avec son « correspondant » désigné par son initiale D.
Derrière cette initiale se cache (si peu) « Monsieur Charles ». La note de Mauricheau à Foccart, datée du 13 mai 1960, est intégralement consacrée à Delarue. Loin d’être un inconnu aux oreilles de Foccart, qui se garde bien de l’admettre, « Monsieur Charles » fréquente depuis la IVe République des personnalités des cercles d’action gaullistes : Michel Debré, le colonel Battesti, Pierre Debizet et un certain Mauricheau connu en Afrique sous le nom de « Monsieur Jean ».
(…) Au début du mois de juillet 1960, revenu à Brazzaville, Delarue adopte dans ses échanges avec Mauricheau un ton plus alarmant, juste après l’indépendance du Congo Léopoldville : la dégradation de la situation politique fait redouter une contagion pour le pré carré français, à commencer par le Congo Brazzaville.
Mauricheau-Beaupré concentre son attention sur le dossier congolais. Dès le 8 juillet 1960, il écrit à Foccart : « Les choses étant ce qu’elles sont aujourd’hui, il semble que nous allons vers des événements sanglants – et que c’est à peu près inévitable. Ce serait le moment d’avoir des moyens sur place, et seulement des moyens (pas des troupes) – parce que je crois que notre ligne de conduite actuelle doit être de trouver des “relais”, afin que ce ne soit pas la France elle-même qui agisse directement. » De fait, le calendrier de la décolonisation du Congo belge s’est rapidement précipité. Une mutinerie de la Force publique éclate la nuit du 5 juillet 1960 à Thysville et Léopoldville. Cette dégradation de la situation est suivie d’une réaction militaire de l’ancien colonisateur belge.
Le 11 juillet 1960, la riche province minière du Katanga (poumon économique du Congo, surnommé le « scandale géologique », qui plonge ses sous-sols dans la Copperbelt africaine) a fait sécession et proclamé unilatéralement son indépendance sous la conduite du docteur Moïse Tshombé, soutenu par des troupes belges, l’Union minière du Haut Katanga (UMHK) et la Société générale belge. Le 12 juillet 1960, le premier ministre Patrice Lumumba en appelle à l’ONU. Les 13 et 14 juillet 1960, à la demande du secrétaire général de l’ONU, Dag Halmmarskjöld, le Conseil de sécurité se réunit pour traiter de la question congolaise : une intervention de l’ONU au Congo est décidée quinze jours à peine après la proclamation de l’indépendance. Le bras de fer commence entre Léopoldville [devenue Kinshasa] et Élisabethville [devenue Lubumbashi], la capitale du Katanga.
Mais dans la foulée de son appel à l’ONU, Lumumba fait également appel à l’URSS, considérant que les puissances occidentales couvrent le coup de force belge au Katanga. C’est là sa principale faute aux yeux du camp anticommuniste : par ce geste, il aurait ouvert les portes de l’Afrique centrale à l’est. Dès lors, il est désigné comme l’ennemi, aussi bien par les Belges pro-katangais que par les Américains qui voient l’ouverture d’un nouveau front de la guerre froide. Dulles, directeur de la CIA, aurait qualifié Lumumba de « Castro en pire ». Loin de s’améliorer avec la création de la mission de l’ONU, la situation congolaise se dégrade un peu plus durant l’été. Le 8 août 1960, c’est l’Etat minier du Sud-Kasaï qui fait à son tour sécession et proclame unilatéralement son indépendance par la voix d’Albert Kalondji, ancien leader du MNC. La jeune République congolaise, en cours d’implosion, devient l’exutoire de la guerre froide en Afrique. »
 
* EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » : BRAZZAVILLE CONTRE LUMUMBA
 
« Officiellement, le mois d’août est celui de l’indépendance pour le Congo-Brazzaville. André Malraux [ministre de la culture français] représente le général de Gaulle aux cérémonies du 15 août 1960. Jacques Foccart est représenté par son conseiller technique, Alain Plantey. Pourtant, derrière les couleurs et les bruits de la fête, une autre pièce se joue en coulisse, bien moins protocolaire : à Brazzaville, les complots en direction de l’ancien Congo belge se multiplient. Avec l’arrivée de Jean Mauricheau-Beaupré, missus dominicus de Foccart en personne, le dossier semble largement entre les mains des « barbouzes » qui s’efforcent de naviguer au mieux des intérêts défendus à Brazzaville dans les méandres de la guerre froide.
André Lahaye, commissaire de la Sûreté belge, et le lieutenant-colonel Louis Marlière, officier belge conseiller du colonel Mobutu, jouent un rôle actif dans les complots anti-Lumumba de part et d’autre du Pool, au mois d’août 1960. Ces hommes sont en contact à Brazzaville avec Charles Delarue et Anthoine Hazoume [conseiller et directeur de cabinet de Youlou, et agent du Sdece]. Une rencontre entre Lahaye et Delarue est attestée dès le 8 août 1960. « Monsieur Charles » et Anthoine Hazoume développent, devant l’agent de la Sûreté belge, leurs thèses pour la lutte anticommuniste au Congo-Léopoldville. Pour eux, Joseph Kasavubu ne peut plus incarner le principal courant d’opposition à Lumumba, car, quoique président de la République, il est politiquement trop faible face à son premier ministre.
Delarue considère le facteur ethnique comme le barrage le plus efficace à Lumumba. Le rapport de Lahaye, rédigé le 9 août 1960 au lendemain de son entretien avec « Monsieur Charles », est sans équivoque : « La seule solution, selon Delarue, est de faire jouer actuellement les particularismes ethniques avec les risques que cela comporte de façon à isoler Lumumba dans son fief de Stan. Avec tous les états qui se sont constitués ainsi, il convient de bâtir une très large fédération (…). Delarue déclare ne pas mener une politique française, mais pro-occidentale, pro-européenne. J’ai eu encore contact avec Hazoume qui m’a fait part de la confiance dans le résultat final, c’est-à-dire l’éviction de Lumumba. »
Dans cette logique, Delarue mise sur le succès d’une sécession Bakongo à la suite de celle de Moïse Tshombé au Katanga. Elle doit trouver en écho celle de Kalondji dans le Sud-Kasaï et celle de Bolikango dans la province de l’Equateur. En effet, depuis le mois de mai 1960 et les rencontres autour de l’Union fédérale d’Afrique centrale (Ufac), « Monsieur Charles » travaille à rallier Kalondji à cette cause.
Dans la zone Bakongo, Delarue, maître en la matière, décide d’agir en s’appuyant sur plusieurs mouvements de jeunesse – notamment celui de l’Abako – et des organisations syndicales. Quant à Bolikango, c’est par l’intermédiaire d’Opangault que Brazzaville établit des contacts. La politique d’ingérence de Youlou à partir de l’été 1960 consiste à assurer la création d’entités territoriales autonomes, dans le cadre d’un Congo fédéraliste.
Le 8 août 1960, parallèlement aux entretiens de Delarue et Lahaye, une délégation katangaise arrive à Brazzaville et y séjourne l’essentiel du mois. Des accords d’alliance sont sans doute établis entre les Etats sécessionnistes du Sud-Kasaï et du Katanga, sous le patronnage de Brazzaville. La délégation katangaise quitte Brazzaville le 20 août, avec les délégués de l’Abako, du Puna de Bolikango, et de la fraction kalondjiste. Déjà se dessine le projet d’alliances sécessionnistes et de confédération congolaise comme axe d’unité anti-Lumumba. L’idée d’une alliance modérée regroupant Tshombé, Kalondji, Iléo, Mobutu, Bomboko et Kasavubu est plus que jamais à l’ordre du jour. L’autorité de l’abbé Fulbert Youlou tend alors à supplanter celle de Joseph Kasavubu, au point que certains voient même la main de Youlou dans le raidissement de Kasavubu à l’égard de son premier ministre Lumumba au début de septembre 1960. Dans un style aussi diplomatique qu’euphémique, Yvon Bourges [haut-commissaire en Afrique équatoriale française] conclut dans ses synthèses politiques : « Brazzaville a offert aux adversaires du régime Lumumba une base fort commode avec l’assentiment du président Youlou et l’aide de son entourage politique. (...) Youlou est un des chefs de la résistance à Lumumba et au communisme et tend sur le plan moral à supplanter Kasavubu accusé de mollesse. (...) Il y a dans son attitude, autour d’un peu de réalité, une part de rêve et une part de jeu. »
« Monsieur Charles », quant à lui, suit personnellement et avec une très grande attention les moindres évolutions de la politique au Congo-Léopoldville. C’est ainsi que le 25 août 1960, il franchit en toute discrétion le fleuve pour aller s’informer par lui-même sur la conférence panafricaine de Léopoldville. Dans sa mission, il trouve le concours de membres de l’Abako et de Fulbert Locko [à la tête du Budes, le service de renseignement créé par « Monsieur Charles » pour l’abbé Youlou]. »
 
* 5E EXTRAIT :
« LA FABRIQUE DES BARBOUZES » : LES HORIZONS CONGOLAIS DU COLONEL NASSER
 
« « Tard venue dans l’arène congolaise, la RAU [République arabe unie, nom de l’Egypte nassérienne] mène une grande activité dans le pays et soutient, par tous les moyens, Lumumba et ses partisans (…). L’action de la RAU au Congo apparaît enfin de façon incontestable et se découvre particulièrement importante. » Le mouvement n’a pas échappé au Sdece à Brazzaville, ainsi qu’en témoigne cet extrait de note de renseignement. Avec la fermeture des ambassades soviétique et tchécoslovaque, principaux nids d’espions de l’Est, c’est désormais le colonel Gamal Abdel Nasser qui se fait le relais de la politique anti-occidentale. Aux yeux de Paris, l’affaire est d’autant plus grave que Nasser est le principal soutien politique et militaire du FLN dans la guerre d’Algérie.
Par-delà Patrice Lumumba, les Egyptiens parient sur Antoine Gizenga [vice-premier ministre en 1960 et chef du gouvernement de la rébellion en 1961], retranché à Stanleyville [devenue Kisangani]. Ils poussent le premier ministre déchu à fuir Léopoldville [devenue Kinshasa], où il est placé en résidence surveillée, pour rejoindre Stanleyville.
Le Service technique de recherche (STR) du Sdece à Brazzaville met sur écoute l’ambassade égyptienne de Léopoldville, et très rapidement les transcriptions abondent entre les mains des barbouzes « Monsieur Maurice » et de « Monsieur Charles ». La nature de l’assistance égyptienne au gouvernement congolais est très variée. L’ambassadeur de la RAU à Léopoldville résume la mission égyptienne de manière fort claire : « Notre devoir est de donner à Lumumba l’occasion de bouger. [L’Égypte] travaille pour consolider la position de Lumumba afin qu’il puisse montrer ses exigences à n’importe quel moment. »
L’action nassérienne est inscrite dans un calendrier très précis : à l’automne 1960 se tient la XVe session ordinaire de l’assemblée des Nations unies. Le Caire entend se faire le porte-voix de Lumumba à la tribune de l’ONU, au nom du groupe afro-asiatique. A cette même session, une attaque en règle est programmée par le groupe afro-asiatique contre la politique algérienne de la France, elle sera enrayée au mois de décembre avec le concours des alliés africains de la France, suivant les consignes de Félix Houphouët-Boigny. Parallèlement, l’ambassade de RAU à Léopoldville sert de relais principal entre Lumumba et la diplomatie soviétique dans le tiers-monde.
Les représentants égyptiens investissent pleinement le domaine de la diplomatie parallèle. Les conseillers égyptiens cherchent à intégrer le cercle le plus intime de l’entourage de Lumumba aux côtés des conseillers guinéens, tandis que des officiers viennent encadrer des éléments de l’armée nationale congolaise pour la fidéliser à Lumumba, et que les agents des services spéciaux égyptiens infiltrent le Congo sous différentes couvertures. L’ambassade joue même au besoin le rôle de bailleur de fonds pour Lumumba. Fin octobre, Lumumba fait une demande à l’ambassadeur de RAU en vue d’obtenir des cadres militaires et de l’armement. L’idée finale est la suivante : procéder à l’exfiltration de Lumumba sur Stanleyville et faire du fief gizengiste le nouveau bastion de lutte, appuyé par les forces anti-impérialistes.
Dans son action, la RAU collabore avec le Ghana de Kwame N’Krumah, qui est également un grand adversaire de la politique française en Afrique comme en Algérie. Le rôle très actif de Welbecq, l’ambassadeur ghanéen à Léopoldville, est percé à jour par les services occidentaux. Au Congo ex-belge, l’affaire est officiellement dévoilée lorsque plusieurs documents sont saisis sur Lovelac Mensah, troisième secrétaire de l’ambassade du Ghana et agent de liaison entre Welbecq et Lumumba, alors qu’il allait rentrer au domicile de ce dernier.
Au fil des jours, la situation se fait de plus en plus critique , comme en témoigne le télégramme égyptien du 17 novembre 1960 intercepté par Brazzaville : « Considérant situation grave pour Afro-Asiatiques ambassadeur RAU Léo propose plan suivant – Stop – Organiser front combattant unifié englobant nationaux et leaders province orientale Kivu Kasaï Léo – Stop – Donner aide morale et matérielle y compris armement – Stop – Autrement dit diviser Congo en front national et front colonialiste soit faire Congo deuxième Algérie – Stop – Pousser affaire jusqu’au bord d’une guerre mondiale – Stop – Ceci implique – Stop –
(…)  Mais derrière le ton alarmiste de ce télégramme, les « barbouzes » ont une conception réaliste de la situation géopolitique et ils s’efforcent de lire entre les lignes.
Dans le théâtre d’ombres qu’est devenu le Congo en pleine guerre froide, ils ont bien conscience que Nasser ne veut à aucun prix d’un embrasement général du conflit ; le Raïs en vient même à adopter des positions parfois contradictoires dans le dossier congolais. Ils décident de le prendre de vitesse et d’empêcher la constitution d’une « voie sacrée » africaine qui permettrait d’alimenter le fief de Gizenga : « Monsieur Charles », prenant connaissance de ce télégramme, décide d’agir en priorité sur le trafic d’armes égyptien. S’il est impossible d’agir au départ en RAU, ou à l’arrivée, dans le fief gizengiste de la province orientale, il reste toutefois une marge de manœuvre : les armes doivent transiter par le Soudan. C’est sur ce maillon que vont agir les « barbouzes » français pour porter un grave coup à l’assistance égyptienne.
Depuis 1959, le gouvernement général colonial français à Brazzaville a accordé sa protection à des mouvements nationalistes du Sud Soudan, chrétiens, en lutte contre le pouvoir de Khartoum. « Monsieur Charles » va rencontrer « Raphaël », son contact de l’organisation des exilés soudanais au Congo, pour discuter avec lui de la situation (…) La menace est efficace et prise au sérieux : le trafic d’armes à travers les frontières soudanaises cesse à la suite de ce message. Brazzaville mène sa guerre couverte sur les frontières, autant sinon qu’au Congo ex-belge : à Léopoldville « Monsieur Charles » s’efforce, par le biais de son contact abakiste Philémon et avec l’aide des organisations abakistes qui battent le pavé, de maintenir l’option Joseph Kasavubu à côté de Mobutu.
Contrairement aux idées reçues, les « barbouzes » ont tiré les leçons des guerres coloniales et de leur longue lutte anticommuniste : en adeptes de la guerre psychologique, ils savent que la guerre ne se gagne pas que sur le terrain, mais aussi sur la scène internationale. Et qui mieux que le très actif Youlou pour prendre la parole publiquement, comme médiateur de crise ? »