Parce que les militants kanaks se rassemblaient place des Cocotiers et que le RPCR était décidé à faire interdire toute manifestation indépendantiste à Nouméa, la ville a basculé dans l’émeute, à caractère plus racial que politique. Bilan, un mort mélanésien et une centaine de blessés.
8 heures. Les anciens combattants ont le sourire. Edgard Pisani [délégué au gouvernement de Michel Rocard, ndlr] n’est pas venu au monument aux morts pour la cérémonie du 8 mai, ce mercredi, le préfet, Christian Blanc, l’a remplacé. Certains sont presque déçus, ils avaient déjà décidé qu’ils ne lui serreraient pas la main. Mais du côté du Haut Commissariat, on craignait plus que cette demi-provocation. «Des tomates sur son uniforme blanc, cela aurait fait mauvais effet», commente un proche. On attend que le préfet soit parti pour hurler un traditionnel : «Pisani, fous le camp !» A 500 mètres de là, sur la place des Cocotiers, quelques membres du Palika, la fraction la plus dure du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), s’installent dans l’herbe.
9 h 30. Quelques officiers en uniforme qui ont décidé de sécher la messe, prennent leur petit déjeuner à la terrasse du Café de Paris. Le commissaire Valier a lui aussi l’uniforme des grands jours. Il n’aura pas le temps de l’enlever. Les manifestants de Palika, rejoints par quelques membres du syndicat indépendantiste de l’USTKE, déploient leurs banderoles : «Mitterrand, assassin», «Non à une base nucléaire à Nouméa». La nouvelle file à travers la ville. Le service d’ordre du RPCR [filiale néocalédonienne du RPR] est le premier sur place. Des CRS s’interposent. Un des organisateurs annonce dans son mégaphone qu’il ne cherche pas l’incident : «On veut seulement marquer le coup et dire qu’on ne veut pas d’une base militaire.» Un officier de police négocie le départ des manifestants pour 10 heures. Mais c’est trop tard.
10 heures. Les indépendantistes sont cernés par un double cercle, les CRS et les pro-Français. Le premier cercle se disloque sous la pression des Caldoches. La manifestation se termine en cavalcade. La journée d’émeutes commence. Les deux groupes, indépendantiste et pro-Français, s’éparpillent dans le quartier chinois. Les CRS ne savent plus où donner de la grenade. Les rues sont complètement enfumées. C’est une gigantesque et dramatique partie de cache-cache qui se joue à travers la ville. Les CRS ne savent plus si les manifestants sont devant ou derrière. Après l’infernal rodéo, les forces de l’ordre reprennent du poil de la bête. Direction : la vallée du Tir pour rattraper les manifestants du Palika.
11 heures. Les militants indépendantistes fuient à travers le «quartier indigène» pour gagner la cité Pierre-Lenquete où habitent essentiellement les Wallisiens et les Mélanésiens. Les pro-Français les talonnent, suivis par les forces de l’ordre. Les traînards n’ont aucune chance surtout s’ils sont kanaks. Il suffit que quelqu’un les dénonce comme étant du FLNKS et c’est l’attaque à coups de barre de fer.
Midi. Le commissaire négocie, mais la corrida est loin d’être terminée. Les manifestants rebroussent chemin et reviennent au siège du FLNKS.
12 h 45. Près de 4 000 manifestants sont regroupés autour du siège. A l’intérieur, c’est l’inquiétude : «On est dans un trou à rats ici !» s’exclame Norbert Caffa, l’un des rares leaders à être présents. Trois gamins blessés par chevrotine sont allongés sur des bancs. L’ambulance n’arrive pas à franchir les barrages. Les tirs des grenades offensives ne cessent d’ébranler tout le quartier, l’une éclate au pied de Roger Laroque, le maire de Nouméa. Image irréelle, au fond de la baie, un paquebot de touristes pénètre dans le lagon.
14 heures. Les bruits les plus invraisemblables circulent dans la foule : il y a 10 morts, les gens ont été massacrés en brousse et des cars bourrés d’indépendantistes arrivent de la côte Est, armés jusqu’aux dents. Le député Jacques Lafleur (RPCR) circule parmi les manifestants. Il tente vaguement de calmer la foule mais les manifestants ne veulent pas bouger : «On nous a dit de venir, maintenant on reste», «il faut y aller par groupes de 10 ou 15 et puis rentrer dans les maisons». Jacques Lafleur ferme les yeux : «Il ne faut pas dire ça en public.»
15 heures. Accalmie sur le champ de bataille. Une ambulance arrive à passer. Les enfants peuvent enfin être évacués pendant que le local du FLNKS est perquisitionné par le procureur. Bilan de la fouille : trois barres de fer.
16 h 30. On apprend que des hommes ont été blessés par balles à la cité Pierre-Lenquete et l’émeute repart de plus belle. Au centre-ville, ceux qui n’ont pu rejoindre la vallée du Tir, encerclée par les forces de l’ordre, dressent des barrages dans les rues qui mènent au Haut Commissariat. La résidence d’Edgard Pisani est repliée sur elle-même. Les journalistes sont refoulés. Des tanks anti-émeutes sont envoyés à la cité Pierre-Lenquete.
17 heures. Laroque rentre chez lui épuisé : «J’espère que les gens du RPCR ne prendront pas leurs fusils cette nuit, mais moi, je ne peux pas l’empêcher.»
20 heures. La suppression du couvre-feu n’aura duré que cinq jours. Tout le monde doit être rentré à 20 heures. A l’heure dite, les rues sont pratiquement désertes. Seul le quartier de la cité Pierre-Lenquete connaît encore des affrontements. Sur les 10 hommes blessés par balles, un est mort dans l’après-midi. C’est un Mélanésien, Célestin Zongo. En tout, une soixantaine de personnes ont été touchées, le plus souvent par des pierres. Sur la ligne d’horizon, un petit point scintille en bordure du récif : le paquebot a fait demi-tour.
L’USTKE toujours présente
Entre 1984 et 1988, la Nouvelle-Calédonie a vécu dans un climat de guerre civile larvée. Les «événements», comme on dit encore sur place, hantent toujours les esprits. Lorsque les Kanaks se révoltent en 1984 en organisant le boycott «actif» des élections territoriales, la France métropolitaine replonge dans sa mémoire des conflits coloniaux. Quatre ans durant, ce territoire des antipodes va vivre au rythme des émeutes (comme celle de ce 8 mai 1985), des morts, des massacres (Hienghène en décembre 1985, Ouvéa en mai 1988). Libération a toujours couvert au plus près la situation sur le «Caillou» et s’est intéressé au processus de décolonisation très innovant mis en place par Michel Rocard en 1988. Résultat, les indépendantistes «historiques» du FLNKS et les anti-indépendantistes de droite se sont fondus dans des institutions où le consensus est la règle. Mais ce partage du pouvoir est aujourd’hui contesté par un syndicat indépendantiste (l’USTKE). 
Il reproche à l’Etat de ne pas tenir ses engagements et au FLNKS de s’être éloigné de l’idéal de l’indépendance.