PARTI TRAVAILLISTE

KANAKY

dimanche 8 mai 2016

Immersion en colonie française



La terre occupe une place centrale dans les revendications du peuple kanak. Un documentaire genevois suit un militant de cette cause.

Ils ne sont au départ ni cinéastes, ni réalisateurs, ni journalistes... Pourtant, les Genevois Stéphane Pecorini et Fabienne Gautier ont réussi leur rêve: tourner un film sur la situation du peuple kanak. Résultat: un documentaire poignant, Rien ne se fait dans le ciel, qui constitue une introduction originale au sort réservé par la France aux autochtones de Nouvelle-Calédonie et à leur résistance. Un regard qui a le mérite de s'attarder sur l'une des fondations du rapport colonial: la propriété de la terre.


Respectivement photographe et historienne, les deux auteurs présenteront leur œuvre au public le 26 mai à Genève1. Leur projet tient son origine d'un coup de cœur de Stéphane Pecorini: «J'avais rencontré Roger Cho, militant kanak, en 2005 à Genève. J'ai été impressionné par sa personnalité et par sa lutte. Il m'a paru incroyable que des Français vivent aujourd'hui dans des réserves! Que la France ait encore des colonies!» se souvient-il. Le Genevois va alors tisser «une belle amitié» avec Roger Cho, en le suivant dans ses démarches auprès des Nations Unies, puis en parcourant à deux reprises les quelque 20 000 kilomètres qui séparent la Suisse de cette île de l'océan Pacifique.
«Malade du colonialisme»
C'est logiquement par un plongeon dans le passé colonial que le documentaire débute. 1853. Paris envahit l'île et soumet les autochtones. Peu à peu, les terres des Kanaks leur sont confisquées et attribuées aux nouveaux arrivants de la Métropole, aventuriers, bourgeois ou anciens bagnards. «A la fin du XIXe siècle, les réserves ne représentent que 10% de la superficie du territoire ancestral des Kanaks», raconte la voix off.

Aujourd'hui encore, la grande majorité du foncier de l'île reste la propriété des «Caldoches», les descendants des colons français, ou de l'Etat français. Ceci malgré le processus de décolonisation amorcé par les accords de Matignon en 1988 et l'accord de Nouméa, dix ans plus tard, entre les rebelles armés kanaks et le gouvernement tricolore.
Une situation intolérable pour Roger Cho, coordinateur du Congrès populaire coutumier kanak, une ONG locale. «Je suis malade du colonialisme», soupire-t-il. Depuis une quinzaine d'années, il cartographie les terres kanaks pour documenter l'occupation ancestrale des différents clans autochtones. Il a pour objectif d'obtenir des restitutions de la part de l'Etat français – car «rien ne se fait dans le ciel» – mais aussi de résoudre et de prévenir les conflits entre des chefferies kanaks morcelées. Pour le militant, la réforme foncière amorcée depuis 1978 est largement insuffisante.
Là, le film suggère plutôt qu'il analyse. Le discours des autorités françaises se suffit presque à lui-même. Jean-François Nosmas, directeur de l'Agence de développement rural et d'aménagement foncier (Adraf), explique qu'il attend un «consensus» des chefferies kanaks sur la répartition du territoire pour procéder à des attributions terriennes. Problème: leurs autorités traditionnelles sont divisées, les communautés ne reconnaissent pas toujours les «chefs» – souvent mis en place dans le passé par l'administration coloniale – et les disputes paralysent les processus. Face à ces blocages, pas question pour l'Adraf de se pencher sur l'histoire, comme le fait Roger Cho, pour démêler les contentieux. «On n'est pas là pour décréter ce qui est légitime», affirme Jean-François Nosmas.
Ainsi, pour l'instant, seuls 145 000 hectares, appartenant à l'Etat ou à des privés, ont été redistribués entre 1978 et 2010, dont 120 000 en terres coutumières, soit à peine 10% de la surface de l'île, indique un rapport de l'Adraf. Aux yeux de l'Etat français pourtant, ce résultat s'avère satisfaisant. Plus encore, la réforme foncière au bénéfice des Kanaks serait pratiquement terminée: «Grâce à ce travail important, un équilibre est atteint entre la superficie des terres coutumières et celles des terres privées sur la Grande Terre [l'île principale]», estime l'Adraf.
Un bilan qui fait écho à un discours dominant dans l'île: la décolonisation a atteint ses objectifs et le «destin commun» entre kanaks et caldoches promu par l'accord de Nouméa est enfin devenu réalité. Des idées déconstruites dans le film par le sociologue John Passa, chargé de mission auprès du gouvernement de Nouvelle-Calédonie: «Plus on avance dans l'application des accords de Nouméa, moins les habitants de l'île évoquent le rapport colonial. Pour eux, l'accord a inscrit le pays dans une autre démarche. Or, cette domination est plus visible que jamais. Il y a toujours un gagnant et un perdant.»
Quelle indépendance?
Une situation qui a poussé Roger Cho à chercher des soutiens à l'extérieur du pays, et en particulier à Genève auprès des Nations Unies où la caméra suit ses pas. Le Kanak a notamment suggéré au Rapporteur spécial de l'ONU sur les droits des peuples autochtones de se rendre en Nouvelle-Calédonie. Chose faite en 2011, suivie de recommandations aux autorités pour réduire le fossé entre le niveau de vie des Kanaks et le reste de la population. En vertu de la Déclaration onusienne sur les peuples autochtones, les Kanaks ont aussi le droit à l'autodétermination, un outil important pour réclamer leur souveraineté territoriale sur leurs terres ancestrales.

Cette revendication serait-elle facilitée par l'indépendance de l'île, rendue possible par un référendum prévu d'ici à novembre 2018 par les accords de Nouméa2? Rien n'est moins sûr. Si les partis indépendantistes kanaks, tenant le haut du pavé des années 1960 à 1990, la réclamaient ardemment, la situation semble moins claire aujourd'hui pour les autochtones, qui représentent moins de 40% de la population. Certains craignent que les Caldoches continuent à imposer leur loi une fois l'indépendance acquise, mais d'une manière plus décomplexée, la Métropole jouant désormais plutôt un rôle de modérateur. Ainsi, Benoit Tangopi, survivant de l'assaut de la grotte d'Ouvéa3 par l'armée française en 1982, déclare à l'écran: «De quelle indépendance s'agit-il? Pour nous c'est celle du peuple kanak, en Kanaky, pas de la Calédonie!» I
 
  • 1. La projection aura lieu au Cinélux (8, boulevard Saint-Georges), à 19 h en présence des auteurs. Le film peut aussi être loué en ligne sur internet: www.lesmutins.org/rien-ne-se-fait-dans-le-ciel
  • 2. La Nouvelle-Calédonie fait partie depuis 1986 de la liste des Nations Unies des pays à décoloniser.
  • 3. 3Le 22 avril 1988, des indépendantistes kanaks du FLNKS attaquent le poste de gendarmerie de Fayaoué, tuant trois policiers par balles. Prenant en otages plusieurs gendarmes français, les assaillants se réfugient dans une grotte à Ouvéa. L'armée française inflige des sévices à des villageois des environs, puis donne l'assaut. Les ravisseurs se rendent, mais 19 d'entre eux sont exécutés sur place.

Drôle de destin


Peu sont ceux qui s’opposent aujourd’hui à une «réconciliation» entre les descendants des colons et les peuples originaires de l’île. Mais sur quelles bases? Reconnaissance des crimes et réparations? La Nouvelle-Calédonie ne semble pas en prendre le chemin. Aucune commission «vérité et réconciliation» en vue. La doctrine du «destin commun», forgée depuis 1988, s’appuie plutôt désormais sur une réécriture de l’histoire complaisante envers les colonisateurs, selon un article de Stéphanie Graff, auteure d’une thèse sur l’autodétermination en Nouvelle-Calédonie à l’Institut des hautes études internationales et du développement à Genève.

En témoigne le très contesté film de Mathieu Kassovitz sur les évènements d’Ouvéa et ses suites médiatiques mettant en scène une racommandement factice entre les ex-preneurs d’otages et le responsable du GIGN, Philippe Legorjus: «On bascule ici dans la réinvention de l’histoire et dans la création d’une réconciliation et de destin commun entre l’ensemble des protagonistes qui n’est en réalité partagée qu’entre quelques personnes», écrit Stéphanie Graff.

Pour la spécialiste, c’est une des stratégies utilisées par la France pour faire oublier les vélléités de l’île à l’indépendance. en effaçant dans une nouvelles concience collective les divisions entre pro et anti-indépendantistes: «On est dans la logique: ‘On ne parle plus des sujets qui fâchent, on est en train de construire’.» Une manoeuvre qui ne convainc pas l’anthropologue: «La politique de destin commun veut faire de la société calédonienne une société créole alors qu’il y a un peuple autochtone et colonisé, qui historiquement revendique son indépendance.» CKR