La terre
occupe une place centrale dans les revendications du peuple kanak. Un
documentaire genevois suit un militant de cette cause.
Ils ne sont au départ ni
cinéastes, ni réalisateurs, ni journalistes... Pourtant, les Genevois
Stéphane Pecorini et Fabienne Gautier ont réussi leur rêve: tourner un
film sur la situation du peuple kanak. Résultat: un documentaire
poignant, Rien ne se fait dans le ciel, qui constitue une introduction
originale au sort réservé par la France aux autochtones de
Nouvelle-Calédonie et à leur résistance. Un regard qui a le mérite de
s'attarder sur l'une des fondations du rapport colonial: la propriété de
la terre.
Respectivement photographe et historienne, les deux auteurs présenteront leur œuvre au public le 26 mai à Genève.
Leur projet tient son origine d'un coup de cœur de Stéphane Pecorini:
«J'avais rencontré Roger Cho, militant kanak, en 2005 à Genève. J'ai été
impressionné par sa personnalité et par sa lutte. Il m'a paru
incroyable que des Français vivent aujourd'hui dans des réserves! Que la
France ait encore des colonies!» se souvient-il. Le Genevois va alors
tisser «une belle amitié» avec Roger Cho, en le suivant dans ses
démarches auprès des Nations Unies, puis en parcourant à deux reprises
les quelque 20 000 kilomètres qui séparent la Suisse de cette île de
l'océan Pacifique.
«Malade du colonialisme»
C'est logiquement par un plongeon dans le passé colonial que le
documentaire débute. 1853. Paris envahit l'île et soumet les
autochtones. Peu à peu, les terres des Kanaks leur sont confisquées et
attribuées aux nouveaux arrivants de la Métropole, aventuriers,
bourgeois ou anciens bagnards. «A la fin du XIXe siècle, les réserves ne représentent que 10% de la superficie du territoire ancestral des Kanaks», raconte la voix off.
Aujourd'hui encore, la grande majorité du foncier de l'île reste la
propriété des «Caldoches», les descendants des colons français, ou de
l'Etat français. Ceci malgré le processus de décolonisation amorcé par
les accords de Matignon en 1988 et l'accord de Nouméa, dix ans plus
tard, entre les rebelles armés kanaks et le gouvernement tricolore.
Une situation intolérable pour Roger Cho, coordinateur du Congrès
populaire coutumier kanak, une ONG locale. «Je suis malade du
colonialisme», soupire-t-il. Depuis une quinzaine d'années, il
cartographie les terres kanaks pour documenter l'occupation ancestrale
des différents clans autochtones. Il a pour objectif d'obtenir des
restitutions de la part de l'Etat français – car «rien ne se fait dans
le ciel» – mais aussi de résoudre et de prévenir les conflits entre des
chefferies kanaks morcelées. Pour le militant, la réforme foncière
amorcée depuis 1978 est largement insuffisante.
Là, le film suggère plutôt qu'il analyse. Le discours des autorités
françaises se suffit presque à lui-même. Jean-François Nosmas, directeur
de l'Agence de développement rural et d'aménagement foncier (Adraf),
explique qu'il attend un «consensus» des chefferies kanaks sur la
répartition du territoire pour procéder à des attributions terriennes.
Problème: leurs autorités traditionnelles sont divisées, les communautés
ne reconnaissent pas toujours les «chefs» – souvent mis en place dans
le passé par l'administration coloniale – et les disputes paralysent les
processus. Face à ces blocages, pas question pour l'Adraf de se pencher
sur l'histoire, comme le fait Roger Cho, pour démêler les contentieux.
«On n'est pas là pour décréter ce qui est légitime», affirme
Jean-François Nosmas.
Ainsi, pour l'instant, seuls 145 000 hectares, appartenant à l'Etat
ou à des privés, ont été redistribués entre 1978 et 2010, dont 120 000
en terres coutumières, soit à peine 10% de la surface de l'île, indique
un rapport de l'Adraf. Aux yeux de l'Etat français pourtant, ce résultat
s'avère satisfaisant. Plus encore, la réforme foncière au bénéfice des
Kanaks serait pratiquement terminée: «Grâce à ce travail important, un
équilibre est atteint entre la superficie des terres coutumières et
celles des terres privées sur la Grande Terre [l'île principale]»,
estime l'Adraf.
Un bilan qui fait écho à un discours dominant dans l'île: la
décolonisation a atteint ses objectifs et le «destin commun» entre
kanaks et caldoches promu par l'accord de Nouméa est enfin devenu
réalité. Des idées déconstruites dans le film par le sociologue John
Passa, chargé de mission auprès du gouvernement de Nouvelle-Calédonie:
«Plus on avance dans l'application des accords de Nouméa, moins les
habitants de l'île évoquent le rapport colonial. Pour eux, l'accord a
inscrit le pays dans une autre démarche. Or, cette domination est plus
visible que jamais. Il y a toujours un gagnant et un perdant.»
Quelle indépendance?
Une situation qui a poussé Roger Cho à chercher des soutiens à
l'extérieur du pays, et en particulier à Genève auprès des Nations Unies
où la caméra suit ses pas. Le Kanak a notamment suggéré au Rapporteur
spécial de l'ONU sur les droits des peuples autochtones de se rendre en
Nouvelle-Calédonie. Chose faite en 2011, suivie de recommandations aux
autorités pour réduire le fossé entre le niveau de vie des Kanaks et le
reste de la population. En vertu de la Déclaration onusienne sur les
peuples autochtones, les Kanaks ont aussi le droit à
l'autodétermination, un outil important pour réclamer leur souveraineté
territoriale sur leurs terres ancestrales.
Cette revendication serait-elle facilitée par l'indépendance de
l'île, rendue possible par un référendum prévu d'ici à novembre 2018 par
les accords de Nouméa?
Rien n'est moins sûr. Si les partis indépendantistes kanaks, tenant le
haut du pavé des années 1960 à 1990, la réclamaient ardemment, la
situation semble moins claire aujourd'hui pour les autochtones, qui
représentent moins de 40% de la population. Certains craignent que les
Caldoches continuent à imposer leur loi une fois l'indépendance acquise,
mais d'une manière plus décomplexée, la Métropole jouant désormais
plutôt un rôle de modérateur. Ainsi, Benoit Tangopi, survivant de
l'assaut de la grotte d'Ouvéa
par l'armée française en 1982, déclare à l'écran: «De quelle
indépendance s'agit-il? Pour nous c'est celle du peuple kanak, en
Kanaky, pas de la Calédonie!» I
Drôle de destin
Peu sont ceux qui s’opposent aujourd’hui à une «réconciliation» entre
les descendants des colons et les peuples originaires de l’île. Mais
sur quelles bases? Reconnaissance des crimes et réparations? La
Nouvelle-Calédonie ne semble pas en prendre le chemin. Aucune commission
«vérité et réconciliation» en vue. La doctrine du «destin commun»,
forgée depuis 1988, s’appuie plutôt désormais sur une réécriture de
l’histoire complaisante envers les colonisateurs, selon un article de
Stéphanie Graff, auteure d’une thèse sur l’autodétermination en
Nouvelle-Calédonie à l’Institut des hautes études internationales et du
développement à Genève.
En témoigne le très contesté film de Mathieu Kassovitz sur les
évènements d’Ouvéa et ses suites médiatiques mettant en scène une
racommandement factice entre les ex-preneurs d’otages et le responsable
du GIGN, Philippe Legorjus: «On bascule ici dans la réinvention de
l’histoire et dans la création d’une réconciliation et de destin commun
entre l’ensemble des protagonistes qui n’est en réalité partagée
qu’entre quelques personnes», écrit Stéphanie Graff.
Pour la spécialiste, c’est une des stratégies utilisées par la
France pour faire oublier les vélléités de l’île à l’indépendance. en
effaçant dans une nouvelles concience collective les divisions entre pro
et anti-indépendantistes: «On est dans la logique: ‘On ne parle plus
des sujets qui fâchent, on est en train de construire’.» Une manoeuvre
qui ne convainc pas l’anthropologue: «La politique de destin commun veut
faire de la société calédonienne une société créole alors qu’il y a un
peuple autochtone et colonisé, qui historiquement revendique son
indépendance.» CKR