L’impérialisme des droits de l’homme
[1] La construction idéologique des droits de l’homme
La révolution française qui accoucha de la première déclaration des droits de l’homme et du citoyen
fait suite à la convocation des états-généraux par Louis XVI en 1789
qui vont être l’occasion pour le tiers-état d’exprimer son
mécontentement et de dénoncer les privilèges dont jouissent la noblesse
et le clergé, notamment en matière fiscale.
Ils sont en effet dispensés de la taille, l’impôt le plus lourd qui constitue l’essentiel des recettes budgétaires de la monarchie, et jouissent toujours d’une grande partie de leurs privilèges féodaux, notamment en ce qui concerne la levée des impôts comme le cens, le champart ou les banalités. De plus, la mobilité sociale entre les différents ordres est limitée. Si les riches bourgeois peuvent accéder à la noblesse de robe en achetant une charge publique au pouvoir royal, celle-ci se ferme assez rapidement et les charges deviennent héréditaires. Alors que le rôle politique et économique de la bourgeoisie s’est fortement développé, les parlements urbains sont par exemple composés principalement de conseillers issus de la noblesse de robe ou du négoce, formant un « patriciat urbain[1] », aucune structure ne leur permet d’affirmer leur rôle politique au niveau national. La bourgeoisie intellectuelle qui se définit comme le sommet du tiers-état, représentée par les avocats, mais demeure largement exclue de toute mobilité sociale, est ainsi surreprésentée dans les états-généraux de 1789 et jouera un rôle majeur au sein des événements révolutionnaires[2]. Ces derniers appartiennent à la catégorie des notables, et, sur l’échelle des richesses, ils devancent les marchands, comme le révèle le montant moyen des capitations ou celui de la dot dans les contrats de mariage[3].
Ils sont en effet dispensés de la taille, l’impôt le plus lourd qui constitue l’essentiel des recettes budgétaires de la monarchie, et jouissent toujours d’une grande partie de leurs privilèges féodaux, notamment en ce qui concerne la levée des impôts comme le cens, le champart ou les banalités. De plus, la mobilité sociale entre les différents ordres est limitée. Si les riches bourgeois peuvent accéder à la noblesse de robe en achetant une charge publique au pouvoir royal, celle-ci se ferme assez rapidement et les charges deviennent héréditaires. Alors que le rôle politique et économique de la bourgeoisie s’est fortement développé, les parlements urbains sont par exemple composés principalement de conseillers issus de la noblesse de robe ou du négoce, formant un « patriciat urbain[1] », aucune structure ne leur permet d’affirmer leur rôle politique au niveau national. La bourgeoisie intellectuelle qui se définit comme le sommet du tiers-état, représentée par les avocats, mais demeure largement exclue de toute mobilité sociale, est ainsi surreprésentée dans les états-généraux de 1789 et jouera un rôle majeur au sein des événements révolutionnaires[2]. Ces derniers appartiennent à la catégorie des notables, et, sur l’échelle des richesses, ils devancent les marchands, comme le révèle le montant moyen des capitations ou celui de la dot dans les contrats de mariage[3].
C’est donc avant tout en tant que
membres de la bourgeoisie urbaine que les représentants du tiers-état
vont mener la révolution, ce qui, comme nous allons le voir, va avoir
une influence déterminante sur leur conception du nouvel ordre social
« démocratique ».
L’assemblée nationale est tout d’abord
modérée et envisage un régime parlementaire sur le modèle anglais. Le
bicaméralisme, avec un sénat représentant les intérêts de
l’aristocratie, est rejeté, mais le roi conserve néanmoins le pouvoir
exécutif et un droit de veto. Si l’assemblée vote l’abolition des
privilèges seigneuriaux, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, sanctuarise ainsi le régime de la propriété privée et les inégalités de richesse.
Une idéologie de la bourgeoisie
S’inspirant de la doctrine de l’égalité
naturelle de Jean-Jacques Rousseau, et rompant ainsi avec les
conceptions de l’antiquité grecque et romaine, l’assemblée proclame
l’égalité des citoyens devant la loi et leur égale possibilité d’accéder
aux charges publiques en fonction de « leurs vertus et de leurs
talents. »
Cependant, moins jusqu’au-boutiste que le philosophe dans sa conception des inégalités, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
se fait également l’écho des préoccupations de la bourgeoisie, et, à
côté de l’égalité formelle devant la loi, elle sanctuarise les
inégalités de richesse.
L’article 1 tempère ainsi immédiatement
l’égalité des droits en affirmant que les distinctions sociales sont
« fondées sur l’utilité commune. »
A côté de l’égalité formelle des
citoyens, se forme ainsi une justification des inégalités de richesse et
de statut social qui reproduisent la vision bourgeoise du mérite
héritée de la réforme protestante et de la philosophie utilitariste qui
lui succédera.
L’article 2 consacre ainsi la propriété
comme « droit imprescriptible », et l’article 17 enfonce le clou en la
déclarant « un droit inviolable et sacré ».
L’éthique protestante dont s’est
massivement emparée la bourgeoisie, et qui fait correspondre les
obligations professionnelles, le travail, au moyen privilégié de servir
Dieu et de concourir à sa gloire en rationalisant le monde et en le
faisant fructifier, a ainsi largement présidé à la philosophie
utilitariste de légitimation des inégalités en tant qu’elles sont
l’expression du mérite et du travail personnel mais aussi en tant
qu’elles contribuent à l’amélioration du bien-être collectif, la
poursuite de l’intérêt personnel servant ainsi l’intérêt général[4].
Cette sacralisation de la propriété
privée traduit ainsi les intérêts corporatistes de la bourgeoisie ainsi
que la pénétration des idées libérales parmi ses représentants.
Dans Qu’est-ce que le tiers état?
publié par l’abbé Sieyès en prélude aux états-généraux, le député
expose sa vision politique pour le pays. S’il se lamente que « Les places lucratives et honorifiques seules y sont occupées par les membres de l’ordre privilégié », il développe par la suite une vision de l’ordre social directement inspirée de la lecture de l’économiste Adam Smith.
Sieyès, vante ainsi les mérites du
tiers-état qui assume les fonctions de production, la subsistance et la
prospérité de la nation, et s’insurge contre le monopole politique de la
noblesse contraire à l’utilité publique :
« Eh ! Ne connaît-on pas les effets
du monopole ? S’il décourage ceux qu’il écarte, ne sait-on pas qu’il
rend moins habile ceux qu’il favorise ? Ne sait-on pas que tout ouvrage
dont on éloigne la libre concurrence se fera plus chèrement et plus
mal ? [5]»
La critique du monopole de
l’administration publique de la noblesse est ainsi marquée par
l’utilitarisme économique, qui revient comme un leitmotiv. Il dénonce la
chimère de « l’utilité d’un ordre privilégié pour le service public ». Les
privilégiés sont dénoncés en ce qu’ils sont inutiles et inefficaces, et
assimilés à une « charge ». Ils sont également qualifiés par Sieyès,
d’étrangers à la nation par leur « fainéantise ». C’est ainsi le modèle
de vie aristocratique fondé sur la jouissance de la rente qui est
attaqué au nom de la rationalité économique et des activités de
production, qui sont les véritables sources de la prospérité des
nations.
Keynes résume ainsi la genèse de l’idéologie bourgeoise qui s’impose avec la révolution :
« A la fin du XVIIème siècle, le droit divin des monarques s’effaçait devant la liberté naturelle et la notion de contrat, le droit divin de l’Eglise devant le principe de la tolérance et l’idée qu’une église est « une association volontaire d’hommes » réunis d’une façon « absolument libre et spontanée ». Cinquante ans plus tard, l’origine divine et la voix absolue du devoir cédaient la place aux calculs d’utilité. Dans les mains de Locke et de Hume, ces doctrines fondaient l’individualisme. La notion de contrat supposait des droits propres à l’individu ; l’éthique nouvelle, qui n’était rien de plus qu’une étude scientifique des conséquences de l’amour rationnel de soi, plaçait l’individu en son centre. […] Ces idées s’accordaient avec les notions pratiques des conservateurs et des hommes de loi. Elles offraient un fondement intellectuel satisfaisant aux droits de propriété et à la liberté reconnue à l’individu de disposer comme il l’entendait de sa personne et de ses biens. Ce fut l’une des contributions du XVIIIème siècle à l’air du temps que nous respirons encore.[6]»
L’agoraphobie politique des élites
Les députés du tiers-état vont bien
entendu se réclamer du peuple et des « classes laborieuses » dans leur
entreprise de libération, cependant, rares sont ceux qui vont se
prononcer en faveur d’un régime démocratique sur le modèle athénien,
doté par exemple d’une assemblée des citoyens et où ceux-ci exercent
directement, sans intermédiation, leur souveraineté politique. C’est un
système représentatif, doté d’une assemblée dans laquelle les
intellectuels bourgeois exerceront le pouvoir politique en tant
qu’interprètes et représentants de la volonté du peuple, qui s’impose à
leurs yeux comme une évidence.
Le choix d’un régime politique
représentatif correspond autant à la volonté des élites intellectuelles
bourgeoises de conserver leur monopole d’accès aux charges publiques
arrachées à l’aristocratie, qu’à leur agoraphobie politique et leur
mépris du peuple, hérité aussi bien de la théorie politique antique que
de leurs préjugés de classe.
Ainsi, selon Francis Dupuis-Déri,
lorsque le mot démocratie est utilisé par les parlementaires du
tiers-état, c’est avant tout pour évoquer le chaos, le règne tyrannique
et violent des pauvres [7].
De par leur origine sociale, leur
appartenance à l’élite intellectuelle et politique, leur qualité de
propriétaires, c’est bien plus le régime aristocratique de la République
romaine qui servit de référence aux parlementaires révolutionnaires, à
la différence près que pour eux la propriété foncière devait s’effacer
devant le mérite et la contribution personnelle au progrès matériel de
la nation et de l’humanité. Le jacobin Antoine Barnave, avocat au
parlement de Grenoble, défendra ainsi un système censitaire reposant sur
la propriété et qualifiera la démocratie (directe) de « tout ce qu’il y a dans la nature de plus odieux, de plus subversif, de plus nuisible au peuple lui-même.[8] »
Le député « centriste » Jean-Joseph
Mounier, favorable à un régime parlementaire sur le modèle anglais avec
la constitution de deux chambres et un maintien de la royauté, exprime
également ses préjugés de classe devant l’Assemblée :
« Jamais aucun peuple ne s’est réservé l’exercice de tous les pouvoirs. Tous les peuples, pour être libre et heureux, ont été obligés d’accorder leur confiance à des délégués, de constituer une force publique pour faire respecter les lois, et de la placer dans les mains d’un ou plusieurs dépositaires. [9]»
Si le discours justifiant les inégalités
politiques par les inégalités naturelles, est ainsi abandonné par les
élites, c’est pour lui en substituer un autre fondant la représentation
politique sur les aptitudes individuelles des « meilleurs » ou des mieux
« éduqués », seuls à même de représenter et défendre l’intérêt général.
Pour la grande majorité des parlementaires, exceptés les plus radicaux
comme les « enragés », le peuple et les classes laborieuses restent
assimilés à la multitude gouvernée par ses passions et trop accaparée
par sa survie et son labeur quotidien pour pouvoir prétendre jouer un
rôle positif dans l’exercice du pouvoir politique, reprenant en cela la
description d’Aristote ou Cicéron.
Le libéralisme, qui concède ainsi
l’égalité par nature de tous les hommes, et l’institue politiquement par
la citoyenneté, c’est à dire la reconstitution de la polis,
promeut également une vision proportionnelle de cette dernière, dans la
continuité d’Aristote, qui procède du mérite individuel fondé cette
fois-ci, dans la tradition protestante, sur la constatation de
l’inégalité des conditions sociales et des richesses, c’est à dire sur
la réussite ou l’échec individuel.
Le premier impérialisme
L’impérialisme colonial de la seconde moitié du XIXème siècle a été analysé par Anna Harendt[10]
comme un processus d’extension du marché par la conquête militaire
destiné à écouler le sur-capital accumulé dans les économies
industrialisées. Dans un discours virulent à la chambre des députés en
juillet 1885 s’opposant à l’expédition du Tonkin du cabinet Jules Ferry,
le député radical Georges Clémenceau définit ainsi le projet colonial,
qui correspond selon lui à l’application politique de la théorie des
débouchés formulée par l’économiste Jean-Baptiste Say :
« Voulez-vous avoir des débouchés ? Eh bien, faites des colonies ! dit-on. Il y aura là des consommateurs nouveaux qui ne se sont pas encore adressés à votre marché, qui ont des besoins ; par le contact de votre civilisation, développez ces besoins, entrez en relations commerciales avec eux ; tâchez de les lier par des traités qui seront plus ou moins bien exécutés. [11]»
Jules Ferry, dans son discours du 28
juillet, à l’appui de la politique extérieure de son cabinet, plaçait la
problématique des débouchés de l’industrie nationale comme la
motivation centrale de l’expansion coloniale, ainsi :
« Sur le terrain économique, je me suis permis de placer devant vous, en les appuyant de quelques chiffres, les considérations qui justifient la politique d’expansion coloniale au point de vue de ce besoin de plus en plus impérieusement senti par les populations industrielles de l’Europe et particulièrement de notre riche et laborieux pays de France, le besoin de débouchés. [12]»
Cependant, l’impérialisme ne peut se
réduire à un fait économique. Dans son entreprise de conquête mondial et
de création de nouveaux marchés, il se donne pour tâche de remodeler la
société, les structures politiques, et les mentalités mêmes des peuples
soumis afin de les rendre « compatibles » avec un modèle de production
qui procède étroitement de l’idéologie bourgeoise. Il promeut ainsi les
droits de l’homme, la liberté individuelle réalisée dans la
contractualisation et l’individualisation des rapports économiques, la
sacralité de la propriété privée, et l’égalité devant la loi, à la base
du salariat. Selon Marx, la classe dominante :
« contraint toutes les nations, si elles ne veulent courir à leur perte, à adopter le mode de production de la bourgeoisie ; elle les contraint à introduire chez elles ce qu’on appelle civilisation, c’est à dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se crée un monde à sa propre image. [13]»
Le colonialisme va ainsi se doter d’une
idéologie de justification positive, empruntant largement au darwinisme
social et établissant une hiérarchie des races et des civilisations.
C’est ainsi au nom de principes
humanitaires que Jules Ferry justifie l’expansionnisme français,
notamment auprès de la gauche. Il fait du colonialisme un devoir des
« races supérieures » de « civiliser les races inférieures » et de les
faire entrer dans le système du droit et l’économie de marché, c’est à
dire le modèle de société bourgeois, considéré par ses promoteurs comme
le stade le plus avancé de la civilisation. L’universalisme des « droits
de l’homme » est avant tout un impérialisme et la liberté qu’il promeut
n’est, selon Friedrich Hayek : « qu’un autre nom donné au pouvoir ou à la richesse. [14]»
Il s’agit ainsi de reproduire la
révolution bourgeoise partout où elle n’est pas advenue, de détruire les
anciennes structures féodales, les idéologies religieuses, les
traditions et les coutumes tribales, afin de leur substituer son
idéologie fondée sur la contractualisation des rapports économiques et
les « eaux glacées du calcul égoïste ».
A suivre…
Guillaume Borel
[1] Petitfrère, Claude, Construction, Reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au XXe siècle, Presses universitaires François Rabelais, 2013
[2] Dupuis-Déri, Francis, Démocratie, histoire politique d’un mot, Lux, Montréal, 2013
[3]
COSTE, Laurent, « Les avocats, une classe moyenne à l’époque
moderne ? », Centre d’Etudes des Mondes Moderne et Contemporain,
Université Bordeaux Montaigne, 2006
[4] Weber, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Flammarion, 2002
[5] Seiyès, Emmanuel, Qu’est-ce que le tiers-État ?, Flammarion, 2009
[6] Keynes, John Maynard, « La fin du laissez-faire », in La pauvreté dans l’abondance, Gallimard, Paris, 2002
[7] Op. Cit., Dupuis-Déri, Francis
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Op. Cit., Harendt, Anna
[11]
Clémenceau, Georges, « La colonisation est-elle un devoir de
civilisation ? » Discours à la chambre des députés, 31 juillet 1885
[12] Ferry, Jules, « Les fondements de la politique coloniale », Discours à la chambre des députés, 28 juillet 1885
[13] Op. Cit., Marx, Karl, Engels, Friedrich
[14] Hayek, Friedrich, La route de la servitude, Librairie de Médicis, 1946