L'un
des trois petits chefs (autorité coutumière des tribus) de Nakéty, Marc
Fifita-Ne, 60 ans, a suivi le parcours d'Eloi Machoro jusqu'à sa mort.
Portrait
d'Eloi Machoro, secrétaire général de l'Union Calédonienne, composante
majoritaire du Front de libération nationale kanak socialiste (FLNKS),
et ministre de la sécurité du gouvernement provisoire kanak, daté du 10
Décembre 1984 à Thio, sur la côte ouest de la Nouvelle-Calédonie. AFP/GABRIEL DUVAL
« En 1984, il y a eu un vote pour le statut Lemoine. Nous on a prôné le boycott de cette élection. A Nakéty, y a pas eu de vote, ils ont séquestré le gars qui tenait le bureau. Après, on est restés là, tous les jeunes, jusqu'à 3 h 30, puis on s'est dit, ‘allez on monte à Canala’. Là-bas, à la mairie, le vieux [Machoro], il est rentré avec son tamioc [hache], et il a cassé l'urne. Après on est revenu. Les gens avaient un peu voté sur le territoire, surtout à Nouméa, pour appliquer la loi Lemoine, mais lui il voulait le boycott actif.
La nuit, on est restés à la mission, et lui il faisait marcher sa tête, il cherchait quoi faire. Il a dit, on va taper la SLN [Société le nickel] à Thio. La SLN, c'est la ressource. On a décidé de partir avec tous les jeunes de Canala, la nuit à Thio. (…) Il y avait mon oncle à Thio. L'ancien chef a donné du tabac à mes frères, il leur a dit ‘allez dire à l'oncle que vous venez combattre à Thio’. Mes deux frères lui ont donné la coutume [tradition kanak consistant à faire un don à la personne qui vous accueille], et on est restés loger chez lui. L'oncle a tiré sur un taureau [à cette époque, les caldoches, propriétaires de vastes terrains, possédaient de grands troupeaux de bétail] qui était là devant nous, et on a préparé à manger. On est restés à Thio pendant tout le mois de septembre, d'octobre, de novembre, presque trois mois à boucler Thio, à crever Thio, comme ça la mine de la SLN était coupée de Nouméa, et les gens [les Caldoches] partiraient.
Après en décembre, des gens [du FLNKS] sont venus nous dire de lever le siège. Mais à Hienghène, ils avaient tué les frères de Tjibaou, c'était la fusillade de Tiendanite [10 Kanak de la tribu de Jean-Marie Tjibaou, un des principaux leaders indépendantistes, tués le 5 décembre 1984 par des Caldoches. En pleine négociation avec les loyalistes et l'Etat, Tjibaou ordonne malgré tout la levée des barrages indépendantistes]. Yéyé [Yéwéné Yéwéné, proche de Jean-Marie Tjibaou], il est venu nous voir pour lever le barrage, mais le vieux [Machoro], il a dit non, le combat continue. Après, avec les gens de Nakéty, on est partis vers La Foa pour couper tout le sud du pays.
On a fait des équipes de douze, au moins vingt équipes. Eloi, il a trouvé des mecs de La Foa, des blancs, pour qu'on aille [se cacher] chez eux. Mon équipe, elle était en retrait, dans les tribus de Koindé et Ouipoin, on devait sortir au dernier moment. Les mecs de La Foa devaient sortir en premier pour couper le pont, ils avaient de la dynamite pour ça, pour couper la Calédonie entre le Nord et le Sud. (…) Puis les gens de Thio sont venus, mais à la sortie de Boulouparis, ils ont tiré sur le fils Tual [Yves Tual, jeune Caldoche tué dans sa ferme le 11 janvier 1985. L'événement déclenche une émeute loyaliste dans la nuit à Nouméa]. C'est là que la gendarmerie a commencé à nous rechercher, les jeunes et les vieux de Nakéty.
Ils sont venus en hélico, et ils nous ont trouvé à Dogny [dans une ferme à quelques kilomètres de La Foa]. Dans la nuit, ils se sont préparés, sont montés dans la forêt, ont bouché toutes les entrées, ils nous cernaient. Ils ont amené le contingent des [gendarmes] mobiles. Le matin, ils ont commencé à tirer le gaz lacrymogène. Y a un vieux commandant ou un général qui est venu, il nous a donné les sommations. On était tous alignés autour de la propriété. Le vieux Eloi, il a commencé à sentir qu'il allait se passer quelque chose. Le capitaine a dit : ‘Rendez-vous, sinon on va rentrer’. Nous, on veut pas se rendre. Le vieux Eloi pointe le commandant et il dit : ‘je tire, je vais tirer sur sa tête à lui là’. Le vieux Marcel [Nonaro], son compagnon, lui dit ‘non non mon frère, ils vont rien faire, ils vont pas rentrer, c'est une propriété privée’. Eloi s'est détendu un peu.
Après, deuxième sommation, ‘vous vous rendez ou on rentre’. Le vieux épaule son fusil. Marcel dit non, il faut pas tirer. Nous, on était une soixantaine, tous alignés autour de la maison, les gendarmes mobiles, le GIGN, ils étaient partout autour, il y avait trois Puma qui volaient. J'ai vu que trois GIGN avaient grimpé sur une petite ligne de crête, au fond de la forêt. Il y avait plus de bruit, rien, ils avaient arrêté les tirs de lacrymogène, et nous on était debout, et on se demandait ce qui allait se passait.
Après 20 ou 30 minutes, on a entendu ‘clac clac’, et seulement ‘pouf’, ils avaient mis des silencieux. Un mec a crié : ‘hé, ils ont tiré sur le vieux Eloi’. J'ai vu le vieux papa tourner comme ça, il s'est penché, j'ai lâché mon fusil, j'ai couru vers lui, je l'ai attrapé, on est tombé sur le capot d'une voiture. Il a mis sa tête ici [sa poitrine]. On était comme ça, assis là, avec le vieux Marcel debout à côté. Un mec de La Foa a attaché un tricot blanc sur un fusil et il a crié ‘on se rend, on se rend, on se rend !’. Et j'ai entendu le deuxième coup. J'ai vu le vieux Marcel quitter le sol, il a parlé, il a dit ‘voilà ma fin’ [en langue vernaculaire], et il est retombé. Le vieux Eloi, il a mis du temps à mourir, parce qu'ils ont pas touché son cœur. Moi je sentais que c'était chaud partout, c'est le sang qui coulait. J'ai dit ‘Papa ça va ? Papa ? Papa ? Ca va ?’, j'ai crié ‘Au secours, au secours, vous avez abattu le papa, il faut lui porter secours maintenant, il est blessé’. On est resté là 5 ou 7 minutes, puis le vieux, il est parti. Un mec est venu avec son revolver, il m'a dit ‘lâche-le et sors sinon je t'éclate la tête aussi’. J'ai lâché le vieux, je l'ai posé par terre, et puis je suis parti.
Voilà comment on l'a tué le 12 janvier à 6 heures du matin à Dogny, c'est comme ça qu'on a vécu son histoire. Aujourd'hui le 12 janvier, on fait toujours une commémoration sur sa tombe. Mais les jeunes, ils savent pas, ils pensent qu'il faut aller chercher des endroits à brûler, c'est pour ça qu'il y a toujours des problèmes ici. Quand le 12 janvier arrive, on sait qu'il va y avoir des engins cassés, des voitures brûlés... C'est comme ça chez les générations qui ont pas vu comment le vieux faisait sa politique. »
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/06/13/petite-histoire-du-vieux-eloi-machoro_4438061_3224.html#8C6gq2cljw1kV1y2.99
Témoignage à lire dans le cadre du web-documentaire : Nouvelle-Calédonie, la décolonisation en marche
L'un des trois petits chefs (autorité coutumière des tribus) de Nakéty, Marc Fifita-Ne, 60 ans, a suivi le parcours d'Eloi Machoro jusqu'à sa mort. A travers ses souvenirs, c'est tout le déroulé des événements de 1984-85 qui se dessine :« En 1984, il y a eu un vote pour le statut Lemoine. Nous on a prôné le boycott de cette élection. A Nakéty, y a pas eu de vote, ils ont séquestré le gars qui tenait le bureau. Après, on est restés là, tous les jeunes, jusqu'à 3 h 30, puis on s'est dit, ‘allez on monte à Canala’. Là-bas, à la mairie, le vieux [Machoro], il est rentré avec son tamioc [hache], et il a cassé l'urne. Après on est revenu. Les gens avaient un peu voté sur le territoire, surtout à Nouméa, pour appliquer la loi Lemoine, mais lui il voulait le boycott actif.
La nuit, on est restés à la mission, et lui il faisait marcher sa tête, il cherchait quoi faire. Il a dit, on va taper la SLN [Société le nickel] à Thio. La SLN, c'est la ressource. On a décidé de partir avec tous les jeunes de Canala, la nuit à Thio. (…) Il y avait mon oncle à Thio. L'ancien chef a donné du tabac à mes frères, il leur a dit ‘allez dire à l'oncle que vous venez combattre à Thio’. Mes deux frères lui ont donné la coutume [tradition kanak consistant à faire un don à la personne qui vous accueille], et on est restés loger chez lui. L'oncle a tiré sur un taureau [à cette époque, les caldoches, propriétaires de vastes terrains, possédaient de grands troupeaux de bétail] qui était là devant nous, et on a préparé à manger. On est restés à Thio pendant tout le mois de septembre, d'octobre, de novembre, presque trois mois à boucler Thio, à crever Thio, comme ça la mine de la SLN était coupée de Nouméa, et les gens [les Caldoches] partiraient.
Après en décembre, des gens [du FLNKS] sont venus nous dire de lever le siège. Mais à Hienghène, ils avaient tué les frères de Tjibaou, c'était la fusillade de Tiendanite [10 Kanak de la tribu de Jean-Marie Tjibaou, un des principaux leaders indépendantistes, tués le 5 décembre 1984 par des Caldoches. En pleine négociation avec les loyalistes et l'Etat, Tjibaou ordonne malgré tout la levée des barrages indépendantistes]. Yéyé [Yéwéné Yéwéné, proche de Jean-Marie Tjibaou], il est venu nous voir pour lever le barrage, mais le vieux [Machoro], il a dit non, le combat continue. Après, avec les gens de Nakéty, on est partis vers La Foa pour couper tout le sud du pays.
On a fait des équipes de douze, au moins vingt équipes. Eloi, il a trouvé des mecs de La Foa, des blancs, pour qu'on aille [se cacher] chez eux. Mon équipe, elle était en retrait, dans les tribus de Koindé et Ouipoin, on devait sortir au dernier moment. Les mecs de La Foa devaient sortir en premier pour couper le pont, ils avaient de la dynamite pour ça, pour couper la Calédonie entre le Nord et le Sud. (…) Puis les gens de Thio sont venus, mais à la sortie de Boulouparis, ils ont tiré sur le fils Tual [Yves Tual, jeune Caldoche tué dans sa ferme le 11 janvier 1985. L'événement déclenche une émeute loyaliste dans la nuit à Nouméa]. C'est là que la gendarmerie a commencé à nous rechercher, les jeunes et les vieux de Nakéty.
Ils sont venus en hélico, et ils nous ont trouvé à Dogny [dans une ferme à quelques kilomètres de La Foa]. Dans la nuit, ils se sont préparés, sont montés dans la forêt, ont bouché toutes les entrées, ils nous cernaient. Ils ont amené le contingent des [gendarmes] mobiles. Le matin, ils ont commencé à tirer le gaz lacrymogène. Y a un vieux commandant ou un général qui est venu, il nous a donné les sommations. On était tous alignés autour de la propriété. Le vieux Eloi, il a commencé à sentir qu'il allait se passer quelque chose. Le capitaine a dit : ‘Rendez-vous, sinon on va rentrer’. Nous, on veut pas se rendre. Le vieux Eloi pointe le commandant et il dit : ‘je tire, je vais tirer sur sa tête à lui là’. Le vieux Marcel [Nonaro], son compagnon, lui dit ‘non non mon frère, ils vont rien faire, ils vont pas rentrer, c'est une propriété privée’. Eloi s'est détendu un peu.
Après, deuxième sommation, ‘vous vous rendez ou on rentre’. Le vieux épaule son fusil. Marcel dit non, il faut pas tirer. Nous, on était une soixantaine, tous alignés autour de la maison, les gendarmes mobiles, le GIGN, ils étaient partout autour, il y avait trois Puma qui volaient. J'ai vu que trois GIGN avaient grimpé sur une petite ligne de crête, au fond de la forêt. Il y avait plus de bruit, rien, ils avaient arrêté les tirs de lacrymogène, et nous on était debout, et on se demandait ce qui allait se passait.
Après 20 ou 30 minutes, on a entendu ‘clac clac’, et seulement ‘pouf’, ils avaient mis des silencieux. Un mec a crié : ‘hé, ils ont tiré sur le vieux Eloi’. J'ai vu le vieux papa tourner comme ça, il s'est penché, j'ai lâché mon fusil, j'ai couru vers lui, je l'ai attrapé, on est tombé sur le capot d'une voiture. Il a mis sa tête ici [sa poitrine]. On était comme ça, assis là, avec le vieux Marcel debout à côté. Un mec de La Foa a attaché un tricot blanc sur un fusil et il a crié ‘on se rend, on se rend, on se rend !’. Et j'ai entendu le deuxième coup. J'ai vu le vieux Marcel quitter le sol, il a parlé, il a dit ‘voilà ma fin’ [en langue vernaculaire], et il est retombé. Le vieux Eloi, il a mis du temps à mourir, parce qu'ils ont pas touché son cœur. Moi je sentais que c'était chaud partout, c'est le sang qui coulait. J'ai dit ‘Papa ça va ? Papa ? Papa ? Ca va ?’, j'ai crié ‘Au secours, au secours, vous avez abattu le papa, il faut lui porter secours maintenant, il est blessé’. On est resté là 5 ou 7 minutes, puis le vieux, il est parti. Un mec est venu avec son revolver, il m'a dit ‘lâche-le et sors sinon je t'éclate la tête aussi’. J'ai lâché le vieux, je l'ai posé par terre, et puis je suis parti.
Voilà comment on l'a tué le 12 janvier à 6 heures du matin à Dogny, c'est comme ça qu'on a vécu son histoire. Aujourd'hui le 12 janvier, on fait toujours une commémoration sur sa tombe. Mais les jeunes, ils savent pas, ils pensent qu'il faut aller chercher des endroits à brûler, c'est pour ça qu'il y a toujours des problèmes ici. Quand le 12 janvier arrive, on sait qu'il va y avoir des engins cassés, des voitures brûlés... C'est comme ça chez les générations qui ont pas vu comment le vieux faisait sa politique. »
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/06/13/petite-histoire-du-vieux-eloi-machoro_4438061_3224.html#8C6gq2cljw1kV1y2.99