C'est une guerre qui ne dit pas son nom. Discrète,
invisible et furtive, mais dont quelques bulles plus ou moins grosses
remontent de temps en temps à la surface. L'enjeu géostratégique des
câbles de télécommunication sous-marins est digne des intrigues de la
guerre froide et des vieux romans de John Le Carré. Mais pas uniquement.
Car comme le rappelle le Secrétariat général de la Défense et de la
Sécurité nationale dans son étude prospective à l'horizon 2030 "Chocs futurs",
les câbles sous-marins assurant les communications numériques
deviennent de potentielles cibles dans le jeu des puissances. C'est dit,
mais après... silence radio.
Dans la Revue stratégique de
défense et de sécurité nationale, son président Arnaud Danjean ne le
cache pas non plus : ces câbles, infrastructure physique du cyberespace,
font partie des préoccupations auxquelles la revue a porté "une attention particulière, en l'articulant avec des réflexions plus globales".
Des vulnérabilités aux interconnexions
Pourquoi un tel enjeu ? "Pour
garantir leur accès à certaines ressources et accroître leur contrôle
sur des lieux et des voies stratégiques, des États multiplient les
revendications sur leurs frontières maritimes, par une interprétation
exorbitante du droit international de la mer, et se dotent, pour
certains, de stratégies d'interdiction d'accès", rappelle un rapport sénatorial. Il faut dire que "99
% des flux numériques ne passent pas par les satellites, mais par les
câbles sous-marins qui ne sont pas très nombreux : moins d'une vingtaine
relient l'Europe et les États-Unis", a rappelé en juillet au Sénat le chef d'état-major de la marine, l'amiral Christophe Prazuck.
En
conséquence, une grande partie du fonctionnement des pays et de leurs
économies repose sur ces flux, qui passent essentiellement par les
espaces maritimes. Ainsi la réparation du câble SeaMeWE 4 sur la côte
algérienne d'Annaba en avril dernier après les intempéries de mars a
causé l'arrêt quasi-total d'Internet et la perte temporaire de 90 % des
capacités de connexions du pays avec l'extérieur.
Des espaces maritimes où existent déjà de nombreuses tensions par leur rôle central dans la mondialisation des flux. "L'augmentation
des flux internationaux, notamment entre l'Europe et les États-Unis va
nécessiter d'être plus vigilant face aux vulnérabilités des
interconnexions névralgiques de l'Internet, en particulier face à des
attaques physiques ciblées sur des liens ou des noeuds critiques du
réseau (exemple : les liens transatlantiques, les IXP101 interconnectant
les POP Internet des opérateurs)", explique un rapport conjoint réalisé en 2015 par le ministère des Armées et Orange.
Navires, robots et plongeurs
Pour
un État, ces autoroutes du Web revêtent donc une importance stratégique
et, à ce titre, font l'objet d'une surveillance particulière. Ainsi, la
présence d'un bâtiment océanographique russe qui naviguait à proximité
des câbles sous-marins au large des côtes américaines en 2015 a été
source de tensions entre les deux pays. Comment surveille-t-on ces
câbles posés à même les fonds marins ou enterrés à un ou deux mètres
sous terre à proximité des côtes pour être mieux protégés ? Il y a
d'abord une surveillance réalisée par les opérateurs comme Orange, qui
sont en mesure de déceler et de localiser une éventuelle coupure ou
dégradation sur un câble sous-marin. Mais, il y a également la Marine
nationale qui patrouille et exerce une surveillance dans les espaces
maritimes français, en particulier dans les zones économiques exclusives
(ZEE), et, notamment, sur les câbliers qui y travaillent.
Pour
opérer dans la ZEE, les navires scientifiques doivent par exemple
déposer un dossier plusieurs mois à l'avance. Dans le cadre de ses
prérogatives, le préfet maritime peut contrôler que les bâtiments en
question réalisent bien l'activité déclarée. Il peut pour cela recourir à
des prises de vues d'aéronef ou même à des écoutes sous-marines. La
Marine dispose par ailleurs de moyens pour surveiller les fonds marins
grâce à ses chasseurs de mines qui peuvent "identifier des objets douteux ou préciser les caractéristiques d'un objet posé sur le fond", explique un spécialiste. Enfin, la Marine entretient une capacité d'intervention sous la mer grâce à la "cellule plongée humaine et intervention sous la mer" (Cephismer) capable de mettre en œuvre, jusqu'à une certaine profondeur, des moyens humains et matériels (robots).
Un monde sous-marin très actif
Des
moyens qui sont loin d'être inutiles dans le cadre de cette guerre
aussi discrète. Surtout quand on sait que les services de renseignement
des principales puissances, y compris la France, ont développé des
outils permettant d'assurer la captation d'une partie des communications
internationales aux fins d'assurer la sauvegarde de leurs intérêts
fondamentaux... Ainsi, en 2015, l'hebdomadaire L'Obs révélait
l'existence d'un décret secret qui aurait autorisé depuis 2008 la DGSE à
écouter des communications internationales qui transitent par fibres
optiques via des câbles sous-marins. L'affaire de la NSA a également mis
en évidence un espionnage massif de l'Union européenne par les
États-Unis à la suite des révélations d'Edward Snowden en juin 2013.
Et
le rôle prédominant des câbles sous-marins dans le système d'écoute
souligne l'importance d'une protection de cette technologie stratégique
dans le cadre de l'Union européenne... Car clairement l'affaire Snowden
montre que même dans ses relations avec un pays allié, nos "amis" américains,
espionnent tout le monde. Un système de protection européen est donc
souhaitable. D'autant que le Royaume-Uni est une plaque tournante du
transit des échanges Europe-Amérique, ce qui lui permet de jouer un rôle
central dans l'espionnage. Sur son territoire transite effectivement la
quasi-totalité des échanges entre l'Europe et l'Amérique. Ainsi, le
programme Tempora, révélé par le quotidien The Guardian,
autorise le GCHQ, l'agence de renseignement électronique britannique, à
surveiller l'ensemble des communications transitant par les câbles.
"Si
l'Union Européenne veut pouvoir devenir non plus un enjeu des relations
internationales, mais un de leurs véritables acteurs, la défense des
secteurs stratégiques européens est primordiale", rappelle ainsi un rapport parlementaire datant déjà de fin 2013. Les câbles sous-marins font assurément partie de ces enjeux.