Investig’Action offre à ses lecteurs la rediffusion d’un article de Saïd
 Bouamama, en lien avec les conséquences de l’affaire Charlie Hebdo.
 
Il nous faut comprendre ce qui relie ces différentes dimensions : 
lorsqu’ils nous parlent de civilisation, il faut d’abord saisir- si nous
 voulons l’évaluer- son acte de naissance.
Cette civilisation dominant aujourd’hui le monde est née par le 
mensonge, le pillage et la violence. Voilà son véritable acte de 
naissance. Les conditions qui ont permis l’accumulation des richesses 
permettant l’industrialisation, n’auraient pas vu le jour au nord de la 
planète s’il n’y avait pas eu la destruction des civilisations 
amérindiennes. Elles n’auraient pas pu croître comme elles l’ont fait 
s’il n’y avait pas eu l’esclavage comme péché originel. Elles n’auraient
 pas pu perdurer s’il n’y avait pas eu la colonisation comme âge de 
maturité. Et aujourd’hui, nous avons l’impérialisme comme âge de 
sénilité.
Pour couvrir cela, depuis 4 siècles maintenant, nous avons de manière 
systématique les mêmes procédés de falsification de l’histoire. Le 
premier procédé utilisé consiste à nier les interactions, c’est-à-dire 
le lien entre la naissance de leur civilisation ici et la destruction 
d’autres civilisations, la négation du lien entre le développement 
économique ici et l’imposition d’une misère et d’une paupérisation 
massives dans d’autres aires de la planète. Le second procédé consiste à
 occulter les emprunts que l’Europe a faits au reste du monde, masquer 
l’apport philosophique de nombreux espaces de la planète qui ont été 
pillés et réintégrés dans une logique dominante ici.
De cette manière, se légitime une vision euro-centrique du monde et 
aujourd’hui une vision occidentalo-centrique posant les uns comme 
civilisés, ou plus civilisés, et les autres comme barbares, ou moins 
civilisés, construisant les uns comme dotés d’une dynamique historique 
et situant les autres en-dehors de l’histoire, inscrivant les uns comme 
dotés d’une rationalité scientifique et les autres caractérisés par une 
mentalité prélogique ou irrationnelle. La condition de possibilité d’une
 telle opération de falsification est la production d’un espace mental 
particulier. Rien n’aurait pu perdurer aussi longtemps s’il n’y avait 
pas eu la production d’un espace mental colonial, c’est-à-dire une 
déshumanisation à la fois des colonisés et des peuples des pays 
colonisateurs.
 Cet espace mental colonial reste encore largement dominant : il 
imprègne toute la quotidienneté ici et dans les pays dominés. Cet espace
 mental colonial, diffusé par de multiples canaux hier et aujourd’hui, 
continue à marquer les rapports dans le monde, les réflexes, les grilles
 de perception, les manières de percevoir l’autre. Cet espace mental 
colonial, n’est rien d’autre, comme le disait Aimé Césaire, qu’une 
« décivilisation ». Une fois qu’il a été intériorisé et intégré, 
inévitablement tous les regards sur les phénomènes mondiaux et sur les 
peuples sont déformés.
Cet espace mental colonial produit des verrous de la pensée qui 
empêchent de voir le réel. Ces verrous de la pensée doivent d’abord être
 déracinés de nos imaginaires si nous voulons comprendre le monde et le 
transformer. La libération de l’espace mental colonial est une condition
 nécessaire (mais insuffisante) de l’émancipation collective. Une fois 
pris en compte cet acte de naissance barbare de leur civilisation, nous 
pouvons regarder son fonctionnement. Le discours dominant aime à mettre 
en exergue la sphère économique de l’Occident, censée être la plus 
efficace que l’humanité ait connue. Or, jamais l’humanité, dans aucun 
endroit du monde, n’a connu un système social où l’économie devient une 
fin en soi, au lieu d’être un moyen.
L’humanité a connu de très nombreux systèmes économiques : il y a eu 
des évolutions dans l’ensemble des pays de la planète, dans lesquels on 
est passés d’un mode de production à un autre et tous les peuples se 
sont adaptés aux évolutions des contextes, mais jamais n’était apparue 
une civilisation qui mettait l’économie comme fin et non comme moyen au 
service d’autre fins, c’est-à-dire au service du bonheur de la 
communauté. Bien sûr, d’autres systèmes inégalitaires ont existé, mais 
jamais l’économie n’a pris une place aussi exclusive. La seconde 
dimension de cette économie « civilisée » est la marchandisation 
généralisée. Jamais l’humanité n’avait connu un système social dans 
lequel l’économie prétendait rendre marchandise l’ensemble des 
dimensions de l’être humain et de son environnement naturel : le sexe, 
les plantes, l’homme, la terre, l’air. Rien n’échappe potentiellement à 
la loi de la marchandisation dans un système où le profit est posé comme
 seul critère légitime.
Un autre aspect de cette économie « civilisée » est son 
fonctionnement irrationnel, dans la mesure où, dans la quotidienneté 
comme dans le durée, le fictif l’emporte sur le réel. Il suffit 
d’observer la place prise par la Bourse et le CAC 40 pour saisir la 
place prise par le fictif dans cette société. Eux, qui nous accusaient 
de venir de civilisations dans lesquelles il y avait du fétichisme, 
vivent dans des sociétés où l’argent est devenu fétiche, où la Bourse 
est devenue fétiche. La civilisation actuelle est la civilisation la 
plus fétichiste de toute l’histoire de l’humanité. Simplement, ces 
fétiches ne sont plus nos fétiches habituels qui nous reliaient aux 
générations passées. Ce ne sont plus les fétiches qui nous reliaient à 
la nature et aux générations futures.
Ce sont des fétiches qui sont uniquement centrés sur la production, 
sur le profit pour certains et la misère pour d’autres. Et puis, la 
dernière dimension de leur civilisation au niveau économique est qu’elle
 ne peut fonctionner sans crises. La normalité de cette économie est la 
crise, c’est l’absence de crise qui est exceptionnelle. S’ils mettent en
 avant leur supériorité économique, nous n’avons pas à être 
impressionnés : leur économie ne vaut rien. Cette une économie qui 
détruit et qui tue, qui déshumanise et qui marchandise, qui détruit les 
liens humains et isole, qui nie l’homme et le producteur pour ne 
promouvoir que le consommateur et le propriétaire.
Un acte de naissance barbare et un fonctionnement destructeur sont les 
deux piliers de leur civilisation. Nous pouvons maintenant nous 
interroger sur les conséquences dans le rapport aux autres parties de la
 planète d’un tel soubassement. La réponse découle logiquement, pour peu
 que l’on observe la situation mondiale sur la durée et de manière 
lucide, c’est-à-dire en ne se laissant pas piéger par la parcellisation 
des faits qu’opèrent les médias. Ils n’ont qu’un moyen pour imposer leur
 domination : la violence et la guerre. Les guerres impérialistes 
d’aujourd’hui ont les mêmes causes que celles qui ont enclenché la 
destruction des civilisations amérindiennes et de peuples entiers avec 
l’esclavage et la colonisation.
Elargir la marchandisation, baisser le coût des matières premières, 
avoir une main-d’œuvre meilleur marché, contrecarrer les concurrents, 
avoir des investissements plus rentables : ce sont les mêmes causes qui 
produisent les mêmes effets. Tant que nous n’aurons pas touché au cœur 
de cette civilisation, cela se reproduira. Il en est de même des 
argumentaires de justifications. Bien sûr, il y a une actualisation des 
formes des arguments de justifications, mais, fondamentalement, ceux-ci 
restent les mêmes : on nous parle encore d’aller libérer les femmes de 
certains peuples qui seraient opprimées et pour cela il faudrait des 
guerres ; on nous parle encore de besoin d’intervenir pour les droits de
 l’homme ; on nous parle encore, comme il y a 400 ans, d’apporter un 
cadeau à ces sauvages en venant les violer, en venant détruire leur 
système-monde.
Et puis, la dernière dimension qui me semble essentiel d’avoir en tête, 
c’est lorsque l’on nous parle de civilisation, de nous interroger sur 
l’idéal du « moi ». Quel idéal ces sociétés donnent-elles à leurs 
membres ? Disons-le honnêtement : la civilisation dominante aujourd’hui 
est une civilisation qui donne comme idéal à nos enfants la négation de 
leur hominisation, la négation de leur caractère d’êtres humains, la 
négation de leur caractère de personnes en lien avec leurs semblables. 
Voici donc une civilisation qui est basée sur un rapport philosophique, 
qui est l’individualisme, c’est-à-dire la négation de tous les 
regroupements communautaires. Or, ce qui caractérise les sociétés qui 
ont été violées et agressées, c’est justement le fait que l’homme est en
 lien avec ses communautés d’appartenance. C’est le fait que le 
collectif, le « nous », donne un sens à l’individu et non le contraire.
Où est la civilisation et où est la barbarie ? Les autres 
caractéristiques de l’idéal du « moi » de ladite civilisation dominante 
vont dans la même direction aliénante. C’est une civilisation basée sur 
l’oubli du temps passé, c’est-à-dire des héritages et l’oubli du temps 
futur, des responsabilités vis-à-vis de nos enfants.
 C’est une civilisation qui « chosifie » la femme et l’homme avec des 
émissions comme Star Academy dans lesquelles l’être humain devient une 
chose et cela est mis en scène et présenté comme étant une 
« émancipation ». 
C’est une civilisation qui est basée sur une guerre du tous contre tous 
et non pas - comme la plupart des sociétés paysannes d’où nous venons - 
sur la solidarité comme valeur centrale.
C’est une civilisation qui oublie le lien de notre espèce avec la terre.
 Ce n’est pas par hasard ou par bêtise si les différentes cultures du 
monde, des rites berbères aux rites amérindiens, en passant par les 
rites du Cameroun et de Madagascar - ont célébré la terre. C’est parce 
qu’il y a conscience que notre passé et notre avenir ont un lien avec la
 terre, non pas comme simple objet matériel, mais comme l’ensemble des 
héritages de l’être humain.
Et puis, c’est une civilisation qui a confondu volontairement deux 
notions, la nécessaire unité politique qu’il nous faut construire avec 
une unicité culturelle. La confusion entre unité politique et unicité 
culturelle est le vecteur de justification de toutes les opérations 
d’assimilation et d’homogénéisation mondiale, c’est à dire de la 
négation de toute la richesse de l’humanité. Alors que dire pour 
conclure ? Disons avec Marx, que cette société n’est pas « l’histoire de
 l’humanité », que cette civilisation n’est que sa « préhistoire ». 
Disons avec Césaire, que cette civilisation est chaque jour plus 
« décivilisée ». En réalité, nous sommes dans une phase de décadence, 
non pas au sens moral mais au sens Khaldounien du terme, c’est-à-dire 
lorsque disparaît dans une civilisation le donneur de liaisons entre les
 parties. A son époque, c’était l’asabiyya
Aujourd’hui, il faut nous interroger sur ce donneur de liens que nous 
voulons recréer pour demain. Nous dirons avec Frantz Fanon, « Allons, 
camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il nous faut 
autre chose. » Avec lui, nous ajouterons que ce sont les « damnés de la 
terre » d’ici et de là-bas qui ont cette chose à accomplir, car ils sont
 les seuls à avoir tout à perdre au non-changement et tout à gagner au 
changement. Que certains « damnés de la terre » soient aveugles, c’est 
inévitable : par le complexe de supériorité pour les uns, et 
d’infériorité du colonisé pour d’autres. Ne les attendons pas ! Ils nous
 remercieront plus tard d’avoir été sévères avec eux. 
Nous n’assistons pas à la fin d’un monde, mais à la fin de « leur 
monde ». Oui, une autre civilisation est nécessaire ! Oui, une autre 
civilisation est possible ! C’est une histoire de lutte : 
organisons-nous pour une nouvelle civilisation plus égale !
   
   
  
  
Source :
 Front uni des immigrations et des quartiers populaires
Septembre 2012