L’île du Pacifique, suite à l’accord de Nouméa signée en 1998, poursuit un processus inédit de décolonisation. Le référendum sur l’autodétermination en 2018 est attendu, notamment par la jeunesse qui veut croire à un autre « destin commun ».
La Nouvelle-Calédonie, c’est ce territoire français à l’autre bout du
monde, dont les médias français parlent peu. Pourtant, il y a quelques
semaines, Manuel Valls était en visite sur l’île pour gérer la crise du
nickel, dont ce territoire est le 5° producteur mondial, mais aussi pour
évoquer l’avenir du pays, qui doit trancher en théorie la question de
son indépendance par référendum en 2018.
Derrière la carte postale, l’eau paisible et les fantasmes
d’expatriés, ce point sur la carte au milieu du Pacifique sud est avant
tout, pour qui veut bien s’y pencher, un laboratoire contemporain de la
décolonisation. Marqué par des événements violents dans une période
encore récente – l’assaut meurtrier de la grotte d’Ouvéa, point culminant de ceux-ci en 1988, a fait l’objet d’un film essentiel et contesté de Mathieu Kassovitz, L’ordre et la morale
–, la Nouvelle-Calédonie trace depuis presque 30 ans un chemin original
vers son indépendance. Un chemin qui dit beaucoup sur le passé – et le
présent – colonial français, mais pas seulement.
Dans un contexte politique structuré par l’opposition entre
indépendantistes kanak et loyalistes partisans de la Nouvelle-Calédonie
française, une nouvelle génération émerge et tente de dépasser les
clivages politiques traditionnels. Par leurs engagements, de jeunes
personnalités, en grande partie issues du milieu artistique, expriment
dans des formes nouvelles la revendication d’indépendance. Et nous
aident à poser une question fondamentale pour les nouvelles générations
du monde entier : c’est quoi, être indépendant ?
Prendre la parole
Bâti sur le traumatisme des « événements » des années 80 et le pacte
entre deux camps, le discours officiel sur l’avenir du pays rencontre
aujourd’hui de timides remises en cause. Dans la Nouvelle-Calédonie de
2016, quelle est la réalité du « Destin commun », cette formule empruntée au leader historique Jean-Marie Tjibaou, assassiné en 1989, et dont les mots continuent de fédérer le monde politique calédonien ?
Sur ce débat sensible et « présent dans tous les esprits, dans toutes les discussions
», l’urgence de donner un contenu concret à l’avenir indépendant du
pays se confronte à la difficulté à faire émerger une parole…
indépendante. Un paradoxe souligné par Pablow, jeune militant du
collectif MaintenantCnous, qui mobilise la jeunesse dans la perspective du référendum. « Le débat est toujours sensible, on en parle pas avec tout le monde… Les échéances politiques qui arrivent [ndlr : le référendum de 2018] sont
très importantes pour nous. Le problème en Calédonie, c’est que peu de
jeunes sont politisés ou s’intéressent à la vie politique. Il y a encore
le sentiment que tout ça appartient à nos vieux. C’est eux qui ont tout
fait. »
En mettant des mots sur la difficulté de prendre la parole
politiquement, les nouvelles générations expriment une forme de complexe
à l’égard des « vieux » qui ont mené les premiers combats
indépendantistes et opposé les intérêts du peuple autochtone à l’Etat
colonial. En Nouvelle-Calédonie, le débat politique est structuré par la
question de l’indépendance, avec l’opposition entre le FLNKS
(Indépendantiste Kanak) et le RPCR (Pour le maintien dans la République
Française) ; très tôt, chacun est conduit à se positionner de manière
claire et tranchée sur une situation pourtant complexe. D’une certaine
manière, les nouvelles générations calédoniennes se trouvent
coincées entre le regard institutionnel et le regard des « vieux »,
entendu comme celui des autorités coutumières reconnues par les Accords de Nouméa (1998).
Cet effet de génération est renforcé par la coutume Kanak, qui
accorde une grande autorité à la parole des anciens, difficilement
contestable par les jeunes. Aïlé, jeune kanak engagé dans la vie
culturelle et citoyenne, exprime cette difficulté : « Oui la
jeunesse Calédonienne est stigmatisée ! Et pour moi jeune kanak, c’est
d’autant plus difficile d’être entendu par mes pères… Être catégorisé
part nos vieux, c’est là le plus effrayant… ». Pour Simane, militant et artiste, « la jeunesse est perdue
». Entre besoin de reconnaissance des anciennes générations et
tentative de définition d’une identité kanak contemporaine, la jeunesse
autochtone peine à trouver sa place dans un ordre politique écrasé par
les camps hérités des accords.
Deux camps opposés, mais qui répètent inlassablement le mot d’ordre du « Destin commun
» pour la population calédonienne. Un slogan qui rentre aujourd’hui de
plus en plus en contradiction avec la réalité vécue par une grande
partie de la jeunesse. L’exclusion, les inégalités scolaires et les
difficultés sociales nourrissent une forme d’opposition à ce qui est
ressenti comme une incantation hypocrite. Le long des discussions sur le
sujet en Calédonie, on est marqué par l’analogie avec la manière dont
sont reçus, notamment dans les quartiers populaires français, les
slogans républicains (« liberté, égalité, fraternité », « les mêmes
droits pour tous » etc.) : des mots vidés de leur sens, auxquels ne
croient plus que ceux qui les prononcent : « Ils disent destin commun, mais c’est des mensonges tout ça. Il n’y a rien de commun parce qu’il n’y a rien pour nous » crache désabusé le jeune Waté, qui a grandi entre un quartier populaire de Nouméa et sa tribu d’origine.
Waté, à l’image de nombreux jeunes kanak, est farouchement
indépendantiste. Comme lui, beaucoup de jeunes qui ont terminé leurs
études font l’aller-retour entre la ville et « la brousse », faute
d’emploi stable. Malgré les dispositions légales censées favoriser
l’intégration économique de la population locale dans certains secteurs,
le marché du travail reste relativement fermé à une partie de la
jeunesse. Cette dernière se trouve depuis quelques années la cible d’un
discours médiatique et politique très violent à son encontre : « en
crise », « inadaptée », « violente »… Mélangeant ainsi dans la même
catégorie comportements délinquants, révoltes sociales et revendications
politiques. Certains chercheurs y retrouvent le discours employé il y a
quelques décennies par les autorités coloniales à l’encontre du peuple
kanak dans son ensemble ; d’autres observateurs relèvent un vocabulaire
et des qualificatifs qui rappellent étrangement, là encore, le
traitement de la jeunesse des quartiers populaires en métropole. Vous
avez dit décolonisation ?
Ressemblances
« J’parle pas, je pense politique ». Par cette punchline qui en dit long, le jeune rappeur Kovi Tama évoque une difficulté pour la jeunesse de prendre ouvertement position dans des débats considérés comme « réservés à ceux calés en politique
». C’est contre cette situation que se dresse aujourd’hui une partie de
la jeunesse urbaine, à travers des mobilisations diverses qui remettent
en cause les cadres du militantisme traditionnel.
En 2012, le collectif « La tribu dans la ville
» a installé pendant 52 jours un espace de vie et de débat en plein
centre-ville de Nouméa – sorte de « Nuit Debout Kanak » avant l’heure–,
avant d’être expulsé par le commun accord de la ville de Nouméa et des
autorités coutumières. Un mot d’ordre a alors émergé, adressé à la
société calédonienne dans son ensemble : « Nous ne sommes pas des délinquants ! ». Parallèlement, de jeunes personnalités ont lancé en 2015 le collectif « MaintenantCnous » avec l’objectif proclamé de « sonder réellement la jeunesse du pays
» en ouvrant des espaces de réflexion sur l’avenir du pays – débat
qu’ils considèrent aujourd’hui confisqué par les partis traditionnels.
Le collectif revendique de ne prendre position pour « aucun des deux
camps ». Pablow abonde : « Les partis politiques calédoniens sont
des vieilles familles qui sentent la poussière, peu enclin à l’ouverture
et marquées par des drames familiaux internes. La quasi-totalité de
ceux-là sont issus d’une période que tout le monde veut oublier ».
Sous des formes différentes, ces espaces politiques atypiques en
Nouvelle-Calédonie portent la même exigence : celle de faire entendre
une troisième voix nécessaire dans la construction de l’indépendance. A
de nombreux égards, ces initiatives font écho à la remise en cause
actuelle des cadres traditionnels de l’engagement politique en
métropole. La Nuit Debout ou encore les listes indépendantes qui ont
émergé dans les banlieues françaises ces dernières années en sont une
expression marquante.
Pour cette nouvelle génération militante, l’héritage des leaders
politiques et intellectuels du mouvement indépendantiste continue de
constituer la référence. Pourtant, ils formalisent de plus en plus le
défi d’un renouvellement du discours indépendantiste qui ralliera les
lignes diverses de ce dernier, de la plus dure à la plus indécise.
A l’image du collectif « Yen a Marre » au Sénégal, de jeunes leaders
utilisent la voie artistique pour prendre position. Aux notes du Kaneka,
mouvement musical kanak engagé et inspiré du reggae jamaïcain, s’ajoute
aujourd’hui les gestes et les mots du mouvement Hip-Hop, vivier de
jeunes militants qui veulent se mêler de l’avenir du pays. Parmi leurs
exigences : la prise en compte du métissage de la population qui selon
Jonathan « remet en cause les appartenances culturelles et communautaires classiques ». Pablow poursuit : « Tout
le monde est métissé aujourd’hui en Calédonie. De par le sang et de par
l’esprit. L’espoir se situe là et nulle part ailleurs. Le mélange des
communautés fera naitre une nation unie, un langage propre, une culture à
part entière ».
Le
groupe mélangé des danseurs du « Resurrection Crew » a d’ailleurs
représenté la Nouvelle-Calédonie avec le drapeau Kanak à l’édition 2016
du Festival des Arts du Pacifique, sur l’île de Guam (archipel des îles
Marianne). Comme un défi aux tensions communautaires qui agitent parfois
les nombreuses ethnies présentes sur l’île, Kovi Tama, lui-même métis, a
fondé avec deux autres artistes le groupe « Pacifika Hood » : « La peur, les a priori… C’est une minorité. On veut montrer que le Pacifique, c’est une famille ». Simane va plus loin : « Trop de métis se sentent obligés de prendre partie au lieu de prendre ces mondes différents comme une force, non comme un choix ».
Très actifs notamment sur les réseaux sociaux, Aïlé, Simane et Pablow s’interrogent : « Aujourd’hui,
la jeunesse étale un peu partout son avis. Mais est-il entendu et
accepté ? (…) Où sont les endroits où on peut s’exprimer réellement,
formuler des demandes aux institutions ? ». A un an et demi d’une
consultation populaire qui ressemble par instants à un saut dans
l’inconnu, on est saisi d’un doute : la société calédonienne est-elle
prête ?
L’espoir réside sans doute dans cette jeunesse qui veut se confronter
à ce moment démocratique unique dans l’histoire de la décolonisation.
Pour évoquer l’avenir, les mots de Pablow sont sans équivoques : « Personne
ne m’attend ailleurs. Ici on construit un pays. Notre pays. Je veux
participer à ce travail. Apporter ma petite pierre à l’édifice ». Fragile ou non, l’indépendance n’attend pas.