Il y a trente ans, le 15 octobre 1987, le leader de la révolution
burkinabè était assassiné. Deux ans plus tard, Sennen Andriamirado,
rédacteur en chef de Jeune Afrique et intime de l’ex-chef de l’État,
publiait Il s’appelait Sankara. Voici ici reproduit le récit de la
dernière journée du président du Faso sous la plume de notre confrère
disparu en 1997.
Lorsque Mariam se réveille, Thomas Sankara, qui a fini par la
rejoindre au lit, s’est assoupi à son tour. Vraisemblablement, sa copie
est désormais prête. Sur la pointe des pieds, l’épouse du président
quitte la chambre et se prépare à aller au travail. Elle doit y être à
15 heures. Sankara, lui, va dormir pendant une bonne heure encore. La
sieste quotidienne reste, pour cet oiseau de nuit, le seul moment de la
journée où il récupère. Une pause d’autant plus importante, ce jeudi
15 octobre 1987, que l’après-midi et la nuit s’annoncent longues.
À 16 heures, il préside l’une des trois réunions hebdomadaires de son
cabinet spécial. À l’ordre du jour : le compte rendu de l’un de ses
conseillers qui rentre de Cotonou, où il a eu des entretiens avec les
responsables du Parti révolutionnaire du peuple du Bénin et rassemblé
des documents sur le « Code béninois de conduite révolutionnaire » ; le
projet de création d’un journal du CNR [Conseil national de la
révolution]. Et à 20 heures, il y aura la réunion, très délicate, de
l’OMR [Organisation militaire révolutionnaire].
Je ne te verrai pas avant la fin de la réunion de 20 heures. On parlera ce soir
Vers 15 h 30, Mariam Sankara l’appelle au téléphone. « Papa est sous
la douche », lui répond son fils aîné, Philippe, 7 ans à l’époque. Elle
rappelle dix minutes plus tard. Le président, en tenue de sport depuis
le matin – tee-shirt blanc et pantalon de jogging rouge –, est prêt à
partir.
« Je vais d’abord à ma réunion de 16 heures, au Conseil de l’entente,
lui dit-il. Puis, je vais au sport de masse à 17 heures. Après, je
reviendrai sans doute prendre une douche à la maison, mais tu ne seras
pas encore rentrée. Je ne te verrai pas avant la fin de la réunion de
20 heures. On parlera ce soir. »
Entre-temps, les membres du cabinet spécial ont commencé à arriver
dans l’une des villas du Conseil de l’entente, qui sert de siège au CNR.
Alouna Traoré et Paulin Babou Bamouni ont fait un crochet par les
bureaux de la présidence juste en face ; les autres, Bonaventure
Compaoré, Frédéric Kiemdé et Patrice Zagré, sont venus directement au
Conseil. Christophe Saba, en tant que secrétaire permanent du CNR, y est
depuis le matin.
Nous sommes tous là, camarade président. Il est tard et nous n’attendons plus que vous
À 16 h 20, il se décide à rappeler à l’ordre le président, qui n’a
pas encore quitté sa résidence où il discute avec un autre de ses
conseillers, le directeur adjoint de la presse présidentielle, Serge
Théophile Balima : « Nous sommes tous là, camarade président. Il est
tard et nous n’attendons plus que vous. » « J’arrive tout de suite »,
répond Sankara. Il renvoie Balima et monte dans une Peugeot 205 noire.
Le président, comme d’habitude, a pris place à côté du chauffeur :
« J’aime bien voir la route, se croit-il souvent obligé d’expliquer, et
de derrière on ne voit rien. »
Sur le siège arrière, deux gardes du corps. Une voiture les suit,
occupée par trois autres gardes du corps plus le chauffeur, un militaire
lui aussi. Tous sont en tenue de sport, ce jeudi après-midi : deux fois
par semaine, en effet, le lundi et le jeudi à partir de 17 heures, les
Burkinabè sont censés pratiquer le sport de masse. Le PF [président du
Faso] et ses gardes ne se sont donc armés que de leur pistolet
automatique (PA).
Arrivée au Conseil de l’Entente
Au Conseil de l’entente, les membres du cabinet spécial sont
également en tenue de sport, à l’exception de Patrice Zagré, venu en
« pékin ». À 16 h 30, le président arrive.
Il débarque de la 205, suivi par quatre de ses gardes, qui s’installent
dans le couloir attenant à la salle de réunion. Les chauffeurs rangent
les deux voitures sous un préau voisin et vont s’abriter du soleil à
l’ombre des grands arbres, notamment des nims, qui bordent les jardins.
À 16 h 35, le président prend place au bout de la table de réunion en
forme de U. L’adjudant Christophe Saba, Paulin Bamouni et Frédéric
Kiemdé se sont installés à sa droite. À sa gauche se trouvent Patrice
Zagré, Bonaventure Compaoré et Alouna Traoré. Thomas Sankara, toujours
en retard mais toujours pressé, ouvre la séance de travail : « Faisons
vite, commençons ! »
Restez ! Restez ! C’est moi qu’ils veulent !
Alouna Traoré, celui qui, la veille, était parti en mission
d’information à Cotonou, commence son rapport : « J’ai quitté Ouaga
avant-hier à 18 heures… » Et il s’interrompt, la voix soudain couverte
par le bruit du tuyau d’échappement, sans doute percé, d’une voiture qui
s’approche.
Étonné et agacé, Sankara demande : « Quel est ce bruit-là ? » bientôt
imité par Saba, qui fronce les sourcils : « C’est quoi ça même ? » Le
bruit s’amplifie. Une voiture – « une Peugeot 504 ou une Toyota
bâchée », hésitera à préciser le seul témoin direct rescapé – s’est
arrêtée devant le petit portail de la villa. Et immédiatement, le bruit
du moteur a été couvert par le vacarme de rafales de Kalachnikov.
Les sept hommes réunis dans la salle s’aplatissent au sol, se
protégeant derrière les fauteuils. Parmi eux, seul à être armé puisque
ses gardes sont restés soit dans le couloir, soit dans le jardin,
Sankara se saisit de son PA, qu’il avait déposé sur la table, à portée
de main. Du dehors, quelqu’un crie : « Sortez ! Sortez ! » Sankara se
relève, pousse un grand soupir et ordonne à ses conseillers : « Restez !
Restez ! C’est moi qu’ils veulent ! » Puis il quitte la salle de
réunion, les bras en l’air.
Les assaillants étaient venus pour tuer !
« Il a à peine franchi la porte de la villa, témoigne Alouna Traoré,
qu’il est littéralement canardé. Les assaillants étaient venus pour
tuer ! » Les gardes qui veillaient dans le couloir, ceux qui, comme les
deux chauffeurs, étaient restés dehors, ainsi qu’un motard de la
gendarmerie, Soré Patenema, venu par hasard apporter du courrier au
siège du CNR, ont déjà été abattus par les premières rafales.
Un ancien membre de la garde du président du Faso, surnommé Otis
– et, depuis, réintégré dans les rangs des para-commandos de Pô
(commandés par le capitaine Blaise Compaoré, qui en a fait un de ses
chauffeurs) – déboule dans la salle de réunion, pousse les
collaborateurs du président vers la sortie : « Dehors ! Dehors !
Sortez ! » Tous ceux qui obtempèrent sont abattus à leur tour.
Au dernier moment, Patrice Zagré essaie de retourner se réfugier dans la
salle de réunion ; une rafale dans le dos l’achève.
Deux impacts mortels sur le front
Alouna Traoré, par un réflexe de peur ou de survie, les deux
peut-être, s’est retrouvé couché sur le gravier mais vivant, baignant
dans le sang de ses camarades dont il entend, comme dans un cauchemar,
les râles et les soupirs d’agonie : quatre membres civils du cabinet
spécial (Paulin Bamouni, Patrice Zagré, Frédéric Kiemdé et Bonaventure
Compaoré) et huit militaires parmi lesquels l’adjudant Christophe Saba,
un pauvre gendarme qui passait par là, les chauffeurs du convoi
présidentiel et quatre gardes du corps. Alouna a enjambé le corps du PF
sans s’en rendre compte.
Regardant par-dessus son épaule, il voit Thomas Sankara par terre.
Deux impacts sur le front l’ont immédiatement tué. Mais ce coup d’œil
instinctif manque de coûter la vie au rescapé, qui entend quelqu’un
crier : « Il y en a un qui n’est pas mort ! Celui qui est tout en bleu !
Qu’il se relève ! » Alouna Traoré, l’homme au jogging bleu, se met
debout.
On lui dit d’avancer puis de se recoucher par terre, entre deux
autres cadavres, ceux des deux chauffeurs du convoi présidentiel. Il se
tâte. Couvert de sang, il n’a pourtant aucune égratignure. Autour de
lui, les commandos tirent toujours, mais, cette fois, en l’air, comme
s’ils voulaient faire croire à l’extérieur que des combats acharnés se
déroulent dans l’enceinte du Conseil de l’entente ; et avec hargne,
comme si eux-mêmes voulaient croire qu’ils se battent et se défendent
réellement. Pendant longtemps, trente minutes peut-être, ils usent ainsi
leurs munitions.
Le Conseil de l’Entente transformé en terrain d’exécution
Alouna est toujours au sol. Du coin de l’œil, il voit s’avancer, en
combinaison bleue de mécanicien, le chauffeur-garde du corps du
capitaine Blaise Compaoré : Hamidou Maïga, virtuose du volant et de la
Kalachnikov, qui le fixe du regard et dit à l’intention des autres
assaillants : « Laissez ! Je vais l’achever ! »
Un gradé – « Je ne le connais pas, dira Alouna Traoré, il avait le
visage balafré » – s’y oppose et crie : « Amenez-moi le rescapé ! » On
lui amène Alouna Traoré, à qui il ordonne de se coucher à nouveau. Le
survivant essaie de ramper et de se rapprocher d’un mur. Mal lui en
prend. « Reste tranquille ! s’entend-il apostropher. Sinon tu vas
rejoindre les autres ! » Alouna se le tient pour dit.
Combien de temps est-il resté ainsi par terre ? « Deux ou trois
heures », avance-t-il sans autre précision. Jusqu’à ce qu’un soldat
l’interpelle à nouveau et le menace : « Toi, tu as tout vu. On ne peut
pas te laisser partir comme ça. Tu vas rejoindre les autres ! » Alouna
ne réalise sans doute pas encore très bien sa situation. Il a dépassé le
stade de la peur et s’est réfugié dans le monde de l’absurde.
Depuis qu’il gît entre les cadavres, une image le hante : une photo
de Mère Teresa, Prix Nobel de la paix, au milieu de jeunes Indiens
miséreux, qu’il avait longuement regardée le matin même. Et, pour
l’heure, il n’a qu’une envie, uriner, et le dit. On l’y autorise et il
va longuement se soulager entre les fleurs des jardins du Conseil de
l’entente, transformés cet après-midi-là en terrain d’exécution.
Treize cadavres disparus
On le fait ensuite monter à l’étage d’une villa où ont été regroupés
des agents du CNR qui ont tout entendu sans avoir rien vu du drame : le
médecin-adjudant Youssouf Ouedraogo, adjoint de l’adjudant Christophe
Saba, tout le secrétariat de ce dernier, Laurent Kaboré, qui travaillait
aussi au CNR. Au milieu d’eux, il a la surprise de découvrir, blessé,
un garde du président, Bossobé, dont on perdra la trace par la suite. La
tenue de sport bleue d’Alouna Traoré est imbibée de sang. Ses mains,
son visage, ses cheveux sont ensanglantés. On lui dit de se laver. Puis
de s’asseoir.
Alors que le soleil s’est couché depuis longtemps, Alouna entend des
voitures manœuvrer dans les allées du Conseil de l’entente. Il risque un
regard par la fenêtre : les treize cadavres ont disparu ; des
camions-citernes sont en train de nettoyer, à grands jets d’eau, la
scène du drame. Il passera la nuit dans les coulisses. Il ne dormira
pas. Tournant et retournant dans sa tête la même question : « Mais
qu’est-ce que le président a bien pu faire pour mériter ça ? »
Où sont les assassins présumés ?
Relancée début 2015 par le régime de transition après la chute de Blaise Compaoré, l’enquête sur l’assassinat de Thomas Sankara
est menée par le juge d’instruction militaire François Yaméogo. Parmi
les dix-sept personnes qu’il a inculpées, six sont en détention
préventive, dont Gilbert Diendéré, ex-chef d’état-major particulier de
Blaise Compaoré. Deux autres inculpés, accusés d’avoir joué un rôle
majeur dans cette affaire, échappent toujours à la justice burkinabè et
font l’objet d’un mandat d’arrêt international : Blaise Compaoré et
Hyacinthe Kafando.
Exilé à Abidjan, le premier ne devrait pas faire face au juge Yaméogo
de sitôt, les autorités ivoiriennes semblant peu enclines à l’extrader.
Le second, ex-chef de la sécurité rapprochée de Compaoré et meneur du
commando qui a assassiné Sankara, a été convoqué par le juge le 22 juin
2015… Mais l’ancien député ne s’est jamais présenté au tribunal
militaire : il aurait fui le pays sans laisser de trace et serait lui
aussi, selon nos sources, réfugié en Côte d’Ivoire.
Plusieurs pistes non élucidées
Hormis Compaoré et Kafando, la plupart des suspects ont été entendus.
Convoqué à deux reprises en 2016 par le juge Yaméogo, Salif Diallo,
l’ancienne tête pensante de Compaoré décédé en août dernier, a nié toute
responsabilité dans l’assassinat de Sankara et ajouté que Blaise
Compaoré ne pouvait ignorer ce qui se tramait. Quant à Gilbert Diendéré,
il soutient ne pas avoir été mis au courant d’une quelconque opération
contre Sankara et affirme que c’est Hyacinthe Kafando qui en aurait pris
l’initiative.
Le juge Yaméogo, quant à lui, s’intéresse également à d’éventuelles
implications étrangères – en particulier française, ivoirienne ou
togolaise. Il a adressé une commission rogatoire à Paris pour demander
la levée du secret-défense sur certaines archives et l’audition de
différentes personnalités. Les autorités françaises ont répondu, en mai,
qu’elles « n’y voyaient pas d’objection », mais qu’elles avaient
d’abord besoin d’obtenir un « certain nombre de précisions ».