«La
 dette ne peut pas être remboursée parce que si nous ne payons pas, nos 
bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous 
payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons en sûrs également.» 
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Thomas
 Sankara (1949-1987) fut président du Burkina Faso (pays africain 
autrefois connu sous le nom de Haute-Volta), de 1983 à 1987. C’est lui 
qui changea en 1984 le nom du pays pour Burkina Faso, qui signifie «le 
pays des hommes intègres». Pour ne pas subir les dictas des financiers 
internationaux, il refusa toute aide du Fonds Monétaire International et
 de la Banque Mondiale. Son pays semi-désertique, affamé, endetté, avec 
une mortalité infantile des plus élevée du monde, ne pouvait compter que
 sur lui-même. «Deux repas et 10 litres d’eau pour tous et tous les jours»
 devint son slogan et son programme; et en quatre ans, ce programme 
devint réalité: il avait en effet réussi à rendre son pays 
auto-suffisant dans le domaine alimentaire.
***
Cependant,
 le fardeau de la dette extérieure, accumulé par les gouvernements 
précédents, menaçait son pays. Le 29 juillet 1987, Sankara prononçait le
 discours suivant à la 25e Conférence au sommet des pays membres de 
l’OUA (Organisation de l’Union Africaine) à Addis-Abeba, en Éthiopie, 
appelant à un front uni tous les pays africains contre la dette, et 
déclarant, entre autres: «Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence!»
 Sankara fut assassiné le 15 octobre 1987, trois mois après ce discours.
Pour un front uni contre la dette
par le Président Thomas Sankara
par le Président Thomas Sankara
Nous
 estimons que la dette s’analyse d’abord de par ses origines. Les 
origines de la dette remontent aux origines du colonialisme. Ceux qui 
nous ont prêté de l’argent, ce sont ceux-là qui nous ont colonisés, ce 
sont les mêmes qui géraient nos États et nos économies, ce sont les 
colonisateurs qui endettaient l’Afrique auprès des bailleurs de fonds, 
leurs frères et cousins.
Nous
 étions étrangers à cette dette, nous ne pouvons donc pas la payer. La 
dette, c’est encore le néo-colonialisme où les colonisateurs se sont 
transformés en assistants techniques; en fait, nous devrions dire qu’ils
 se sont transformés en assassins techniques; et ce sont eux qui nous 
ont proposé des sources de financement.
Des
 bailleurs de fonds, un terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y 
avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement 
chez les autres. Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, 
recommandés; on nous a présenté des montages financiers alléchants, des 
dossiers; nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans, 
même plus c’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples
 pendant cinquante ans et plus.
Mais
 la dette, c’est sa forme actuelle, contrôlée, dominée par 
l’impérialisme, une reconquête savamment organisée pour que l’Afrique, 
sa croissance, son développement obéisse à des paliers, à des normes qui
 nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous 
devienne l’esclave financier c’est-à-dire l’esclave tout court de ceux 
qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez
 nous avec l’obligation de rembourser.
On
 nous dit de rembourser la dette: ce n’est pas une question morale, ce 
n’est point une question de ce prétendu honneur de rembourser ou de ne 
pas rembourser. Monsieur le président, nous avons écouté et applaudi le 
premier ministre de Norvège lorsqu’elle est intervenue ici même, elle a 
dit, elle qui est Européenne, que toute la dette ne peut pas être 
remboursée.
La
 dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord si nous ne payons 
pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre,
 si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons en sûrs également.
Ceux
 qui nous ont conduits à l’endettement ont joué comme dans un casino; 
quand ils gagnaient, il n’y avait point de débat, maintenant qu’ils ont 
perdu au jeu, ils nous exigent le remboursement, et l’on parle de crise.
 Non! Monsieur le Président, ils ont joué, ils ont perdu, c’est la règle
 du jeu, la vie continue!
Nous
 ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous n’avons pas de quoi 
payer; nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous ne sommes 
pas responsables de la dette; nous ne pouvons pas payer la dette parce 
que, au contraire, les autres nous doivent ce que les plus grandes 
richesses ne pourront jamais payer c’est-à-dire la dette de sang. C’est 
notre sang qui a été versé! On parle du plan Marshall qui a refait 
l’Europe économique mais on ne parle jamais du plan africain qui a 
permis à l’Europe de faire face aux hordes hitlériennes lorsque leur 
économie était menacée, leur stabilité était menacée.
Qui
 a sauvé l’Europe? C’est l’Afrique! On en parle très peu, on en parle si
 peu que nous ne pouvons pas nous être complices de ce silence ingrat. 
Si les autres ne peuvent pas chanter nos louanges, nous avons au moins 
le devoir de dire que nos pères furent courageux et que nos anciens 
combattants ont sauvé l’Europe et finalement ont permis au monde de se 
débarrasser du nazisme.
La
 dette, c’est aussi la conséquence des affrontements et lorsque l’on 
nous parle aujourd’hui de crise économique, on oublie de nous dire que 
la crise n’est pas venue de façon subite, la crise existe de tout temps 
et elle ira en s’aggravant chaque fois que les masses populaires seront 
de plus en plus conscientes de leur droit face aux exploiteurs.
Il
 y a crise aujourd’hui parce que les masses refusent que les richesses 
soient concentrées entre les mains de quelques individus; il y a crise 
parce que quelques individus déposent dans des banques à l’étranger des 
sommes colossales qui suffiraient à développer l’Afrique; il y a crise 
parce que face à ces richesses individuelles que l’on peut nommer, les 
masses populaires refusent de vivre dans les ghettos, dans les bas 
quartiers; il y a crise parce que les peuples partout refusent d’être 
dans Soweto face à Johannesburg. Il y a donc lutte et l’exacerbation de 
cette lutte amène les tenants du pouvoir financier à s’inquiéter.
On
 nous demande aujourd’hui d’être complices de la recherche d’un 
équilibre, équilibre en faveur des tenants du pouvoir financier, 
équilibre au détriment de nos masses populaires. Non, nous ne pouvons 
pas être complices, non, nous ne pouvons pas accompagner ceux qui sucent
 le sang de nos peuples et qui vivent de la sueur de nos peuples, nous 
ne pouvons pas les accompagner dans leur démarche assassine.
Monsieur
 le président, nous entendons parler de club, club de Rome, club de 
Paris, club de partout. Nous entendons parler du groupe des cinq, du 
groupe des sept, du groupe des dix peut être du groupe des cent et que 
sais-je encore.
Il
 est normal que nous créions notre club et notre groupe faisant en sorte
 que dès aujourd’hui Addis-Abeba devienne également le siège, le centre 
d’où partira le souffle nouveau: le club d’Addis-Abeba.
Nous
 avons le devoir aujourd’hui de créer le front uni d’Addis-Abeba contre 
la dette. Ce n’est que de cette façon que nous pouvons dire aux autres 
qu’en refusant de payer la dette nous ne venons pas dans une démarche 
belliqueuse, au contraire, c’est dans une démarche fraternelle pour dire
 ce qui est.
Du
 reste, les masses populaires en Europe ne sont pas opposées aux masses 
populaires en Afrique mais ceux qui veulent exploiter l’Afrique, ce sont
 les mêmes qui exploitent l’Europe; Nous avons un ennemi commun. Donc 
notre club parti d’Addis-Abeba devra également dire aux uns et aux 
autres que la dette ne saurait être payée.
Et
 quand nous disons que la dette ne saurait être payée ce n’est point que
 nous sommes contre la morale, la dignité, le respect de la parole. 
Parce que nous estimons que nous n’avons pas la même morale que les 
autres. Entre le riche et le pauvre, il n’y a pas la même morale. La 
bible, le coran, ne peuvent pas servir de la même manière celui qui 
exploite le peuple et celui qui est exploité; Il faudrait alors qu’il y 
ait deux éditions de la bible et deux éditions du coran.
Nous
 ne pouvons pas accepter qu’on nous parle de dignité, nous ne pouvons 
pas accepter que l’on nous parle de mérite de ceux qui payent et de 
perte de confiance vis-à-vis de ceux qui ne payeraient pas. Nous devons 
au contraire dire que c’est normal aujourd’hui, nous devons au contraire
 reconnaître que les plus grands voleurs sont les plus riches. Un 
pauvre, quand il vole, il ne commet qu’un larcin ou une peccadille tout 
juste pour survivre par nécessité. Les riches ce sont eux qui volent le 
fisc, les douanes et qui exploitent les peuples.
Monsieur
 le président, ma proposition ne vise pas simplement à provoquer ou à 
faire du spectacle, je voudrais dire ce que chacun de nous pense et 
souhaite. Qui ici ne souhaite pas que la dette soit purement et 
simplement effacée? Celui qui ne le souhaite pas, il peut sortir, 
prendre son avion et aller tout de suite à la banque mondiale payer! 
Tous nous le souhaitons!
Je
 ne voudrais pas que l’on prenne la proposition du Burkina Faso comme 
celle qui viendrait de la part de jeunes sans maturité et sans 
expérience. Je ne voudrais pas non plus que l’on pense qu’il n’y a que 
les révolutionnaires à parler de cette façon. Je voudrais que l’on 
admette que c’est simplement l’objectivité et l’obligation et je peux 
citer dans les exemples de ceux qui ont dit de ne pas payer la dette des
 révolutionnaires comme des non révolutionnaires, des jeunes comme des 
vieux.
Monsieur
 le Président, ce n’est donc pas de la provocation. Je voudrais que, 
très sagement, vous nous votiez des solutions. Je voudrais que notre 
conférence adopte la nécessité de dire clairement que nous ne pouvons 
pas payer la dette, non pas dans un esprit belliqueux, belliciste, ceci 
pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner.
Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence.
Par
 contre, avec le soutien de tous, dont j’ai besoin, nous pourrons éviter
 de payer. Et en évitant de payer, nous pourrons (contribuer) à notre 
développement.
Et
 je voudrais terminer en disant que chaque fois qu’un pays africain a 
une arme, c’est contre un Africain. Ce n’est pas contre un Européen. Ce 
n’est pas contre un Asiatique. C’est contre un Africain.
Par
 conséquent, nous devons également, dans la lancée de la résolution de 
la question de la dette, trouver une solution au problème de l’armement.
 Je suis militaire et je porte une arme. Mais, monsieur le Président, je
 voudrais que nous nous désarmions; parce que moi, je porte l’unique 
arme que je possède, et d’autres ont camouflé les armes qu’ils ont!
Alors,
 chers frères, avec le soutien de tous, nous pourrons faire la paix chez
 nous. Nous pourrons également utiliser ces immenses potentialités pour 
développer l’Afrique, parce que notre sol, notre sous-sol, sont riches; 
nous avons suffisamment de bras, et nous avons un marché immense, très 
vaste — du nord au sud, de l’est à l’ouest. Nous avons suffisamment de 
capacités intellectuelles pour créer, ou tout au moins prendre la 
technologie et la science partout où nous pouvons les trouver.
Monsieur
 le Président, faisons en sorte que nous mettions au point ce front uni 
d’Addis-Abeba contre la dette. Faisons en sorte que ce soit à partir 
d’Addis-Abeba que nous décidions de limiter la course aux armements 
entre pays faibles et pauvres. Les gourdins et les coutelas que nous 
achetons sont inutiles.
Faisons
 en sorte également que le marché africain soit le marché des Africains:
 produire en Afrique, transformer en Afrique, et consommer en Afrique. 
Produisons ce dont nous avons besoin, et consommons ce que nous 
produisons, au lieu d’importer.
Le
 Burkina Faso est venu vous exposer ici la cotonnade (la fabrique du 
coton): produite au Burkina Faso, tissée au Burkina Faso, cousue au 
Burkina Faso, pour habiller les Burkinabés (les habitants du Burkina 
Faso). Ma délégation et moi-même nous sommes habillés par nos 
tisserands, nos paysans. Il n’y a pas un seul fil qui vienne de l’Europe
 ou de l’Amérique!
Je
 ne fais pas un défilé de mode, mais je voudrais simplement dire que 
nous devons accepter de vivre africains, c’est la seule façon de vivre 
libres et de vivre dignes. Je vous remercie, monsieur le Président. La 
patrie ou la mort, nous vaincrons!
Thomas Sankara
Avec
 un tel discours, le Président Sankara devenait pour les Financiers un 
scandale qui devait être éliminé. Il fut assassiné le 15 octobre 1987 
par un coup d’État mené par Blaise Compaoré (le président destitué 
récemment), qui se hâta de retourner dans le giron du FMI et de rejeter 
les réformes de Sankara, ce qui fait que le Burkina Faso compte 
aujourd’hui parmi les trois pays les plus pauvres au monde. Une semaine 
avant de mourir, Sankara déclarait:
 «Les individus peuvent être assassinés, mais vous ne pouvez pas tuer les idées.»
La
 solution est donc d’éduquer non seulement une seule personne — le chef 
d’État ou président de la nation — mais toute la population, sur 
l’escroquerie du système actuel d’argent-dette, et d’informer les gens 
sur la façon dont un pays peut créer sa propre monnaie sans dette, et 
garantir la sécurité économique de tous ses citoyens. Telle est l’idée 
que le journal Vers Demain répand, et comme la vérité, cette idée ne 
peut pas être éliminée ou réduite au silence, au contraire, elle doit se
 répandre aux quatre coins de la terre!