Groupe d'infirmiers Kanak
Face à la caméra, Stéphane Urgin, ancien combattant guadeloupéen de 14-18, se souvient avec émotion de la bataille de Verdun. En 1998, quatre-vingts ans après la fin des combats, son visage est encore marqué par les traces de brûlures provoquées par les gaz. Soudain, ce vieillard qui paraissait il y a un instant si frêle bondit de sa chaise, pour dénoncer « les généraux restés à l’arrière ».
Comme de nombreux anciens combattants recrutés dans les colonies, il a gardé son indignation intacte contre cette France oublieuse des valeurs d’égalité promises pendant la Grande Guerre. Selon lui, la pension d’indemnisation versée par l’Etat n’était pas à la hauteur du sacrifice consenti. Stéphane Urgin n’en démord pas : sans les poilus de l’Empire colonial, la France n’aurait pas gagné la guerre. « C’est nous qui les avons sortis de là », insiste-t-il.
Ce témoignage recueilli par le cinéaste Mehdi Lallaoui est l’un des moments les plus forts de son dernier documentaire, intitulé Les Poilus d’ailleurs, qui sera projeté en ouverture du mois du film documentaire au Centre Georges Pompidou, le vendredi 7 novembre. L’émotion se retrouve également dans les yeux embués de larmes du sculpteur kanak Hiandjing Pagou-Banehote. « On aimerait bien que tout le monde sache que nos vieux ont été là aussi. Ça nous permet de visionner l’avenir différemment, nous, les enfants, les petits-enfants. Ça nous permet d’avoir un avenir plus stable, plus posé, un avenir commun. C’est le lien qui nous lie », dit-il.
DEVOIR DE MÉMOIRE
La démarche de Mehdi Lallaoui est guidée par ce devoir de mémoire. Le cinéaste français a commencé à s’intéresser à la Grande Guerre lorsqu’il a appris que l’un des membres de sa famille était mort à Verdun en 1916. « La nouvelle de son décès n’arriva en Algérie qu’en 1922 », précise-t-il. Son documentaire se veut comme « une dédicace à la mémoire des défunts ». « L’enjeu mémoriel n’est ni la dénonciation, ni la stigmatisation du pays qui est le nôtre, il est avant tout de marquer, par des actes hautement symboliques, le respect dû à nos anciens, à ces relégués de l’histoire dont les descendants vivent en France », écrit-il dans un livre homonyme (1).
Ce film construit en tiroirs passe en revue un à un les contingents de l’empire : les soldats d’Afrique du Nord, les tirailleurs sénégalais, les travailleurs chinois, les combattants indochinois, antillais, kanaks et malgaches. Au total, plus de 600 000 hommes des colonies que l’on fit venir des quatre coins de l’Empire. Ce découpage est ponctué par les portraits de coloniaux réalisés par le peintre suisse Eugène Burnand, qui peignit entre 1917 et 1920 des dizaines de fantassins issus de tous les pays de l’Entente et de leurs colonies.
Lallaoui a surtout puisé dans les archives audiovisuelles du ministère de la défense (Ecpad) pour illustrer la guerre des soldats coloniaux : l’arrivée dans les ports, les défilés militaires fusils à l’épaule, les cantonnements, les usines, les tranchées… Il s’est également servi d’images fixes et animées : la caméra zoome puis s’attarde sur la carte d’identité d’Abdoulaye N'Diaye, ancien tirailleur sénégalais, mort en 1998, à l’âge de 104 ans.
DE FRÉJUS À REIMS EN PASSANT PAR NOUMÉA
Le cinéaste ne s’est pas contenté de récupérer des images : il est allé sur place filmer les traces de la Grande Guerre. A Fréjus, où se trouve la mosquée Missiri, édifiée en 1930 en l’honneur des combattants musulmans de la guerre. A Reims, où le monument aux héros de l’armée noire, érigée en 1924, fut détruit par les nazis en 1940. A Nouméa, où le nom des soldats kanaks morts pour la France ne fut inscrit sur le monument aux morts qu’en 1998.
Les explications apportées par Marc Michel, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Afrique noire et Sylvette Boubin-Boyer, historienne spécialisée sur les tirailleurs kanaks dans la Grande Guerre, donnent du poids à ce documentaire. Seul regret, Lallaoui passe un peu vite sur les travailleurs chinois et indochinois, et de façon plus surprenante, sur les soldats d'Afrique du Nord.
Le mérite lui revient de s’être intéressé à la parole de ces poilus d’ailleurs : les témoignages des anciens combattants antillais filmés en 1998, mais également les rares textes écrits à l’époque. La lecture de la lettre du tirailleur algérien Mohamed Ben Mohamed, seul instruit d’une famille de treize enfants, est frappante : il annonce à sa famille qu’il est l’un des deux seuls survivants de sa compagnie.
UN MATÉRIAU TÉNU
Mais Lallaoui ne précise pas que les poilus d’ailleurs furent peu à écrire sur leur guerre. Si la mémoire de ces soldats coloniaux est si ténue, ce n’est pas seulement parce que la France ne les a pas reconnus. C'est aussi parce que les soldats n’ont pas toujours pu, voulu ou su raconter leur guerre. De la même manière, leurs descendants n'ont pas toujours été en mesure de transmettre leur mémoire.
Le documentaire ne dit pas non plus que les images d'archives montrées furent pour la plupart mises en scène pour les besoins de la propagande de l’armée française. Le rap, le reggae et la musique africaine contemporaine qui le rythment nous rappellent indirectement que les enregistrements sonores d’époque de ces pays sont rares et qu’il est parfois plus facile de faire passer un message ou des émotions avec le langage et la musique d’aujourd’hui. Ainsi vogue le documentaire de Lallaoui : sur une ligne de crête entre histoire et mémoire, entre faits et émotions.
(1) Mehdi Lallaoui, Les Poilus d'ailleurs, Au nom de la mémoire. 140 p., 2014. 26 euros.
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Antoine Flandrin
Journaliste au Monde
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