Le crâne d’Ataï : une relique, pas un objet d’étude
Par Laurent Carpentier LE MONDE
"Cérémonie de restitution des restes du chef kanak Ataï, au Muséum
national d’histoire naturelle, à Paris, jeudi 28 août 2014, en présence
de la ministre des outre-mer, George Pau-Langevin (à gauche) et du chef
coutumier Bergé Kawa.
Les curieux en seront pour leurs frais. On ne l’aura pas vue, la « magnifique tête du chef Ataï » telle que la décrivait en 1879 l’anatomiste Paul Broca, fondateur de la Société d’anthropologie de Paris et découvreur de la zone du langage dans le cerveau :
Les curieux en seront pour leurs frais. On ne l’aura pas vue, la « magnifique tête du chef Ataï » telle que la décrivait en 1879 l’anatomiste Paul Broca, fondateur de la Société d’anthropologie de Paris et découvreur de la zone du langage dans le cerveau :
« Le front surtout est très beau, très haut et très large. Les
cheveux sont complètement laineux, la peau tout à fait noire. Le nez est
très platyrhinien, aussi large que haut. »
Son crâne ainsi que celui de son compagnon d’infortune, le « Meche » (le guérisseur), que les autorités françaises – en l’occurrence la ministre des outre-mer, George Pau-Langevin, et le directeur général du Muséum national d’histoire naturelle, Thomas Grenon – ont remis, jeudi 28 août, à ses descendants kanak, étaient disposés pour la coutume dans de petits cercueils fermés.
Son crâne ainsi que celui de son compagnon d’infortune, le « Meche » (le guérisseur), que les autorités françaises – en l’occurrence la ministre des outre-mer, George Pau-Langevin, et le directeur général du Muséum national d’histoire naturelle, Thomas Grenon – ont remis, jeudi 28 août, à ses descendants kanak, étaient disposés pour la coutume dans de petits cercueils fermés.
Lire le récit Après 136 ans, le crâne de l’insurgé kanak Ataï rendu aux siens
Mais là n’était pas l’important. Jamais exposée, la tête d’Ataï,
figure de proue de la grande insurrection kanak de 1878, était devenue
avant tout un symbole politique et une pierre d’achoppement entre les
deux nations. Au point qu’un siècle plus tard, les accords de Matignon
qui, après quatre ans de rébellion, signaient, le 26 juin 1988, la
pacification de l’île et la redistribution des pouvoirs entre caldoches
et Kanak, stipulait que la tête devait être rendue à son peuple. Il aura
néanmoins fallu attendre encore un quart de siècle pour que cela soit
enfin chose faite.
UNE HISTOIRE DIGNE D’UN ROMAN
Au fil des ans, la quête de la tête d’Ataï est devenue une histoire
digne d’un roman… dont s’est d’ailleurs emparé Didier Daeninckx
(Cannibale, Verdier, 1998, et Le Retour d’Ataï, Verdier, 2002). Les
ministres et gouvernements successifs n’arrivaient en effet pas à mettre
la main sur la tête. Elle a disparu, finira par assurer Christian
Estrosi, alors secrétaire d’Etat chargé de l’outre-mer. Il n’en était
rien. La tête était dûment répertoriée dans les collections du Muséum
avec l’ensemble du fonds confié par la Société d’anthropologie de Paris.
Alors quoi ? Difficultés à la tracer parmi les quelque 18 000 crânes
des réserves du muséum dans ses réserves ? Des politiques peu empressés
de la retrouver ? Anthropologues et conservateurs qui rechignent à voir
partir ce qu’ils considèrent comme un matériau scientifique ?
Le chef coutumier Bergé Kawa lors de son discours à la cérémonie de
restitution des restes du chef kanak Ataï, au Muséum national d’histoire
naturelle, à Paris, le 28 août 2014.
Tous les arguments serviront pour éviter de rendre la précieuse tête. Premièrement : on ne sait pas où elle est… Jusqu’au jour où Didier Daeninckx est contacté par un jeune chercheur, Guillaume Fontanieu, qui lui confie avoir vu la tête dans les réserves du muséum. Deuxièmement : vous cherchiez une tête, pas un crâne…
Tous les arguments serviront pour éviter de rendre la précieuse tête. Premièrement : on ne sait pas où elle est… Jusqu’au jour où Didier Daeninckx est contacté par un jeune chercheur, Guillaume Fontanieu, qui lui confie avoir vu la tête dans les réserves du muséum. Deuxièmement : vous cherchiez une tête, pas un crâne…
PLUSIEURS BATAILLES AUTOUR DES RESTES D’ATAÏ
Troisièmement : ce crâne est-il bien celui d’Ataï ? Il sera
finalement authentifié : « Il correspond à un homme d’une quarantaine
d’années ; la présence de quelques vertèbres prouve la décapitation ; le
crâne porte les marques d’un instrument contondant répondant aux
circonstances de sa mort ; et l’imagerie 3D correspond en tout point au
masque mortuaire établi au XIXe siècle… », confirme Thomas Grenon.
Quatrièmement : ses descendants sont-ils légitimes ? Aux
scientifiques qui lui demandent son ADN, le chef coutumier Bergé Kawa,
qui réclame la tête de son aïeul, répond : « S’ils le veulent, ils n’ont
qu’à me couper un doigt. » Et de montrer sa main qu’orne une tête de
mort tatouée. « C’est méconnaître la culture kanak où la famille n’est
pas forcément définie par le sang », sourit l’avocate Hélène Bras.
Plusieurs batailles se seront donc menées autour des restes d’Ataï et
de son compagnon, qui ont brouillé un peu plus les fils de l’intrigue.
La première est politique. La deuxième est culturelle et philosophique :
faut-il ou non – et à quelles conditions – rendre les pièces que les
musées ont amassées au nom de la science.
Inaliénabilité du patrimoine public, inscrite dans le droit français
d’un côté. Reconnaissance de la dignité humaine et du droit des peuples
autochtones à la restitution de leurs biens culturels de l’autre.
« Depuis quelques semaines, on ne parle plus d’une tête, mais d’une
relique, fait fort justement remarquer l’avocate. Le basculement dans le
domaine du sacré permet de régler ici la question. »
Le chef coutumier Bergé Kawa et José Bové lors de la cérémonie de
restitution des restes du chef kanak Ataï, au Muséum national d’histoire
naturelle, à Paris, le 28 août 2014.
UN LONG PLAIDOYER POUR LE PEUPLE KANAK
« Je commençais à désespérer de ne pouvoir assister de mon vivant au
retour de mon aïeul », soupire Bergé Kawa au terme d’un discours fleuve
qu’on lui demandera d’abréger parce que, deuil ou pas, l’horaire de la
ministre – elle a beau s’en excuser – est minuté. Le dos large et
costaud, voûté dans son costume sombre, le regard triste, ému d’avoir
enfin la parole, le chef coutumier s’est livré à un long plaidoyer pour
son peuple « désabusé et sinistré dans son propre pays. »
Dans l’assistance, quelques chemises à fleurs colorées se mélangent
aux costumes noirs. Des visages fanés et douloureux que vient éclairer
parfois un sourire de satisfaction pour le chemin accompli. « Mon
passeport est toujours français, alors que l’accord de Nouméa était
censé m’accorder la nationalité kanak par un transfert de
souveraineté », s’exclamera Bergé Kawa avant de tomber dans les bras de
José Bové.
Les Kanak entretiennent des relations serrées, depuis le début des
années 1980, avec les paysans du Larzac. Ils ont fait un échange
symbolique de terrains – les mêmes terres arides qui n’intéressent que
les déshérités et les rebelles. En 2010, Bergé Kawa avait demandé à José
Bové d’organiser le retour de la tête d’Ataï dans son pays, et ce sont
ses équipes qui ont mené bataille auprès des institutions françaises.
« Ce n’est pas fini. Il reste six Wallisiens dont on va maintenant
demander la restitution », confie le député écologiste européen. C’est
bien ce que redoutaient les chercheurs du muséum : qu’après la Vénus
hottentote ou l’affaire des têtes maories, le cas Ataï ne suscite
d’autres restitutions. Déjà, les voilà saisis d’une demande pour une
vingtaine de restes d’Inuits.
Lire aussi Ataï, plus d’un siècle d’exil"