Galerie photo complète de la cérémonie ici: http://bit.ly/1pY8Z32 (VOICILEO)
Je ne
suis pas historien ni spécialiste en telle ou telle matière, et ce sont
les hasards de la vie qui m’ont fait découvrir les solidarités avec des
communautés, des individus que je n’avais jamais rencontrés. Et c’est
par les moyens de la littérature que j’essaie d’en rendre compte.
Si
je puise loin dans les souvenirs d’ailleurs, la première image que je
retrouve est celle d’une baleine échouée sur la place de la Concorde en
1953, et devant laquelle défilaient les enfants des écoles. Me reste son
nom, Jonas. Puis quelques années plus tard, en 1958, l’école toujours,
avec une visite au musée de l’Homme où
était exposé le moulage de la Vénus hottentote, Saartjie Baartman, qui
ne retrouvera son identité africaine, Sawtche, que bien des décennies
plus tard, en revenant chez les siens, dans l’Afrique du Sud de Nelson
Mandela, grâce notamment aux efforts déployés dans ces murs.
Dans
le dictionnaire Quillet Flammarion que m’offre la mairie
d’Aubervilliers, en 1963, pour me remercier d’avoir décroché le
certificat d’études, cette définition à l’article «Nouvelle-Calédonie» :
«Ile montagneuse du Pacifique. La plus grande de nos possessions d’Océanie. 16 117 km2, 62 300 habitants. Les indigènes sont des Mélanésiens, de race noire, maintenant civilisés.»
J’entrerai en contact avec cette «race noire, maintenant civilisée» au
début de l’année 1986, après l’exécution, par un tireur d’élite de la
gendarmerie nationale, d’Eloi Machoro un leader indépendantiste
qui avait refusé la logique biaisée d’un référendum destiné à maintenir
la domination sur le peuple kanak. L’île avait été le théâtre
d’affrontements armés et de nombreux militants indépendantistes avaient
été transférés dans les prisons de la métropole. J’étais devenu le
parrain de l’un de ces prisonniers démunis qui découvraient la mère
patrie depuis la fenêtre haute d’une cellule de Fresnes.
Ce
n’est qu’en 1997 que j’effectuerai mon premier voyage aux antipodes, à
la rencontre des usagers d’un projet de «cases-bibliothèques».
Jean-François Corral, le nouveau directeur de la bibliothèque Bernheim
de Nouméa s’était rendu compte, en prenant ses fonctions, que son
équipement avait en charge la politique de la lecture pour tout le
territoire mais qu’on ne s’adressait, depuis des décennies, qu’aux
habitants du centre de Nouméa. Il avait donc organisé, plutôt bricolé,
des
dépôts de livres dans les endroits les plus improbables, dans les
villages les plus reculés où j’étais chargé, pendant un mois, de
rencontrer les lecteurs. C’est lors d’une de mes haltes, au nord de la
Grande Terre, dans le village de Tendo, tout près de Tiendanite où
repose Jean-Marie Tjibaou, qu’un vieil homme m’a parlé de cette centaine
de Kanaks de Canala exposés comme des animaux au jardin d’Acclimatation
lors de l’exposition coloniale de 1931, puis prêtés à la société
allemande Hagenbeck pour être exhibés, hommes, femmes, enfants, derrière
les grilles des zoos de la finissante République de Weimar.
Le livre Cannibale
que je rédigeai sur cet épisode colonial fut publié en mai 1998 alors
que l’on finissait de bâtir à Saint-Denis, ma ville natale, le Stade de
France qui verrait deux mois plus tard un Kanak de Canala, Christian
Karembeu, soulever la coupe du monde alors que son
arrière-grand-père, Willy Karembeu, subissait les quolibets des jeteurs
de cacahuètes et de bananes, 67 ans plus tôt, dans les enclos de Paris,
de Cologne et d’ailleurs.
La fréquentation de l’histoire
kanake réserve bien des surprises. A l’issue des affrontements des
années 80, les négociateurs mélanésiens des accords de Nouméa ont ouvert
la voie à un long processus d’émancipation du territoire. Dans ce
texte, le mot «kanak» est écrit «K A N A K» et cette orthographe, ce
palindrome, où passé et avenir sont en liaison permanente, s’impose au
dictionnaire. On ne cherche plus Kanak à la lettre «C» mais à la lettre
«K», pour rompre avec l’injure. Cette injure n’apparaissait pas que dans
les éructations du capitaine Haddock, après les célèbres
bachi-bouzouks, mais polluait les meilleurs esprits. Sait-on qu’après la
déconvenue d’un de ses amis à l’Académie française, Marcel Proust
avait créé une Académie canaque, C A N A Q U E, qui se réunissait dans
un salon des boulevards et dont on pouvait devenir membre en réussissant
la grimace la plus effrayante et la plus affreuse qui soi.
«Le jour où mes ignames iront manger votre bétail…»
Au
contact d’amis calédoniens, kanaks et caldoches, j’ai également appris
que l’un des ferments des révoltes des années 80 venait de loin. Au
milieu des années 70, en effet, un groupe de jeunes kanaks avait fondé
le groupe 1878 et s’était mobilisé à l’approche du centenaire de cette
date alors oubliée. Ils avaient pleinement conscience qu’en privant un
peuple de son histoire, on brouille, on embrouille, sa vision de
l’avenir. Ils avaient alors fait resurgir la mémoire d’une insurrection
menée par un chef charismatique, Ataï. Dès 1853, au nom de l’empereur
Napoléon III, on avait commencé à appliquer une directive qui stipulait
: «Considérant qu’il est de principe que lorsqu’une puissance
maritime se rend souveraine d’une terre occupée par une nation non
civilisée et possédée seulement par des tribus sauvages, cette prise de
possession annule tous les contrats antérieurs faits par des
particuliers avec les naturels de ce pays ; qu’en conséquence les chefs
et les indigènes de la Nouvelle-Calédonie et de ses dépendances n’ont
jamais eu ni ne peuvent avoir le droit de disposer en tout ou en partie
du sol occupé par eux en commun ou en propriété particulière.»
Cette
politique de spoliation, d’accaparement des meilleures terres, des
plaines, tendra à repousser les Kanaks vers les massifs montagneux. Il
ne se passera pas une année sans que des révoltes, impitoyablement
réprimées, n’éclatent. On emprisonne, on fusille, on guillotine.
Bientôt, les Kanaks ne disposeront plus que de 10% de leur territoire.
Les colons et la très
puissante administration pénitentiaire étendront sans cesse leurs
emprises. La population kanake, estimée à plus de 50 000 personnes
tombera aux alentours de 30 000. A la veille de la Grande Guerre, ils
seront moins de 20 000 soumis au Code de l’indigénat et dans lesquels on
prélèvera plusieurs centaines de «volontaires obligatoires» pour le
bataillon du Pacifique qui se fera tailler en pièces sur le chemin des
Dames. Les noms des Kanaks sacrifiés entre Laon et Reims ne figurent que
depuis moins de dix ans près des patronymes caldoches sur le monument
aux morts qui domine Nouméa.
En 1877 et 1878, un quart de
siècle après la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie, la
sécheresse frappe le territoire. Les colons laissent divaguer leurs
troupeaux sur les terres encore aux mains des Kanaks, les ravages
provoqués par ces incursions aggravent la disette. Un chef se dresse
alors, Ataï, qui refuse de protéger ses
champs de légumes avec cette apostrophe : «Le jour où mes taros, mes ignames iront manger votre bétail, je dresserai des clôtures autour de mes cultures.»
Si le refus de monsieur Chêne, un colon du village de Dogny, de rendre à
sa tribu une domestique constitue l’élément déclencheur de la grande
insurrection de 1878, son sens profond réside dans la prise de
conscience d’Ataï du caractère inéluctable de la dépossession terrienne,
culturelle et mémorielle de son peuple. Le 19 juin 1878, le colon Chêne
est tué ainsi que sa famille, sa ferme incendiée. Les tribus de
Moindou, Moméa, Farino, Pocquereux, de la vallée de Thio se soulèvent,
font allégeance à Ataï. Bientôt, Nouméa vit sous la menace. Des bateaux
de guerre déplacent des troupes vers le nord. Le colonel
Gally-Passebosc, admirateur de la méthode employée en Tasmanie par les
Anglais et qui mène les opérations de répression, est tué par les
guerriers
d’Ataï dont l’aura grandit encore. Des communards sensibles aux
promesses d’élargissement, acceptent de suppléer les troupes françaises.
Une colonne commandée par Amouroux, secrétaire de la Commune,
s’illustrera dans la chasse aux Kanaks. Des déportés kabyles, condamnés
pour leur participation à la révolte des Mokrani de 1870, feront partie
de ces forces supplétives. Ils ne seront pas payés en retour, il leur
faudra attendre 1895 pour que se profile l’amnistie. Peu de
contemporains entendront le comédien déporté Maxime Lisbonne qui
déclarera : «Les Kanaks révoltés sont les communards de Nouvelle-Calédonie.»
Il faut préciser qu’en 1871 il commandait les turcos de la Commune, et
que son ordonnance, un Algérien noir du nom de Mohammed Ben Ali, sera
fusillé par les Versaillais porte d’Issy.
Tous les moyens de
la guerre sont employés pour réduire Ataï. Le lieutenant Servan offre
une prime de
15 ou 20 francs par tête de Kanak scalpée, suivant l’importance du
guerrier tué. Le gouverneur promet que les femmes des Kanaks révoltés
seront livrées aux tribus ralliées à la France. Plusieurs d’entre elles
se pendront pour échapper à l’esclavage.
Ses forces
reconstituées, après l’alerte sur Nouméa, la France reçoit le renfort de
tribus au premier rang desquelles celle des Canala dont un petit chef,
Segou, attirera Ataï et sa garde rapprochée dans un guet-apens près
d’Amboa le 1er septembre 1878. Sept têtes sont alors coupées
et promenées sur les lances, celle d’Ataï, de son fils, de son médecin
et de quatre autres guerriers.
«On a brûlé tous les villages…»
La
disparition d’Ataï ne met pas fin aux troubles. Le gouverneur Olry
écrira au ministre de la Marine et des Colonies en date du 28 septembre :
«L’insurrection est générale. Nous devons nous
estimer heureux de ne pas avoir eu tout ce monde-là à la fois sur les
bras. A chaque rencontre, on en a tué quelques-uns, on n’en a jamais
pris vivants. On a brûlé tous leurs villages, détruit toutes leurs
cultures. Les femmes ont été données aux tribus alliées…»
Ce n’est qu’en juin 1879, un an après le début de l’insurrection, que l’état de siège est levé.
Pendant
ce temps, le médecin de la marine du nom de Navarre achète la tête
d’Ataï et celle d’Andja pour 200 francs et les emporte avec lui dans des
bocaux emplis de solution de conservation. Navarre en fait don à la
Société d’anthropologie de Paris. Son fondateur, Paul Broca, les
présente aux membres de la société, le 25 octobre de la même année. Il
fait exécuter un moulage de plâtre de la tête d’Ataï, avant de la
décharner. Il découpe la boîte crânienne pour en extraire le cerveau.
Puis, il fait graver à
même l’os «Ataï, chef des Néo-calédoniens révoltés, tué en 1879» (la date, erronée, voisine le nom de Navarre, son «donateur»).
Le
crâne est ensuite rangé dans une armoire parmi des centaines d’autres.
En 1882, Théophile Chudzinski réalisera, dans l’ancien couvent des
Cordeliers, une nouvelle étude détaillée des deux crânes au «regard de
la science», prouvant selon ses termes la «nature» de la «race canaque». Le crâne d’Ataï sera ensuite conservé sur les étagères du musée Dupuytren, le musée parisien des «monstruosités».
«Il est allé chercher une photo de son grand-père…»
A
plusieurs reprises, les Kanaks demanderont la restitution de ces restes
humains, mais une fin de non-recevoir leur sera opposée, la trace des
dépouilles s’étant perdue. Lors des négociations des accords de Nouméa,
une recherche se soldera par un échec. En 2002, j’écrirai un
roman le Retour d’Ataï dans lequel je mettrai en scène un Canala
qui vient à Paris pour retrouver la tête du chef de l’insurrection de
1878 et effacer la trahison des siens.
Ce livre sera lu par
Sébastien Minchin, directeur du musée anthropologique de Rouen, qui me
contactera pour faire partie d’un comité constitué pour organiser la
restitution d’une tête maorie tatouée, présente dans les réserves de son
musée. Une première tentative échouera, le ministère de la Culture
faisait appel au tribunal administratif pour s’opposer à la dispersion
d’un patrimoine muséal. Un changement de locataire, rue de Valois,
permettra qu’un ancêtre rejoigne les siens, en Nouvelle-Zélande. Lors de
cette très émouvante cérémonie, je ferai la connaissance d’un alors
étudiant en droit, Guillaume Fontanieu, présent aujourd’hui parmi nous,
qui me confiera avoir vu le crâne d’Ataï dans les réserves du musée de
l’Homme…
La semaine suivante, en avril 2011, j’obtenais un
rendez-vous avec l’un des principaux responsables du service de
conservation dans les locaux provisoires installés au Jardin des
Plantes. Le crâne d’Ataï était bien là, parfaitement conservé, caché
depuis des décennies dans le maquis impénétrable de la bureaucratie.
Pour le retrouver il fallait certainement poser la bonne question : «Possédez-vous,
non la tête mais le crâne du guerrier Ataï, acheté par Navarre en 1878,
donné à Paul Broca en 1879, exposé à Dupuytren, puis mis en dépôt en
1950 au musée de l’Homme.»
Dès qu’il a été établi que nous
étions bien en face du crâne d’Ataï, je me suis mis en rapport avec
Jean-François Corral qui ne dirigeait plus la bibliothèque Bernheim de
Nouméa mais travaillait à Koné aux côtés de Paul Néaoutyne, le président
de la province Nord. Dans l’heure qui suivit, il se
rapprochait du Sénat coutumier, une instance créée par les accords de
Nouméa.
Voici le courrier qu’il m’a envoyé dans la nuit :
«Cher Didier
C’est chose faite, l’information a été donnée au grand chef Berger Kawa, descendant d’Ataï, je suis soulagé.
Je
suis donc allé à Petit Coulis (Sarraméa) aux alentours de 20 heures ce
vendredi en compagnie de Samuel Goromido, vice-président du Sénat
coutumier et ami proche. Il m’a introduit auprès du grand chef. Ce
dernier a commencé à me montrer deux cartes délimitant les terres des
clans des environs et le lieu où vivait Ataï. Sur une des cartes
apparaît un banian qui porte encore son nom : le banian d’Ataï. Un autre
endroit s’appelle la "barrière d’Ataï". Puis il a raconté l’histoire
d’Ataï en s’arrêtant à la tête coupée dans le formol. Après m’être
présenté brièvement, j’ai poursuivi
l’histoire de la tête d’Ataï d’après ce que tu m’as raconté. J’ai parlé
de toi et dit que tu étais à la source de l’information.
J’ai précisé aussi que nous avions décidé de leur laisser la primeur de l’information, que nous n’avions pas informé la presse.
Puis j’en suis arrivé au moment crucial : les photos. Sa femme et sa
fille (ou petite-fille) se sont approchées. Un moment de silence
palpable. J’ai senti les cœurs battre à tout rompre. Les trois photos
sont apparues à l’écran. Le grand chef avait les yeux embués. Le moulage
l’a visiblement beaucoup impressionné. Bouleversé même. Il s’est levé,
il est allé chercher une photo de son grand-père. La ressemblance de
certains traits est évidente. J’ai laissé tourner les trois photos en
boucle. Ça a duré peut-être un quart d’heure. Ils ne se lassaient pas de
les voir. On a admiré l’incroyable dentition d’Ataï. Longs
moments de silence. On entendait que nos respirations. Le grand chef
était à côté de moi et je sentais son émotion. Samy aussi. On est resté
figés. On a attendu qu’il se remette.
Puis il a parlé
du retour d’Ataï, le vrai, pas la fiction. On a parlé des tontons
utérins qu’il va falloir identifier, car c’est à eux que reviennent les
défunts.
Il a dit qu’il allait convoquer les membres du
clan. Et qu’il fallait que, au-delà du clan, ce soit tous les clans et
aires coutumières du pays qui participent à la cérémonie de la
restitution. Il a même parlé des gens de Canala, dit qu’il fallait que
ce retour rassemble même ceux qui jadis ont été les supplétifs de
l’armée française. Unir et réconcilier. De belles paroles.
Il
nous a remerciés de ne pas avoir ébruité la découverte dans la presse.
Il a estimé que le calme était nécessaire pour préparer ce retour. Puis
il nous a fait une coutume en retour. Il a dû dire mille fois merci.
J’ai simplement dit que mon rôle s’arrêtait là, que désormais la suite
leur appartenait. Et c’est bien comme ça.
Il y a eu
beaucoup de sagesse dans ses propos et il se peut bien que cette
découverte rassemble plus qu’elle ne divise. Je l’espère en tout cas.»
Il
y a quelques mois, le Premier ministre a annoncé que les restes d’Ataï
retourneraient en pays kanak à l’automne 2014. Un pays qui forge son
destin en retrouvant son Histoire, un pays attachant et curieux, à 20
000 kilomètres d’ici où, sur les bâtiments officiels, flottent le
drapeau de la Communauté européenne, le drapeau français et le drapeau
de la Kanaky.
Didier DAENINCKX écrivain