En Nouvelle-Calédonie,
l’île d’Ouvéa commémore ces jours-ci la prise d’otages qui fut fatale à
quatre gendarmes, deux parachutistes et dix-neuf militants
indépendantistes kanaks, il y a trente ans. La visite d’Emmanuel Macron
verra, pour la première fois, un président français se recueillir sur
les monuments aux morts des deux camps.
Chaque année, entre avril et mai, l’atoll d’Ouvéa, au large de la Nouvelle-Calédonie, se retourne sur son passé violent. «J’avais 5 ans, raconte Emile, un habitant de la tribu de Hwaadrilla. Au centre de l’île, je me souviens des hélicoptères de l’armée qui atterrissaient dans la cour de l’école.»
En 1988, entre les deux tours de l’élection présidentielle, 25 hommes
sont morts à Ouvéa, lors de deux journées sanglantes, après un
référendum qui venait de confirmer le maintien de l’archipel dans le
giron français. Depuis, tous les 22 avril, les visiteurs officiels,
haut-commissaire de la République, député et président du gouvernement
local en tête affluent de la Grande Terre vers Iaaï, le nom vernaculaire
de l’île. Ils viennent rendre hommage aux quatre gendarmes tués par des
militants indépendantistes, qui espéraient déclencher l’insurrection
générale en attaquant la gendarmerie.
La cérémonie se déroule à Fayaoué, chef-lieu fané, d’ordinaire
endormi au bord d’un lagon turquoise, devant une stèle à la mémoire des
quatre militaires. «Si nous voulons partager la beauté du monde, si
nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre
à nous souvenir ensemble», y déclarait la semaine dernière le
haut-commissaire Thierry Lataste, citant le poète antillais Edouard
Glissant. De fait, un patient travail de réconciliation a permis
qu’aujourd’hui la population de l’île, majoritairement indépendantiste,
s’associe largement à la commémoration. Lors de son discours, le
président du Comité du 22 avril, qui œuvre à entretenir la mémoire des
gendarmes, tenait lundi par l’épaule l’un des assaillants kanaks d’hier.
Et tous deux avaient les yeux humides. «Ici, on apprécie les gendarmes, note Emile. Ils viennent aider dans les tribus. Il n’y a pas longtemps, ils ont apporté le bois pour une fête de mariage.»
«Provocation»
Moins consensuelle risque d’être la journée du 5 mai. Emmanuel
Macron, en voyage officiel en Nouvelle-Calédonie du 3 au 5 mai, a fait
savoir qu’il serait présent à Ouvéa lors de l’hommage aux morts
indépendantistes. Amateur de premières, il voudrait réaliser ce qu’aucun
président français n’a risqué avant lui, sur une terre où certains
considèrent toujours l’Etat comme l’ennemi. «Pour nous Kanaks,
le 5 mai 1988, c’est la date la plus sombre de notre histoire après la
prise de possession par la France en 1853. Macron peut venir à Iaaï,
mais pas sur la tombe des "19", et pas en ce moment. Ce serait une
atteinte à la mémoire de nos morts, une provocation qu’on empêchera par
tous les moyens», prévient le président du Comité du 5 mai, Macki Wea, basé à la «tribu» de Gossanah, dans le nord de l’île.
Il y a trente ans, à moins d’un kilomètre de la tribu, 19 Kanaks, des
combattants et leurs ravitailleurs ont été tués dans l’assaut d’une
grotte où ils gardaient 16 gendarmes en otage. Deux parachutistes sont
morts dans l’opération. L’amnistie générale, décrétée quelques semaines
plus tard dans la foulée des accords de Matignon, a jeté un voile
définitif sur ce drame. Mais de nombreux témoignages et indices laissent
penser qu’une partie des «19» a été victime d’exécutions sommaires. «J’ai vu de mes yeux le frère Amoussa Waïna se faire tuer, explique Alexandre Walep, 18 ans à l’époque. Un gendarme lui a demandé de désigner qui était notre chef. Il s’est levé, et un autre militaire l’a abattu.» Pour
obtenir des renseignements, l’armée, qui a bouclé l’île et coupé toute
communication avec l’extérieur, aurait torturé les habitants de la
tribu. «Ils nous mettaient des coups de pied, de poing et de matraque électrique», témoigne le président du comité. «Mon
père avait 85 ans, ils l’ont enfermé avec nous. Comme il était au plus
mal, on a pu l’emmener au dispensaire. Là, des militaires nous ont dit :
partez, on soigne pas les cochons ! Il est mort juste après. Pour ne
jamais oublier ça, on l’a enterré dans l’enclos à cochons», montre
Wea, les mâchoires serrées. Contre l’oubli, le comité a aussi amassé une
impressionnante quantité d’archives, photos d’époque, coupures de
presse, films, ouvrages divers, exposée dans une grande case en bordure
de route.
Si les touristes sont accueillis à bras ouverts à Gossanah, le
haut-commissaire, venu palabrer lundi au sujet de la visite
présidentielle a, lui, été reçu sans aménité. «En 1988, le Président
avait 10 ans. Il vient vers vous avec bonne volonté, pour vous
accompagner dans le processus du choix de votre destin», plaide Thierry Lataste. «Le destin, c’est l’indépendance kanake !» coupe un homme de la tribu, la voix tremblante d’émotion. «Notre ennemi, c’est vous, l’Etat français !» clame un autre. «Je suis venu en homme de paix, j’entends des paroles violentes», a regretté le représentant de l’Etat, confiant en aparté espérer «que les choses pourront se débloquer» avant l’arrivée du Président en Calédonie.
«Souffrances»
Ailleurs dans l’île, beaucoup voient cette visite d’un bon œil. Et désapprouvent l’intransigeance du comité de Gossanah. «Macron
a peut-être des choses intéressantes à nous dire. Pourquoi le rejeter ?
En trente ans, on pensait avoir évacué tout ça», déplore une mère de famille du sud de l’île. Une autre femme redoute une «bêtise» de ceux du nord : «Ça
laisse rien espérer de bon si on revient aux idées extrêmes. Moi, mon
homme est blanc, j’ai peur de ce qui peut nous arriver avec des gens
comme ça.» Il faut dire qu’à la suite de la tragédie de 1988, un
autre épisode sanglant a donné, pour longtemps, une sombre aura à ceux
de Gossanah. Le 4 mai 1989, lors de la levée de deuil des «19» à
Hwaadrilla, l’ancien pasteur Djubelly Wea, sorti de la tribu, a
assassiné le leader du Front de libération nationale kanak et
socialiste (FLNKS), Jean-Marie Tjibaou, et son bras droit Yeiwéné
Yeiwéné, qu’il considérait comme des traîtres à la cause. Avant d’être
lui-même tué par le garde du corps de Tjibaou.
Même auprès de la jeune génération, réputée rebelle, le charme
d’Emmanuel Macron semble faire effet. A Fayaoué, deux pick-up, bennes
chargées d’adolescents en virée, stationnent sur un parking, sono à
fond. A l’heure du goûter, on se roule d’énormes joints, la tête et le
cou parés de guirlandes de chanvre frais. «Il a le droit de venir ici, Macron, c’est le président de la République quand même. Il faut qu’on s’unisse pour l’accueillir», assure une jeune fille aux yeux rougis. Plus on s’éloigne de Gossanah, et moins la question paraît se poser. «Bien
sûr qu’on veut qu’il vienne, en espérant qu’il saura reconnaître les
torts de l’Etat. Si la France demandait un peu pardon, ça irait droit au
cœur de beaucoup de gens. Il y a eu tellement de souffrances, on
aimerait qu’il nous aide à tourner la page», explique un
fonctionnaire. A l’initiative de la mairie, un comité du 5 mai
alternatif a d’ailleurs été créé cette année. Présidé par un
ex-combattant de la grotte, il passe de tribu en tribu, présentant sa
propre exposition, et invitant la population à partager ses souvenirs de
l’époque autour de repas en commun.
«Dialoguer»
«Pour moi, cette histoire avec Macron cache une querelle politique. Le comité de Gossanah est proche du RIN [Rassemblement indépendantiste et nationaliste], qui s’oppose à la ligne du FLNKS. Comme le RIN a du mal à exister, ils se servent de ce levier-là», estime
un connaisseur, sur place. Depuis Nouméa, Louis Kotra Uregei, le
président du Parti travailliste et l’un des leaders du RIN, objecte : «Les gens de Gossanah ne reçoivent pas de consignes. Ils prennent leurs décisions eux-mêmes. Mais ils ont tout mon soutien.» Le FLNKS, lui, se borne à indiquer, via son porte-parole, Daniel Goa, que «cette
venue a lieu d’être. En cas de victoire du oui au référendum, on ne
pourra pas préparer la suite sans dialoguer avec la France».
Suivant la route de l’atoll vers le sud, entre sable blanc et
cocoteraies semées de cases de chaume où flottent les drapeaux
indépendantistes, on atteint le Paradis. Un resort de luxe qui
vient de rouvrir après des soucis de gestion et une fermeture pour
travaux. Image d’un tourisme au potentiel énorme, qui peine à décoller. «A
part quelques énervés, la plupart des gens s’en fichent de ces
histoires autour des commémorations. Les vrais problèmes, ici, c’est le
manque de formation et l’absence d’intérêt pour le développement», juge
le directeur de l’établissement, qui affiche un maigre 30 %
d’occupation. La nuit tombe et la pluie avec, noyant dans un même gris
le ciel, la plage et la mer. Comme le rappel d’un inconsolable chagrin.