C’était l’époque, pas si lointaine, où les perroquets étaient des patères, l’Afrique pleine de « joyeux lascars » qui :
« Pour être élégants
Aux pieds mettaient des gants »…
Poétique que scandait la Marche officielle de l’Exposition coloniale de 1931, chantée par Alibert, diffusée par le Poste. Le racisme souriant ouvrait le bal, le pire sans doute, celui par lequel la France se vantait d’être protectrice et galante.
On échangeait des crocodiles du Nil contre des Kanaks d’Océanie : leurs seules places n’étaient-elles pas au musée ou au zoo ?… L’idée de colonisation se nourrissait de l’idée de barbares, la notion de barbares comblait le trou déficitaire de celle de civilisation. En envahissant le monde, on croyait se rendre plus grand - c’était tout le contraire qui arrivait : on devenait aveugle, froid, on ouvrait grand les portes des années noires du fascisme.
Une pancarte, fichée au beau milieu de la pelouse, devant l’enclos, appelait l’attention : « HOMMES ANTHROPOPHAGES DE NOUVELLE-CALÉDONIE ».
Obligés de danser nus, la taille, les reins couverts d’un simple manou, ils n’avaient pas le droit de parler entre eux, seulement de grogner comme des bêtes, pour provoquer les rires des gens, derrière les grilles… On les avait séparés ainsi qu’une portée de chiots, sans qu’aucun ne sache où était le frère, la sœur. On les qualifiait d’anthropophages, de polygames, on insultait les noms légués par les ancêtres - c’était tous de fervents catholiques…
Les vrais Cannibales, c’était eux, les Officiels, les gouvernants de la Troisième République, et cette foule aveugle, inculte, qui foulait l’âme des ancêtres kanaks, qui volait leur être - une âme qui se trouvait en conserves au musée d’ethnographie du Trocadéro attendant un public nombreux et fidèle, qui affichait plein. Ces nouveaux temples du savoir formaient l’Église nouvelle.
À Paris, plus rien ne subsistait des engagements qu’avait pris l’adjoint du gouverneur à Nouméa.
Le village kanak avait été reconstitué au milieu du zoo de Vincennes, entre la fosse aux lions et le marigot des crocodiles. Les toitures fuyaient, il y faisait froid. Pas une minute de tranquillité, même le repas faisait partie du spectacle, rappelle Daenincks. Quand les heures sonnaient au clocher de Notre-Dame-de-Saint-Mandé, dix d’entre eux étaient obligés, à tour de rôle, de grimper à des mâts, de courir, de ramper, de lancer des sagaies, des flèches, et des javelots.
Il y avait tout de même quelques anarchistes qui se dressaient sur des poubelles, celles de l’Histoire, et qui hurlaient à pleins poumons à la foule, avant que d’en être expulsés par des gendarmes, et arrêtés :
“Il n’est pas de semaine où l’on ne tue aux Colonies : cette foire, ce Luna-Park exotique, a été organisée pour l’étouffer l’écho des fusillades lointaines… Ici on rit, on s’amuse, on chante ‘La Cabane bambou’, pendant qu’au Maroc, au Liban, en Afrique centrale, on assassine en bleu, en blanc et en rouge. Les Lyautey, les Dumesnil, les Doumer qui tiennent le haut du pavé aujourd’hui dans cette France du Moulin-Rouge, n’en sont plus à un carnaval de squelettes près… Travailleurs parisiens ! Solidarité avec le genre humain ! Ne visitez pas l’Exposition colonialiste ! Refusez d’être les complices des fusilleurs !”
Le romancier raconte le marronnage de ces bêtes de foire, Gocéné et Badimoin, qui, séparés de leur compagne, perdus dans la forêt de la ville et de ses codes vont se réfugier dans un cimetière : les vivants demandant asile aux morts pour se protéger d’autres vivants… Pour les Kanaks, la terre appartient aux morts dans laquelle ils sont enterrés : tu ne marches sur leurs ossements qu’avec leur accord, sinon tu ne vas pas loin. Superposition du temps que nous oublions dans une consommation dont on s’enivre, double temporalité que nous avons perdue…
Le 5 mai 2018, Macron a débarqué en Kanaky. Un militaire français a coincé de son godillot la palme d’un danseur kanak qui balayait symboliquement le sol au son d’un tambour intérieur.
« L’Europe a construit sa domination en écrivant l’histoire des autres », indiquait Jack Goody dans son essai ‘Le Vol de l’Histoire’. L’Europe a non seulement conquis l’espace, grâce à la poudre qu’elle a volée à la Chine pour l’employer à des fins d’expansion, et aux inventions technologiques en matière de construction navale, mais elle a voulu aussi s’approprier le temps : en voulant faire de son présent le présent universel, elle a tenu à glorifier son propre passé.
Dans leurs expansions, les Colonisateurs ne se sont pas contentés de vaincre militairement, ils ont décidé de fabriquer le passé des populations indigènes, ils ont construit leur domination en écrivant l’histoire des autres, dans un processus d’homogénéisation de l’espace et du temps.
L’État français, qui a imposé son propre roman historique dont aujourd’hui un président se grise, empêche les gens d’avoir accès à leur propre histoire : il se prépare un référendum à la mahoraise, le roman se répète-il qu’il se répèterait-il pour qui ?
Mettant en balance le sacrifice du colonel Beltrame et les 50 euros d’APL, en évoquant un ‘absolu de l’Histoire’ (sic !), Macron, qui jadis en appelait à ne pas faire d’amalgame, ne disait pas autre chose que ce dont il rêve, à savoir que les moins fortunés ont pour obligation de se sacrifier à une France dont les valeurs sont celles de l’argent et des seuls privilégiés.
Il est temps que la Kanaky se souvienne, se réinvente, et pour cela qu’elle marronne.
« Pour être élégants
Aux pieds mettaient des gants »…
Poétique que scandait la Marche officielle de l’Exposition coloniale de 1931, chantée par Alibert, diffusée par le Poste. Le racisme souriant ouvrait le bal, le pire sans doute, celui par lequel la France se vantait d’être protectrice et galante.
On échangeait des crocodiles du Nil contre des Kanaks d’Océanie : leurs seules places n’étaient-elles pas au musée ou au zoo ?… L’idée de colonisation se nourrissait de l’idée de barbares, la notion de barbares comblait le trou déficitaire de celle de civilisation. En envahissant le monde, on croyait se rendre plus grand - c’était tout le contraire qui arrivait : on devenait aveugle, froid, on ouvrait grand les portes des années noires du fascisme.
Une pancarte, fichée au beau milieu de la pelouse, devant l’enclos, appelait l’attention : « HOMMES ANTHROPOPHAGES DE NOUVELLE-CALÉDONIE ».
Obligés de danser nus, la taille, les reins couverts d’un simple manou, ils n’avaient pas le droit de parler entre eux, seulement de grogner comme des bêtes, pour provoquer les rires des gens, derrière les grilles… On les avait séparés ainsi qu’une portée de chiots, sans qu’aucun ne sache où était le frère, la sœur. On les qualifiait d’anthropophages, de polygames, on insultait les noms légués par les ancêtres - c’était tous de fervents catholiques…
Les vrais Cannibales, c’était eux, les Officiels, les gouvernants de la Troisième République, et cette foule aveugle, inculte, qui foulait l’âme des ancêtres kanaks, qui volait leur être - une âme qui se trouvait en conserves au musée d’ethnographie du Trocadéro attendant un public nombreux et fidèle, qui affichait plein. Ces nouveaux temples du savoir formaient l’Église nouvelle.
À Paris, plus rien ne subsistait des engagements qu’avait pris l’adjoint du gouverneur à Nouméa.
Le village kanak avait été reconstitué au milieu du zoo de Vincennes, entre la fosse aux lions et le marigot des crocodiles. Les toitures fuyaient, il y faisait froid. Pas une minute de tranquillité, même le repas faisait partie du spectacle, rappelle Daenincks. Quand les heures sonnaient au clocher de Notre-Dame-de-Saint-Mandé, dix d’entre eux étaient obligés, à tour de rôle, de grimper à des mâts, de courir, de ramper, de lancer des sagaies, des flèches, et des javelots.
Il y avait tout de même quelques anarchistes qui se dressaient sur des poubelles, celles de l’Histoire, et qui hurlaient à pleins poumons à la foule, avant que d’en être expulsés par des gendarmes, et arrêtés :
“Il n’est pas de semaine où l’on ne tue aux Colonies : cette foire, ce Luna-Park exotique, a été organisée pour l’étouffer l’écho des fusillades lointaines… Ici on rit, on s’amuse, on chante ‘La Cabane bambou’, pendant qu’au Maroc, au Liban, en Afrique centrale, on assassine en bleu, en blanc et en rouge. Les Lyautey, les Dumesnil, les Doumer qui tiennent le haut du pavé aujourd’hui dans cette France du Moulin-Rouge, n’en sont plus à un carnaval de squelettes près… Travailleurs parisiens ! Solidarité avec le genre humain ! Ne visitez pas l’Exposition colonialiste ! Refusez d’être les complices des fusilleurs !”
Le romancier raconte le marronnage de ces bêtes de foire, Gocéné et Badimoin, qui, séparés de leur compagne, perdus dans la forêt de la ville et de ses codes vont se réfugier dans un cimetière : les vivants demandant asile aux morts pour se protéger d’autres vivants… Pour les Kanaks, la terre appartient aux morts dans laquelle ils sont enterrés : tu ne marches sur leurs ossements qu’avec leur accord, sinon tu ne vas pas loin. Superposition du temps que nous oublions dans une consommation dont on s’enivre, double temporalité que nous avons perdue…
Le 5 mai 2018, Macron a débarqué en Kanaky. Un militaire français a coincé de son godillot la palme d’un danseur kanak qui balayait symboliquement le sol au son d’un tambour intérieur.
« L’Europe a construit sa domination en écrivant l’histoire des autres », indiquait Jack Goody dans son essai ‘Le Vol de l’Histoire’. L’Europe a non seulement conquis l’espace, grâce à la poudre qu’elle a volée à la Chine pour l’employer à des fins d’expansion, et aux inventions technologiques en matière de construction navale, mais elle a voulu aussi s’approprier le temps : en voulant faire de son présent le présent universel, elle a tenu à glorifier son propre passé.
Dans leurs expansions, les Colonisateurs ne se sont pas contentés de vaincre militairement, ils ont décidé de fabriquer le passé des populations indigènes, ils ont construit leur domination en écrivant l’histoire des autres, dans un processus d’homogénéisation de l’espace et du temps.
L’État français, qui a imposé son propre roman historique dont aujourd’hui un président se grise, empêche les gens d’avoir accès à leur propre histoire : il se prépare un référendum à la mahoraise, le roman se répète-il qu’il se répèterait-il pour qui ?
Mettant en balance le sacrifice du colonel Beltrame et les 50 euros d’APL, en évoquant un ‘absolu de l’Histoire’ (sic !), Macron, qui jadis en appelait à ne pas faire d’amalgame, ne disait pas autre chose que ce dont il rêve, à savoir que les moins fortunés ont pour obligation de se sacrifier à une France dont les valeurs sont celles de l’argent et des seuls privilégiés.
Il est temps que la Kanaky se souvienne, se réinvente, et pour cela qu’elle marronne.
Jean-Baptiste Kiya
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